Sa femme morte, Enguerrand la voulut veiller lui-même, seul, toute la nuit. Il renvoya le vieux garde qui les servait en ce grand château triste où ils vivaient, ruinés, depuis six ans, se mit à genoux et pleura.

La pièce était immense et lugubre. Il n’avait jamais compris comment Bertrande pouvait se plaire entre ces murailles grises et le trou béant des fenêtres nues.

Un coup de douleur l’assaillit à songer aux rares fois où il y avait pénétré. Si débile et de sens si pauvres, il n’osait trop réclamer ce beau corps puissant, aux énergies inquiétantes. Elle ne le repoussait jamais d’ailleurs. Mais, comme il savait sa préférence, sa joie même, à venir là-haut, dans la petite chambre close qu’ils avaient surnommée la chambre de tendresse !

De la tendresse, c’était bien cela qu’il avait toujours senti en elle, une affection douce, un dévouement de toutes les minutes, le désir de lui plaire et de le rendre heureux. Elle le câlinait sur ses genoux comme un enfant. Il y avait plein de maternité dans ses yeux fidèles, dans ses mains attentives, dans ses manières délicates. Il se rappela cette phrase, qu’elle répétait souvent d’un ton grave :

« Tu as toute mon âme, Enguerrand ; dis-toi bien que tu as toute mon âme. »

Et c’était une si jolie âme, si gracieuse et si fraîche !

Il étouffa un cri d’angoisse. Une porte bougeait : celle de l’escalier de la tourelle. Hallucination, pensa-t-il. Non. Sans bruit, réellement, la porte s’ouvrait. Elle s’ouvrit tout à fait, et un homme entra.

À sa taille de géant, Enguerrand reconnut un de ses voisins, le comte Hugues. Dans l’ombre, épouvanté, il ne remua pas. Un cierge obscur éclairait la pièce.

L’homme alla droit au lit, défit les rideaux et, longtemps, les bras croisés, considéra Bertrande. Un silence effroyable émanait de son immobilité.

Enfin, il se pencha sur le cadavre et lui dit à voix basse quelques mots. Puis il colla ses lèvres aux lèvres mortes.

D’un bond, Enguerrand sauta vers l’homme et l’arracha du lit, en mâchant des injures. Mais le comte Hugues lui saisit les poignets. La lutte fut courte. Le comte, vainqueur, dit calmement :

« Je savais que vous étiez là, Enguerrand. Ce n’est pas votre place. Il faut vous en aller. »

L’autre grinça :

« M’en aller !

– Oui, vous n’avez plus le droit de rester ici. Moi, la morte m’attend.

– Vous êtes fou ?

– Je ne suis pas fou, Enguerrand, et j’aurais bien voulu ne pas vous faire du mal. Que ce serment en soit la preuve. »

Il tendit la main au-dessus du cadavre.

« Sur le souvenir sacré de Bertrande, sur son salut éternel, je jure que ce baiser est le premier que sa bouche reçoit de ma bouche. »

Enguerrand haussa les épaules. Hugues reprit :

« Vous ne me croyez pas ? Allons, c’est bien : je vais parler, puisque vous tendez votre cœur à la souffrance, insensé que vous êtes. »

De force, il l’assit au pied du lit et, debout, prononça :

« Elle vous aimait de toute son âme. Son expression ne variait pas : « Je l’aime de toute mon âme. » Oui, mais de son corps vous n’aviez rien, pas une parcelle, pas un frisson. De tout son corps, elle vous détestait.

– Vous mentez, bégaya le malheureux.

– Je ne mens pas, vous le savez bien. Comment aurait-elle pu, la saine, la superbe, la primitive créature, s’accoutumer à vos membres d’enfant et à votre souffle de moribond ? L’union était grotesque et absurde, à tel point que vous aviez honte de la proposer. Écoutez ceci : son âme était à vous ; son corps, à moi. »

Il maintint sous son étreinte la révolte d’Enguerrand et, d’une voix plus impérieuse :

« Son corps était à moi, mais en désir seulement, pas en fait. Qu’elle le voulût ou non, à mon approche sa chair défaillait. Soyez fier : elle résistait vaillamment et vous invoquait de toute sa tendresse. L’amour de son âme dominait l’amour de son corps. Souvent je l’ai surprise ici, après votre départ, pleurant la souillure de vos baisers. Cependant, contre mon désir, contre le sien, elle retrouvait des forces inépuisables. Et, ainsi, de cette chair qui m’appartient, j’ignore jusqu’à la forme. »

Nettement, il articula :

« Maintenant qu’elle n’est plus, je veux ma part. »

Et, en deux gestes brusques, il arracha les draps, déchira le suaire.

La morte apparut, nue.

Il tomba à genoux, balbutiant son extase. Mais, autour de sa gorge, il sentit la morsure de doigts nerveux. Enguerrand cherchait à l’étrangler.

Il se dégagea et lui dit :

« Jamais, Enguerrand, je n’ai usé de ma vigueur pour m’emparer de votre femme. L’âme est maîtresse du corps. Elle en doit disposer à son gré, et je m’inclinais devant la volonté implacable de Bertrande. D’ailleurs, je me moquais de cette âme. Qu’elle fût douce et charmante, que m’importait ? J’aimais son corps, j’aimais sa poitrine, dont je soupçonnais la magnificence, ses hanches, qui obsédaient mes rêves. L’âme récalcitrante est partie. Je réclame mon droit. »

Il décrocha du mur une image de sainteté qui pendait au-dessus d’un prie-Dieu.

« Lisez ces mots qu’elle écrivit derrière ce parchemin : « Moi vivante, je n’appartiendrai qu’à mon cher époux Enguerrand. » Elle n’est plus vivante. Le serment ne compte plus. »

Enguerrand l’écoutait, les yeux fous, tremblant de terreur. Hugues affirma :

« Vos droits, à vous, ont expiré avec elle. Tout cadavre est libre de toute entrave antérieure. C’est de la matière, et, comme la matière, il est le butin de qui s’en rend maître. Le respect des cendres, le culte des restes, l’édification des tombeaux, les fleurs, les couronnes, superstition ! Le cadavre revient à la nature, revient aux vers, au passant. »

Il étendit les mains sur Bertrande.

« Au nom de mes désirs, au nom de ma force, avec le droit du lion qui pose sa griffe sur la proie vaincue, je revendique ces formes de chair, et je les prends. »

Tranquillement, il saisit l’un des draps, en fit des bandelettes et s’approcha d’Enguerrand. Il n’y eut pas de lutte. Il le lia et lui mit un bâillon de linge pour étouffer ses cris de démence. Puis il le souleva dans ses bras, et il murmurait, en l’emmenant :

« Tu avais l’âme. L’âme s’en est allée, pauvre petit ; tâche de la rejoindre. Moi, j’avais le corps. Il est là… et je vais être seul avec lui. »

Il le jeta dehors. Minuit sonnait. Il dit à la morte :

« Bertrande, voici ton fiancé. C’est la nuit de mes noces ; l’heure sonne enfin. »
 
 

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(Maurice Leblanc, in Gil Blas, dix-septième année, n° 5764, vendredi 30 août 1895 ; in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, quatorzième année, n° 1257, 4 septembre 1897 ; in Gil Blas illustré hebdomadaire, neuvième année, n° 10, 10 mars 1899. L’illustration de Gil Baer est extraite de la publication dans Le Supplément ; ce texte a récemment été repris dans l’excellent recueil réuni par Jean-Luc Buard, La Clef rouge et autres contes cruels et de mort, Cadillon : Le Visage Vert, octobre 2021)