On racontait dans ce salon des histoires d’intersignes et de tables tournantes. C’est là, vous l’avez peut-être remarqué, une conversation qui revient périodiquement dans les réunions. Il semble qu’il faille, de temps en temps, comme une cure collective de surnaturel à des gens qui, dans le cours ordinaire de la vie, s’en passent fort bien…

Le Dr Bertrand, qu’on savait s’être intéressé jadis à l’occultisme était évidemment devenu le centre de la conversation.

Quelqu’un venait d’avancer l’explication habituelle, et affirmait que les guéridons tournaient sous l’impulsion inconsciente de ceux qui formaient sur leur plateau la « chaîne des mains. »

« Ce ne me paraît pas toujours possible, fit observer Bertrand. On peut aller, sans se compromettre, jusqu’à voir dans ce phénomène une extériorisation de forces psychiques encore peu connues.

Nous recélons certainement en nous des énergies que nous connaissons mal, dont nous n’avons pas appris à devenir les maîtres, mais que dans certains cas nous parvenons à projeter tant bien que mal hors de nous, et qui s’en vont remuer une table, ou une chaise, souffler dans l’obscurité à la face d’un voisin. C’est le cas des médiums.

Je me rappelle toutefois un cas assez étrange, où même cette explication me semble un peu courte.

J’avais dîné un soir chez un de mes amis, et après le café nous avions décidé de faire tourner une table. C’était chez lui une distraction courante, mais que je considérais, moi, comme un simple jeu de société, car je déniais alors toute existence aux esprits frappeurs et autres.

C’était l’hiver ; nous étions assis devant un grand feu clair, avec mon ami, sa femme et sa sœur. Le guéridon, débarrassé des tasses et des cendriers, commençait à bavarder sous nos huit mains, qui se touchaient par le petit doigt. À bavarder ?… Je devrais dire à balbutier, car rien n’est plus monotone et plus lent que cet alphabet frappé par un pied de table. Pour peu que vous ayez deux r ou deux s dans un mot, il faut écouter frapper deux fois dix-sept ou dix-huit coups avant de les avoir compris…

Bref, on obtenait du guéridon les réponses courantes, des prédictions assez vagues pour ne pas redouter un prochain démenti, quand je me rappelai l’histoire de ce mathématicien, qui avait si fort embarrassé une table tournante en lui demandant quel était le logarithme de 9. Je priai qu’on me laissât tenter une épreuve analogue. Mon ami, avec l’intrépidité d’un croyant, me pressa de la commencer.

Je demandai alors quel avait été, de 1906 à 1927, le pourcentage de régression de la mortalité par tuberculose en Suède. Je vous avoue que je n’en savais rigoureusement rien. Je me rappelais seulement avoir entrevu ces colonnes de chiffres dans une revue médicale que je devais avoir chez moi…

Sans hésitation, la table frappa deux coups, puis neuf ; un pourcentage de 29 %. Je notai les chiffres sur mon calepin, en promettant de contrôler et de téléphoner dès le lendemain le résultat. Mon ami était si certain d’avance de l’exactitude du renseignement fourni par son guéridon, qu’il proposa subitement une expérience qu’il jugea lui-même sortir du cycle habituel.

Il se tourna de mon côté : il allait faire en sorte qu’il me fût impossible d’expliquer le mouvement de la table par nos pressions inconscientes sur elle.

« Pouvez-vous, demanda-t-il poliment à l’esprit qui habitait le guéridon, le soulever, à cinquante centimètres du sol, et faire en même temps entendre un bruit dans un autre coin de l’appartement, dans le plafond, par exemple ? »

La table frappa un coup décidé : elle acceptait ; mais elle quelque chose à dire. Cinq coups : é ; dix-neuf : t ; cinq : é ; neuf : i ; sept : g ; 14 : n ; éteign…

– Vous voulez qu’on éteigne ? »

Un court « oui, » puis le silence… On éteignit le lustre. Le salon n’était plus éclairé que par les bûches qui flambaient dans l’âtre. Nous restions les mains à plat sur la table, assez impressionnés. Je risquai une ou deux plaisanteries. On se récria :

« Vous allez tout faire manquer ! »

Dix minutes peut-être se passèrent ; j’étais convaincu de l’insuccès, et je murmurai :

« C’est long ! »

À ce moment, la table fit un véritable bond, qui nous rejeta tous les quatre en arrière ; en même temps, un fracas effroyable retentissait au-dessus de nos têtes, comme si toutes les poutres du plafond avaient été cassées par un genou monstrueux. Les deux femmes poussèrent un cri ; la sœur de mon ami balbutia :

« Rallume, rallume vite ! »

Quand la lumière inonda de nouveau le salon, je les regardai tous les trois. Les deux dames étaient fort pâles. Lui triomphait, mais il avait eu peur : cela se sentait à son sourire mal assuré, à l’énervement de ses doigts qui semblaient émietter quelque chose.

