On sait qu’à la suite d’une brouille avec M. Allan, son père adoptif, Edgar Poe conçut le projet d’aller combattre les Turcs dans les rangs des Hellènes. Il partit pour la Grèce. Que devint-il alors ? On ne l’a pas su.

En 1828, Poe se retrouve à Saint-Pétersbourg dans un extrême dénuement, sans passeport et obligé de recourir au ministre américain pour se rapatrier.

Il ne fit que traverser Paris et y prit deux ou trois repas dans une crémerie du quartier des Martyrs. La veille de son départ, il avoua à la bonne femme qui tenait ce caboulot qu’il ne savait où passer la nuit. Le lendemain matin, il devait recevoir un secours de route et un billet d’indigent pour se rendre à Bordeaux, où un capitaine américain le recevrait à son bord. Poe avait avec lui tout son bagage, qui tenait dans un petit sac ; deux chemises, trois mouchoirs et une bouteille de gin.

L’établissement de la crémière était trop étroit pour que le voyageur pût y coucher, mais une voisine, qui vendait des fromages, mit à sa disposition un lit de sangle et un matelas laissés inoccupés par son fils. Poe accepta sans façon le refuge qui lui était offert.

La marchande ferma la boutique à dix heures et monta dans sa chambre, située au cinquième étage. Resté seul dans l’obscurité, Poe saisit sa bouteille et se mit à boire à petites gorgées…

Dupont de Nemours prétendait avoir découvert l’alphabet des oiseaux. Plusieurs naturalistes affirment que les insectes, même, ont un langage et qu’ils communiquent entre eux au moyen des antennes. Ce qu’il y a de certain, c’est que tous les animaux s’appellent, se répondent, qu’ils ont des intonations pour la joie et d’autres pour la douleur…

Edgar Poe avait bu la moitié de sa bouteille de gin quand il entendit quelque chose comme une susurration dans la boutique. Il tendit l’oreille. Ce n’était pas le vent passant régulièrement par le trou de la serrure ou par la fente des volets. Il y avait des arrêts, des saccades, des intentions dans la façon dont le silence était troublé.

Poe descendit, pieds nus, de son pliant, plongea une allumette soufrée dans une fiole de Fumade et regarda autour de lui. Rien. Les fromages s’alignaient sur les étagères. Un grand brie entamé ouvrait son flanc laiteux. Une rangée de fromages de Hollande s’alignaient sur une planche comme les têtes de morts dans les catacombes. Au-dessous, les marolles, les camemberts, les roqueforts, les Pont-l’Évêque ; de l’autre côté, les Mont-d’Or et les petits suisses. Il n’y avait, ni sur le sol ni sur les murs, aucun insecte nocturne.

Un instant, Poe avait cru à une invasion de cancrelats, mais tout était blanc, propre, immobile. Il poussa du pied un petit tas de paille balayée dans un coin ; il n’y avait rien.

L’allumette s’éteignit et quelque chose comme un millième de chuchotement arriva à son oreille. On causait dans un roquefort.

Et, tout à coup, il lui vint une intuition soudaine ; il comprit.

Tout est peuplé dans la nature. Une goutte d’eau contient des milliers d’êtres vivants. Vue au microscope, elle avoue des monstres armés de défenses formidables. Combien de milliards d’êtres vivants pouvait renfermer cette boutique ?

Le fromage de Hollande renferme des vers qui ont une cuirasse et un casque ; le brie, un ver blanc à huppe noire qui s’étire paresseusement avec des langueurs d’odalisque. Le roquefort, lui, donne le jour à une race supérieure, forte, remuante, pleine de vitalité.

Edgar Poe écouta.

