VIII

 

UN GALA À L’OPÉRA

 
 

Nous aurions aimé en savoir davantage. Mais une légère brise se leva, qui nous éloigna de la fenêtre.

« Oh ! oh ! me dit Pitoulet, le vent n’est pas ce qu’il nous faut. Et voici la lune qui se montre. Regagnons le laboratoire.

– Regagnons, » dis-je.

Soulevés par la brise, nous franchîmes le mur, un peu plus haut qu’il n’était nécessaire, et nous retombâmes dans la rue. Là, une surprise nous attendait : le vent, qui soufflait mollement entre les murs clos du jardin, s’affirmait plus vivace dans le couloir de la rue, et justement opposé à la direction qu’il nous fallait prendre. Quelques secondes nous suffirent pour constater avec émoi qu’au lieu d’avancer, nous reculions assez vite. Tels des nageurs qui s’épuisent à lutter contre le courant qui les écarte de la rive, nous nous épuisâmes à résister au vent qui nous éloignait du port. J’étais horriblement inquiet. Force nous fut, peu après, de faire demi-tour, le dos au vent, pour cesser de reculer en aveugles. Il nous poussa, en moins de trois minutes, tout au bout de la rue, sur le quai de Passy, sous une porte cochère. Là, nous étions à l’abri.

« Hé bien, fis-je à Pitoulet, accroupi comme moi sous la voûte, agréable situation !

– Attendons une accalmie, » répondit-il.

Je regardai la ligne de la Seine et remarquai que le pont Alexandre III, le Grand et le Petit Palais étaient tout illuminés.

« Voyez, dis-je à Pitoulet.

– Pourquoi tant de girandoles ? s’étonna-t-il.

– Oubliez-vous que Paris reçoit des hôtes royaux ?

– Contingence… »

Nous prêtâmes l’oreille : derrière la porte vitrée qui fermait la voûte du côté de la cour, des pas, des voix se faisaient entendre. Craignant qu’un brusque courant d’air ne nous arrachât l’un à l’autre, nous prîmes le parti de sortir, d’autant que le vent nous semblait faiblir, mais vroup !… le vent d’ouest, plus violent, au contraire, nous entraîna dans sa course. Ce fut à la vitesse d’un cheval au grand trot que nous descendîmes le quai vers la place de la Concorde, dans un silence oppressé. À la hauteur du pont de l’Alma, les groupes de promeneurs devenaient fréquents et denses, le quai se trouvait fortement éclairé. Aussi, malgré la rapidité de notre course, fûmes-nous immédiatement remarqués. Je renonce à noter la plus petite partie des exclamations qui fusèrent : certaines personnes s’effondraient de peur ; d’autres demeuraient stupides ; d’autres nous suivaient à la course, et les plus courageux nous lançaient des cailloux qui, sans nous faire le moindre mal, atteignaient les gens d’alentour ; d’autres, avertis par la rumeur, les cris, accouraient à notre rencontre, nous traversaient et se cognaient violemment à nos poursuivants. Bref, comme nous débouchions place de la Concorde, le tumulte devint si fort, qu’une brigade d’agents, postée dans la cour du Palais-Bourbon, crut à un manifestation et fonça les poings en avant, intervention qui donna lieu à la plus accomplie des bagarres. Parmi les jurons d’hommes, les gémissements de femmes et les pleurs d’enfants, nous filions à toute vitesse, traqués par les agents et nos concitoyens, quand une chance s’offrit à nous : la grille du jardin des Tuileries était close. Nous filâmes entre les barreaux ; la meute hurlante vint s’écraser contre eux et perdit ainsi notre trace.

Sous les arbres, le vent se calma et notre allure modérée nous permit d’échanger quelques impressions :

« Nous sommes un peu loin d’Auteuil, constatai-je.

– Ah ! mon pauvre Cabri ! Pourvu que nous ne tombions pas dans la Seine ! Et pourvu qu’il ne pleuve pas !

– Qu’arriverait-il ?

– Je n’en sais rien. Peut-être bien serions-nous dissociés, désagrégés par la pluie…

– Vous auriez pu le dire plus tôt ! »

Mais le vent ressouffle ; notre vitesse redouble. Un éclair de lumière : la rue de Castiglione ; puis c’est la place du Carrousel, scintillante de globes électriques. Là, saute de vent brusque et puissante, qui nous engouffre sous les guichets, si bien qu’en moins d’une minute, nous voici dans l’avenue de l’Opéra, resplendissante de mille lumières. Des nuages noirs galopent au ciel ; nous galopons aussi vite qu’eux. La foule ne tarde pas, là encore, à remarquer notre passage, et les scènes de la place de la Concorde se renouvellent, accrues en violence : la police, croyant sans doute à quelque complot anarchiste, se précipite sabre au clair, les municipaux font valser leurs montures ; hurlements, injures, batailles, et poursuite des deux fantômes que le vent pousse vers l’Opéra tout baigné de lumière bleue, l’Opéra sur les balcons duquel s’étalent des tapis de velours rouge frangé d’or, l’Opéra où une soirée de gala est offerte aux Souverains amis par le Président de la République Française ! Mais un espoir se mêle à mon effroi : car l’Opéra, c’est un lieu clos, c’est le refuge, le salut peut-être… Le vent nous jette contre les portes… Ô bonheur ! L’une d’elles est ouverte ! Nous franchissons le cordon de gardes qui se tiennent debout sur les degrés, et qui, les yeux tournés vers le mouvement de la foule, se rendent mal compte de notre entrée… Sans nous attarder à observer la scène qui doit se dérouler derrière nous, nous pénétrons dans le vestibule où quelques huissiers s’effarent, et, désormais maîtres de notre direction, nous bondissons d’étage en étage, tandis que décroît à nos oreilles un bruit de pas précipités et de voix bourrues qui disputent. En moins d’une minute, nous nous trouvons blottis dans un réduit obscur, au sommet de l’édifice. Après un moment de silence soulagé, nous nous consultons :

