Pendant la pleine lune, les touristes se plaisent à ne visiter l’Alhambra et le Généralife que la nuit tombée. Chaque fois que l’autorisation d’une « tournée » nocturne était sollicitée et accordée, l’on m’en avertissait officiellement, et je m’abstenais alors de mes veillées dans le Généralife et l’Alhambra. Car je n’aurais goûté qu’un médiocre plaisir à mes rêveries, évocations, incantations, et aux voluptés que me dispensait l’amour ingénieux de Faïli, si le passage stupidement émerveillé d’une quelconque bande Cook eût menacé de les interrompre.
Or, un jour, comme je causais, en savourant la chair juteuse d’une pastèque, tranche par tranche, entre deux gorgées d’un vieux Xérès, avec un très noble et très oisif haut fonctionnaire de Grenade, il me dit soudain, tout à fait hors de propos :
« Ah ! réjouissez-vous, cher ami ! Jusqu’à nouvel ordre, l’autorisation ne sera plus accordée de visiter, la nuit, le Généralife et l’Alhambra.
– Bravo ! » m’écriai-je, très réjoui en effet.
Et naturellement j’ajoutai :
« Mais pourquoi cette décision ?
– Juste ! je me suis déterminé à vous en faire connaître le motif et à vous demander, même, de vous charger d’une mission…. d’une mission qui sera peut-être périlleuse… et qui est, en tout cas, difficile, délicate…. »
Ces paroles inattendues, le ton grave dont elles furent prononcées, la lenteur hésitante de l’élocution, tout cela détourna net mon attention de la pastèque et du Xérès ; et, regardant le visage de mon ami andalou, je compris, à son expression, qu’il ne s’agissait point de plaisanter…
« Voyons, dis-je, qu’est-ce qu’il y a ?… »
Mon hôte rapprocha son fauteuil du mien ; la voix contenue, le geste mesuré, il parla. Et j’appris la chose la plus imprévue, la plus stupéfiante, la plus incroyable, et pourtant la plus vraie, la plus évidente, enfin la chose que voici :
Depuis trois mois, à chaque période de pleine lune, d’énigmatiques disparitions avaient été douloureusement constatées parmi les visiteurs de l’Alhambra et du Généralife. Oui, sept jeunes filles, en trois mois, avaient disparu. Sept jeunes filles ! et disparues complètement. On les avait vu entrer dans le Généralife, avec la bande des parents, amis, compagnons de voyage ; on ne les avait pas vu sortir. Dans la nuit des jardins, elles s’étaient comme volatilisées. Très discrètement et adroitement conduites, les enquêtes avaient cependant établi que les jeunes filles disparues – l’une et l’autre, toutes sans exception – s’étaient attardées, avec ou sans motif connu, derrière la caravane touristique dont elles faisaient partie. Elles s’étaient attardées, oh ! pour une demi-minute ! elles s’étaient laissé distancer, volontairement ou non – et elles n’avaient pas reparu. On ne trouvait d’elles aucune trace. Entrées dans le Généralife, on ne voyait pas qu’elles en fussent sorties, jamais. Et dans le Généralife, rien, absolument rien de ces disparues n’avait été découvert. Notez bien que, pendant les visites marquées d’une disparition mystérieuse, – sept visites, une seule disparition chaque fois, – d’autres personnes, hommes et femmes, avaient été plus ou moins distancées, isolément, par le gros de la caravane, à la sortie d’une chambre, au tournant d’une allée : hommes de tout âge et femmes faites ou d’âge mûr. Les unes et les autres avaient rejoint la caravane sans incident d’aucune nature. Les seules personnes qui, en d’identiques circonstances, n’avaient pas rejoint, étaient des jeunes filles, de vraies jeunes filles. Et toutes les disparues – on put l’établir avec certitude – avaient perdu le contact de la caravane au même endroit du Généralife, à l’angle brusque d’une certaine allée, là et jamais ailleurs…
Comme généralement les caravanes Cook ne séjournent pas plus de quarante-huit heures à Grenade ; comme les parents des disparues avaient été, le plus souvent, les seuls à s’apercevoir du fait, les visiteurs se dispersant dès la sortie du Généralife ; comme les gardiens, cicérones et agents Cook avaient intérêt à ne pas ébruiter la chose ; comme enfin les parents, restés plus ou moins longtemps à Grenade pour l’enquête, n’avaient aucune raison de clamer leur malheur – qui risquait, après tout, de tourner à la ridicule mésaventure : la fille ayant bien pu s’envoler avec un galant ; pour toutes ces raisons, et par ordre sévère des autorités compétentes, le secret le plus strict avait été gardé.