« Que sommes-nous ? demandait un orateur dans une assemblée. Qui nous a créés et mis dans ce fromage ? N’y a-t-il pas un esprit supérieur auquel nous devons tout, un grand régulateur de nos destinées ? Tous ces autres mondes que nous apercevons d’ici, l’étoile de Brie, les planètes de Pont-l’Évêque, les mondes rouges qui forment la constellation de Hollande sortent des mains du même Dieu. La science se demande si ces planètes sont habitées. Elles le sont évidemment, comme le roquefort qui nous a vu naître. Il est douteux cependant que la civilisation y soit arrivée au même degré. L’analyse des bribes, détachées des étagères supérieures, et que nous nommons aérolithes, prouve que la base de toutes les planètes est la même : caséine, albumine, beurre, lactose, sels divers et eau. Seulement, la condensation et fermentation du roquefort doivent produire une race plus forte, et par conséquent plus éclairée que les races qui habitent les autres mondes. »

Edgar Poe, édifié sur l’état des esprits dans le roquefort, voulut savoir ce qu’on pensait dans le gruyère.

L’idée religieuse y était aussi développée que dans le roquefort.

Un prédicateur s’écriait : « Il ne faut qu’ouvrir les yeux et avoir le cœur libre pour apercevoir sans raisonnement la puissance et la sagesse de Dieu, qui éclate dans son ouvrage. Est-il possible de croire que c’est le hasard qui a disposé pour notre commodité ces milliers de cellules où nos familles peuvent se mouvoir à l’aise ? ces conduits souterrains qui nous facilitent le passage du Nord au Midi, de l’Est à l’Ouest ? cette rosée délicieuse que nous trouvons emmagasinée dans les citernes qui nous entourent ? Il y a là un ordre, un arrangement, une industrie, un dessein suivi. Je soutiens que le hasard, c’est-à-dire le concours aveugle et fortuit des causes nécessaires et privées de raison, ne peut avoir formé ce tout. »

Dans un vieux marolles, dont s’approcha Poe en quittant le gruyère, une assemblée de vers notables discutait de l’immortalité de l’âme. Ces acarus ne pouvaient croire que tout fût fini avec la mort. « L’esprit qui est en nous, disait l’un d’eux, s’élance dans l’infini et se rapproche de la divinité dont il émane. »

Poe faisait lentement le tour de la boutique. Il s’arrêta devant un camembert où le peuple venait de proclamer la République ; il s’intéressa vivement aux discussions qui avaient lieu dans un coulommiers où la noblesse tenait le gouvernement d’une main ferme. Il s’y trouvait une famille très respectée qui se vantait de remonter à Larve Ière, reine et civilisatrice de leur planète. Après cette princesse, vénérée à l’égal d’une divinité, on gardait un souvenir reconnaissant à Bombyx IV, qui avait dit : « Je voudrais que tous mes sujets pussent mettre la croûte au pot le dimanche ! »

Puis, l’Américain regagna sa couchette et s’endormit d’un profond sommeil.
 

*

 

Le lendemain matin, avant de se rendre à l’ambassade des États-Unis pour y recevoir les secours de route, Poe revint à la crémerie, où on lui servit un bouillon.

À la table voisine se trouvait un jeune prêtre qui faisait un repas frugal.

« Monsieur, lui demanda Poe, que pensez-vous du matérialisme ? »

L’abbé répondit :

« Qu’il est l’équivalent de l’athéisme.

– Croyez-vous à la liberté d’action ou à la nécessité ?

– Le fatalisme est une hérésie.

– Ainsi, vous admettez une âme immatérielle, un Dieu tout-puissant et la liberté des actions humaines, et vous regardez comme athées les matérialistes et les nécessitariens ?

– Assurément. »

Poe se recueillit un instant.

« Croyez-vous, reprit-il, que deux esprits ou deux âmes puissent occuper la même place ?

– Je ne puis me figurer l’âme occupant un espace déterminé, comme si elle était substance matérielle.

– Sans doute. Mais ne convenez-vous pas que la matière et l’esprit peuvent exister simultanément dans la même place ?

– Oui.

– Si la matière et l’esprit sont dans la même place, il résulte de là que l’esprit occupe une place. Assurément, il n’exclut pas la matière, mais il a, comme elle et avec elle, son habitation fixe, son étendue par conséquent.

– L’âme n’a ni forme ni étendue.

– Permettez. Ai-je une âme ?