« Où sommes-nous ? me demande Pitoulet.

– Je n’en sais rien.

– Nous a-t-on vus entrer ?

– C’est possible.

– Savez-vous l’heure ?

– Dix heures et demie à l’horloge du Boulevard.

– Je m’en doutais, répond-il. N’éprouvez-vous pas une sorte de vibration intérieure qui comporte, par intervalles, des élancements assez douloureux ?

– Si fait. Hé bien ?

– Hé bien, dans une demi-heure, à peu près, nous nous solidifions.

– Plaise au ciel ! Qu’il arrive, l’instant libérateur ! J’en ai soupé, de « l’état brumeux » !

– Cabri, modérez-vous, je vous en prie ! »

À ce moment, nous fûmes interrompus par le vacarme déchaîné de l’orchestre. Sans doute, après un entracte, la représentation reprenait son cours. Nous étions apparemment dans une partie du théâtre voisine de la scène, pour entendre aussi bien la musique. Mais où ? Nous écoutâmes, dans ce lieu obscur, des duos, des chœurs variés, et parfois des applaudissements très légers, protocolaires. Tout à coup, le réduit s’illumina et nous reconnûmes que nous étions dans un magasin de costumes. Sans doute, des intrus allaient venir ; déjà, des pas mous se hâtaient. La porte du fond était ouverte ; nous sortîmes, errâmes, fantômes en peine, dans une série de labyrinthes et entendîmes l’orchestre entamer le ballet de Faust. Au même moment, nous arrivâmes sur un longue galerie de fer bordée d’une barre d’appui ; à l’extrémité de cette galerie s’agitaient des machinistes. Nos têtes touchaient le sommet du théâtre. Je compris que cette galerie était le cintre, quand je vis en bas, tout en bas, la scène où s’agitait un peuple de danseuses. Mais des machinistes en sandales, arrivant du côté cour, se mirent à longer la galerie. Ils approchaient. Pitoulet et moi, nous nous penchâmes pour voir s’il ne s’offrait point quelque débouché du côté jardin. Mais nous nous penchâmes sans doute un peu trop, car – la barre d’appui n’existant pas pour nous – nous tombâmes du cintre et nous mîmes à descendre, lentement, du sommet jusqu’au bas de la scène. Comment décrire ce qui se passa ? Nous nous échouâmes, immenses ballots brumeux, sous la convergence des feux multicolores, nous nous échouâmes, dis-je, en pleine valse de Faust, sans être d’abord remarqués par le tourbillon des danseuses, toutes à la justesse de leurs entrechats. Mais notre apparition causa un certain trouble dans la salle et dans l’orchestre – je pense qu’on me croira sans peine. Il émana des musiciens et du public un murmure indéfinissable, – comme l’apparition elle-même, – murmure que les convenances officielles empêchaient de monter en exclamations. Bientôt, quelques danseuses s’aperçurent que des nuages bizarres s’interposaient entre elles… Un malaise précurseur d’une catastrophe plana – malaise bref, car la catastrophe éclata, plus horrible encore qu’on eût pu supposer : soudain, ce ne fut plus deux fantômes qui se trouvèrent mêlés aux ébats des danseuses, mais – les temps étant révolus – deux individus en chair et en os, deux lamentables personnages au comble de l’humiliation, de l’indécence et du ridicule, nus, irrémédiablement nus ! L’orchestre, après un charivari, se tut ; les danseuses hurlantes se sauvèrent ; la salle retentit de protestations. Nous eûmes le temps de voir le Président se lever, le rideau tomber, et ce fut tout : une avalanche de coups de poings, de coups de cannes et de coups de bottes s’abattit sur Pitoulet et moi ; nous nous trouvâmes, en un clin d’œil, empaquetés dans des couvertures et, solidement saucissonnés, jetés au fond d’un taxi. Dix minutes plus tard, on nous introduisait, sous bonne escorte, au Commissariat.
 

(À suivre)

 
 

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(Henri Falk, in Mercure de France, vingt-huitième année, n° 461, 1er septembre 1917 ; repris en volume sous la signature de Paul Plançon et Henri Falk, et sous le titre : La Fantastique Invention de César Pitoulet, roman extraordinaire, Lyon-Brotteaux : Edition Filmagazine, 1939. Illustration extraite de Jugend, 1917)