« Mais tenez pour indubitable qu’il n’y a pas de galant, pas un ! termina le haut-fonctionnaire. Non ! pas d’escapade amoureuse. J’ai pris moi-même en mains les sept affaires. Et il n’y a que ceci de certain, de prouvé, de vrai : sept jeunes filles de diverses nationalités, âgées de treize à dix-sept ans, – en sept fois et en trois périodes lunaires : deux à la première période, trois à la deuxième, deux à la troisième, – sept jeunes filles, entrées au Généralife avec des groupes de touristes nocturnes, ont brusquement disparu, dans l’enceinte de ce Généralife, d’où elles ne sont jamais sorties, et où elles n’ont laissé aucune espèce de trace. Voilà le fait. C’est un problème. La solution en est peut-être tragique. Mon cher ami, à vous qui connaissez mieux que moi-même le Généralife, je demande, comme un service personnel, de chercher, de trouver cette solution. »
La pastèque devint la proie des mouches, et le Xérès, ce jour-là, ne fut pas bu plus avant.
« Tragique, la solution ? Nous verrons bien ! me disais-je en regagnant ma demeure de l’Albaycin. Je ne crois pas à la volatilisation d’une femme, fût-elle la plus éthérée des jeunes vierges. Il y a rapt. Par qui et comment ? Là est l’énigme. Pour prendre un fauve, il faut un appât. Je ne connais pas le fauve, ici. Mais je n’ai pas à hésiter sur la nature de l’appât. »
Et, rentré dans l’appartement que j’occupais au premier étage de la somptueuse demeure du Roi des Gitanos, – alors absent, – j’appelai Faïli. Elle accourut, s’assit à mes pieds, me baisa la main, reposa sa tête sur mes genoux, et dit, comme d’habitude :
« Je suis ton esclave et je t’aime.
– Très bien. Écoute. »
Je racontai. Ne savait-on rien de ce mystère, à l’Albaycin ?
« Non ! répondit Faïli.
– N’en parle pas ! lui ordonnai-je. Cette nuit, nous retournerons au Généralife. Jamais encore tu ne t’es écartée de moi. Cette nuit, tandis que je me promènerai, tu resteras en arrière. Tu auras ton poignard. Tu seras sur tes gardes. On ne pourra donc pas te surprendre, te terrifier et te bâillonner avant que tu aies pu ouvrir la bouche et lever le bras. Qui que ce soit, frappe et crie en même temps ; j’accourrai.
– Et si c’est un genni, maître ? »
Car Faïli croyait aux fantômes, aux esprits actifs doués de puissance physique, aux bons génies qui obéissent à Saint-Michel Archange et aux mauvais qui sont les valets de Satan. J’appréciais trop la beauté de son corps, la saveur de sa chair et l’art de ses caresses pour railler sa religion composite. Je répliquai donc, très sérieusement :
« N’as-tu pas le morceau de la Vraie Croix, et ne sais-tu pas les paroles magiques ?
– Oui, mais si le genni prévoit et s’il dit avant moi les mots nécessaires ?