– Je le suppose.

– Croyez-vous que mon âme soit ici ?

– Certainement.

– Et où sommes-nous ?

– À Paris.

– Mon âme n’est donc ni à Londres ni à Calcutta ?

– Évidemment.

– Il y a donc une place où mon âme se trouve et une autre où elle n’est pas ?

– Comment en douter ?

– S’il y a une place où mon âme se trouve et une autre place où elle ne se trouve pas, on peut concevoir et tracer par la pensée une ligne de démarcation. Dans ce cas, vous donnez, contre votre propre opinion, une étendue et par conséquent une forme à l’âme. Si mon âme est en Europe, elle n’est pas en Asie. Si elle est à l’Est, elle n’est pas à l’Ouest.

– Où voulez-vous en venir ?

– À ceci. Comment concevez-vous Dieu ?

– Comme un esprit remplissant l’immensité de sa présence.

– Vous croyez que Dieu est partout et qu’il est éternel ?

– Je n’en doute pas.

– Et concevez-vous la possibilité de l’existence simultanée de deux âmes universelles et omniprésentes ?

– Dieu, grande âme universelle, exclut toute idée semblable.

– Vous avez été forcé de convenir que l’âme humaine était quelque part, occupait une portion de l’espace. Pensez-vous que, si l’âme universelle occupe tout l’espace, il y ait encore place à côté d’elle pour une autre âme ?

– Cela serait absurde.

– Il est donc évident qu’un esprit ne peut être là où un autre esprit se trouve déjà. Quelle place trouverez-vous pour les âmes partielles ? En admettant des âmes partielles, ne détruisez-vous pas l’omni-présence de la divinité ? Si l’âme universelle est partout, quelle place laisserez-vous aux autres esprits immatériels ? Si elle n’est pas partout, elle n’est plus universelle. Je soutiens donc que le matérialisme est la seule doctrine compatible avec la croyance en un Dieu omniprésent, âme universelle et éternelle !

– Sans me convaincre, votre argumentation me surprend et m’intéresse.

– Dieu, selon vous, est tout-puissant ?

– Oui, mais l’homme est libre.

– Qu’entendez-vous par toute-puissance ?

– Un pouvoir supérieur à tout autre pouvoir.

– Si Dieu est tout-puissant, il n’y a pas d’autre puissance que la sienne ?

– Tout pouvoir émane de lui.

– En communiquant ce pouvoir, perd-il une partie de ce qu’il communique ?

– Non.

– Crée-t-il un pouvoir nouveau ?

– Non.

– La volonté de l’homme est donc sous la dépendance de Dieu ? Et, dans ce cas, vous n’êtes pas la cause de vos propres actions. »

Là-dessus, Poe se leva.

«Vous partez, Monsieur ?

– Pour ne jamais revenir, probablement.

– Et vous allez ?

– En Amérique, où je suis né.

– Puis-je savoir votre nom ?

– Edgar Allan-Poe, mathématicien.

– Bon voyage, Monsieur.

– Mais, puisque vous savez mon nom, je serais bien aise de connaître le vôtre.

– L’abbé de Lamennais. »
 
 

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(Aurélien Scholl, in Fruits défendus, Paris : Victor Havard, 1885 ; in La Lanterne, supplément littéraire, neuvième année, n° 573, 10 mars 1892 ; in Tableaux vivants, Paris : Bibliothèque-Charpentier, G. Charpentier et E. Fasquelle, 1896. La nouvelle d’Aurélien Scholl a été traduite en espagnol sous le titre « Un sueño de Edgardo Poe » dans La América [Madrid], vingt-quatrième année, n° 20, 28 octobre 1883 ; cette traduction a été reprise dans Los Andes, Diaro de la Tarde [Guayaquil, Équateur], vingt-neuvième année, n° 3148 et 3149, jeudi 17 et vendredi 18 mars 1892 ; puis, tout récemment, dans Ulthar, revista de fantasía, ciencia ficción y terror, n° 16, juin 2021)

 
 
 

 
 

Un sueño de Edgardo Poe

 

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