Le carnaval avait agité ses grelots et pris possession de la rue. On dansait, ce soir-là, à la ville. Sur la montagne régnait une solennelle tristesse. C’était par une nuit d’hiver douce et sereine. Fidèle ondine, je n’avais pas voulu quitter la fontaine des Esqueyres pour aller prendre part aux plaisirs du monde. D’ailleurs, j’avais donné rendez-vous à un beau jeune homme qui était venu, dans la journée, se désaltérer à ma source. Je l’attendais.

Pas un souffle n’agitait les sapins majestueux, droits et sévères comme des fantômes. Le ciel était d’un bleu foncé, et les étoiles d’or se miraient, en clignotant, dans le cristal de ma fontaine. Tout à coup, la lune, qui était sortie de la mer rousse et les cheveux en désordre, parut sur le Canigou et s’y arrêta pour faire un bout de toilette. Elle se saupoudra de neige, comme une coquette de poudre de riz, et remonta, toute blanche, dans le ciel bleu. L’idée me vint de me faire belle aussi pour recevoir mon bel inconnu : je voilai ma nudité d’un de ses rayons d’argent, et, plongeant ma longue chevelure dans l’onde claire qui jaillissait du roc, je métamorphosai en diamants les gouttelettes prises dans mes cheveux. En me regardant dans l’eau tranquille, je vis la lune me contemplant de son grand œil ravi et jaloux, et je me trouvai terriblement belle. Je pensai alors à mon jeune amoureux et je l’eus plaint si je n’avais été femme – mais la pitié n’est pas de mon sexe : je souris malicieusement aux étoiles.
 

*

 

Un bruit de pas troubla la nuit : c’était lui. Il était en tenue de bal. Du premier coup d’œil, je mesurai toute la profondeur de son amour : il était ému et timide. Il m’offrit un petit bouquet qu’une femme lui avait donné au bal.

Je le fis s’asseoir près de moi. Sa physionomie avait quelque chose d’étrange. Je le regardai dans les yeux et je vis que de ses prunelles noires jaillissaient des regards rouges, ainsi que des traits de feu ; je passai ma main dans ses cheveux et je vis s’en dégager des phosphorescences, comme en allume une caresse, la nuit, sur les reins vibrants du chat. Je crus avoir affaire au diable et je l’appelai Méphisto. Il sourit et ne protesta pas. Alors, feignant la peur, je fis un effort comme pour m’arracher à son étreinte. Son bras nerveux me retint : je compris que ce n’était qu’un homme – le diable m’eût lâchée.

« Oh ! Nisda ! me dit-il, en se jetant à mes pieds, Nisda, ne me repousse pas  ; mon amour me tuerait. Je t’aime comme un fou, comme un sauvage. Laisse-moi t’aimer et ne crains rien : j’ai l’esprit d’un vieillard, mais j’ai le cœur d’un enfant, – un cœur qui aime avec ses fougues affolées, ses générosités infinies, ses dévorantes ardeurs. Et toi, chère Nisda, m’aimes-tu ?… »

L’imprudent !… J’approchai ma bouche de sa bouche avide et enfiévrée, et je lui répondis dans un souffle mortel qui lui alla au cœur : « Oui, je t’aime ! » Ses yeux rayonnèrent. L’insensé ! il crut à mes paroles ! Ignorait-il que la femme est faite, non pour aimer, mais pour se laisser aimer ; et qu’il ne faut lui demander que ce qu’elle peut donner ?…

Je pris sa tête dans mes mains et la pressai sur mon sein. Un léger souffle, venu des gorges, passa, et fit tomber à mes pieds le rayon argenté dont je m’étais voilée. Ce souffle me prit à la nuque et je frissonnai ; il me sembla que c’était un soupir de la montagne qui me suppliait. L’énorme croupe du Canigou eut un frémissement et la lune se voila. Il fit noir. Quel mystère allait donc s’accomplir qui inspirait une telle horreur à la nature ? J’eus comme un remords. À ce moment, mes yeux plongèrent dans ses yeux. La proie était belle. Je m’abandonnai. Mes lèvres rencontrèrent les siennes et s’y attachèrent longtemps… longtemps…

Avant que le jour ne parût, l’œuvre était achevée. Plus rien ne battait dans sa poitrine ; elle était vide : j’avais aspiré son cœur, comme eût fait une goule. Et je m’évanouis alors dans ses bras en éclatant de rire. Une tourmente éclata, furieuse, secouant la montagne ; et j’entendis un long cri d’angoisse et de désespoir qui fuyait dans l’épouvantement de la nuit.

Je me plongeai dans ma fontaine, un sourire de satisfaction aux lèvres. – Je me nourris de cœurs d’homme et celui-là était excellent.
 
 

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(« Nisda, » in Petite Gazette de Vernet-les-Bains, première année, n° 4, dimanche 13 juillet 1884 ; Julio Romero de Torres, « Mujer en oración o Nieves, » huile sur toile, 1920)