– Eh bien ! ne serai-je pas là ?… Je ne te perdrai pas de vue. »
Elle sourit et prononça, tranquille :
« Si tu m’aimes un peu plus qu’on n’aime une esclave, je sais bien que tu seras le plus fort… »
Je n’avais ni cette tranquillité, ni cette certitude, moi, lorsque fut arrivé le moment d’agir. Cette bohémienne de quinze ans, qui m’était précieuse de bien des manières et à qui mon cœur s’intéressait plus que de raison, je l’exposais à un danger d’autant plus terrible qu’on ignorait tout de lui. J’avais trop pénétré dans les arcanes de l’Occulte pour ne pas savoir que, si les Forces de l’Au-Delà ne sont pas telles que les imaginait ma superstitieuse gitana, elles n’en existent pas moins. Cependant, je n’avais jamais lu, ni vu, ni entendu dire que ces Forces fussent portées à enlever des filles dans l’enceinte du Généralife, et à les faire disparaître on ne savait où ni comment. De toute ma raison, je voulais croire à un être humain diaboliquement vigoureux et rusé. Mais après tout, sait-on jamais ?…
Contre un homme, quel qu’il fût, j’avais ma résolution, mes muscles et mes armes ; non pas le revolver bruyant et hasardeux, mais le lourd bâton dur – basto – qui d’un seul coup fracasse un crâne, et la navaja bien balancée qui, jetée d’une main sûre et habile, à quinze pas va se planter dans une poitrine ou entre deux épaules… Toutefois, contre un ravisseur qui ne serait pas de ce monde-ci, je n’avais rien, rien, puisque je ne connaissais pas, d’avance, la nature de l’ennemi.
Mais je voulais savoir, et je comptais sur ma bonne étoile.
C’était un nuit toute de splendeurs. La pleine lune semblait une énorme orange, jetée loin dans le ciel. Dans les jardins et les cours du Généralife, les choses se dessinaient en bleu sombre sur les dalles et le sol jaune pâle de clarté lunaire. Les herbes et les fleurs et les eaux elles-mêmes exhalaient des parfums à donner le vertige ; et le corps de Faïli, un peu échauffé par la marche, peut-être aussi par l’émotion, avait une odeur troublante de chair jeune et sensuelle. La fille marchait près de moi, les bras, le cou, une épaule et un sein nus.
Nous avions convenu de l’endroit où nous nous séparerions ; l’angle brusque d’une des allées dont la végétation était la plus luxuriante et où les eaux courantes faisaient grand bruit. C’était le lieu où – l’enquête l’avait révélé – s’étaient laissé distancer par leurs compagnons les jeunes filles disparues. Il se trouvait là une statue de terre cuite verdie, moussue, érodée, représentant un satyre «grandeur nature, » debout, jambes croisées, appuyé du coude sur un terme. Statue antique certainement, mais qui n’avait rien de remarquable. Là, tandis que je continuais de marcher en fumant un cigare avec les allures les plus insoucieuses, – Faïli s’arrêta, leva une jambe, appuya le pied sur le socle, se pencha et fit semblant de mieux disposer et de renouer la tresse de son espadrille.
Je l’avoue, mon cœur battait. Qu’allait-il advenir ? La jeune fille était-elle perdue à tout jamais ? Disparaîtrait-elle sans pouvoir m’appeler et se défendre ? Je marchais, lentement…
Mais l’angle passé, j’avais fait demi-tour sur moi-même et je marchais à reculons. Et mes oreilles écoutaient et mes yeux regardaient ! Certes, malgré l’ombre des arbres, malgré l’épaisseur de leur feuillage, je verrais ! Car je distinguais assez, par les mille interstices des branches et des feuilles, la robe blanche de Faïli. Et malgré le bruit des eaux ruisselantes, j’entendrais, car…
Ah ! je n’eus pas à continuer ce contrôle de l’acuité de mes sens ! Brusquement, les blancheurs de la robe se déplaçaient avec une sorte de violence, et un cri déchirait les airs, un cri terrifié, hallucinant et fou.
Le basto levé, je bondis, courus et m’arrêtai net, cabré, tendu, pétrifié, le cerveau tournoyant…
Sur Faïli évanouie, allongée en pleine clarté lunaire, le satyre se penchait, le satyre, le satyre vivant !… À trois pas derrière lui, dans la pénombre, le socle ne supportait plus que le terme !… Et le satyre se penchait, les bras en avant, les mains crispées, sa barbe de bouc pointant vers le corps étendu… Et les mains saisirent le corps à la taille, le soulevèrent : il ploya, les hanches élargies, les seins nus, la tête pesant en arrière… Et le satyre, se redressant en relevant le corps inanimé, le satyre eut une sorte de ricanement lubrique qui fouetta mon cerveau, le fixa, le ranima, fit circuler le sang dans mes veines…
Et je me lançai sur le monstre avec la volonté de l’empoigner au cou, de l’étrangler. Naturellement, en un éclair, ma pensée revivifiée me présentait l’image d’un homme grimé prenant, la nuit, la place de la vraie statue qu’il cachait dans le fourré. Un homme ! un bandit immonde et lâche !
Mais un cri de peur folle érailla ma gorge, et je me rejetai en arrière, désorbité, tremblant… Le cou, le cou de l’homme était en pierre, en pierre froide, rugueuse… Il n’avait point cédé sous la pression de mes… Ah ! non ! serais-je fou ?
Et je repris aussitôt possession de ma volonté, de mon sang-froid. Ricaneur, terrible, contre moi le satyre avançait. D’un tour de main, je saisis le lourd bâton qui par une courroie pendait à mon poignet, et je le brandis et l’abattis de toutes mes forces sur la tête cornue, qui éclata. Et ivre de rage aussitôt triomphante, je frappai, je frappai longtemps, jusqu’à n’avoir plus devant moi qu’un amoncellement de débris sans formes…
*
De l’éther, des caresses et des baisers rendirent ses sens à Faïli. Je lui fis jurer le secret, et aussitôt la conduisis chez mon ami, qui la confia vite à des servantes. Avec lui, je retournai au Généralife : le socle était creux, et dans cette cavité, sous la mobile plaque de marbre qui formait l’entablement, se trouvait un escalier tournant qui descendait dans un caveau très profond, prolongé en souterrain bien loin dans la montagne. Dans un coin reculé de cette crypte, que nous avons explorée à la lumière de nos lampes électriques, gisaient pêle-mêle les cadavres des sept jeunes filles disparues : cinq en complète putréfaction, les deux dernières en tel état qu’il était facile de voir que ces malheureuses avaient été brutalement dévêtues…. J’attendis le grand jour du matin, et, sur le sol de l’allée, j’examinai l’amoncellement qu’avait fait mon formidable bâton : ce n’était que débris et poussières d’une vieille terre cuite ; quelques fragments rappelaient encore certaines parties de la statue… Et ces débris se trouvaient, exactement, à sept mètres du socle, du socle sur lequel, à droite, ne se dressait que le terme, le terme où s’appuyait du coude, hier, le satyre verdi, moussu… J’ai replacé la plaque de marbre, sur laquelle, le jour même, mon ami faisait dresser et river au socle, par des crampons de fer, une statue quelconque qu’il prit dans le jardin de sa propre maison de campagne toute proche du Généralife.
Et maintenant, les cicérones racontent qu’il y avait là un Satyre ancien qui fut, on ne sait comment, renversé sur le sol où il se brisa en mille morceaux ; et que, pour éviter un second accident de cette sorte, l’on a fixé au socle la nouvelle statue par des crampons de fer qui, d’ailleurs, sont d’un effet très inesthétique.
–––––
(Edmond Cazal [pseudonyme de Jean de la Hire], in La Renaissance d’Occident, revue mensuelle de littérature, d’art, de sciences et de critique, deuxième année, tome IV, n° 8, août 1921 ; repris en volume, avec quelques modifications, dans Les Nuits de l’Alhambra, Paris : Librairie Ollendorff, 1923)