« Eh bien ? me demanda-t-il.

– C’est évidemment troublant, concédai-je. Seulement, vous ferez bien de ne pas trop multiplier ces séances, si ces dames tiennent à leur sommeil. »

Elles jurèrent leurs grands dieux qu’elles ne recommenceraient jamais… »
 

*

 

« En rentrant chez moi, mon premier soin fut d’aller tout droit à la bibliothèque et d’en retirer la revue où je savais trouver les statistiques de la lutte contre la tuberculose. Dans la colonne qui indiquait le pourcentage de régression, je lus : Écosse : 68 %, Hollande : 51,4 %, Suède : 29 %.

29 ! Je regardai les deux chiffres avec une véritable stupeur : c’étaient ceux que j’avais inscrits sur mon carnet quand la table les avait eu frappés. Cette divination, jointe au souvenir du bond qu’avait fait le guéridon et de l’effrayant craquement qui avait semblé fendre tout le plafond, me troublait, je l’avoue, et quand je passai dans ma chambre pour m’y coucher, ce fut sans grand espoir de m’endormir.

Comme je n’aime point les nuits blanches inutiles, car ma profession m’oblige assez souvent à faire de la nuit le jour, j’ouvris un tiroir pour y chercher un tube de gardénal. De cette façon, j’échapperais aux tables tournantes à l’instant où je le jugerais bon…

Je venais à peine de le découvrir dans un amas d’échantillons pharmaceutiques, comme tous les médecins en reçoivent, qu’un coup de sonnette prolongé me fit sursauter. Ce fut la fenêtre que j’ouvris, car elle donnait sur la rue. En me penchant, j’aperçus, devant la porte, une mince forme féminine. Je demandai :

« Qu’est-ce que c’est ?

– Il faut que vous veniez chez nous. »

La voix était celle d’une toute jeune fille, et le visage qui se levait vers la fenêtre, éclairé par le bec électrique voisin, me parut étroit comme une figure d’enfant, mais, en même temps, creusé d’ombres qui le modelaient, comme une physionomie tragique de femme.

« Qui est-ce qui est malade ?

– Il faut que vous veniez.

– Où est-ce ?

– À la Chapelle-aux-Loups. »

C’est un hameau à six kilomètres, sur le bord de la rivière.

« Attendez-moi ; je descends. »

J’étais en somme assez reconnaissant aux tables tournantes de m’avoir empêché de me coucher à l’heure habituelle. Il était 11 heures et demie ; j’aurais dû être endormi depuis une heure. Or, aucune servitude du métier médical ne m’a jamais autant pesé que ces réveils brusques dans mon premier sommeil…

Je descendis au garage, relevai le volet de fer et sortis la voiture. La messagère m’attendait sur le trottoir.

La première chose qui me frappa, moi qui arrivais, équipé comme un explorateur polaire, avec bottes et gants fourrés, pelisse et écharpe, ce fut de la voir grelotter dans son petit manteau noir.

« Montez ! »

Quand elle fut assise auprès de moi, je la regardai : une gamine de seize ans peut-être, avec des traits maigres et osseux, un regard farouche qui s’enfuyait et que je ne parvins pas à trouver.

« Qui est-ce qui est malade chez vous ?

– …

– Je vous demande qui est malade ! »

Cette obstination à ne pas me répondre commençait à m’agacer. Je venais de lancer le moteur ; je le laissai tourner.

« Si personne n’est malade chez vous, c’est inutile que je me dérange… Qui est malade ?

– Tout le monde. »

La réponse, si c’en était une, était de celles qui exigeraient un si long temps pour vous apprendre quelque chose, que l’on préfère les négliger. C’est ce que je fis, et je démarrai. Je traversai la ville endormie avec ma compagne muette, recroquevillée sur la banquette ; je pris le premier pont sur la rivière. Après cela, c’était tout droit, le long de l’eau, et les peupliers défilèrent, frappés un à un par la lumière des phares.

La Chapelle-aux-Loups… Vous connaissez le coin : la rivière qui s’élargit forme là une sorte de grand étang encombré de roseaux, bordé d’un côté par des falaises de granit rouge, de l’autre par des bois qui ne s’arrêtent guère qu’à la route.

« C’est là… »

Toute blanche dans le jet des phares, une étroite maison semblait s’être retenue à peine au bord du talus. La porte était ouverte, et, sur le seuil, un homme et une femme m’attendaient. Ce devait être grave pour que l’on guettât mon arrivée avec cette impatience, car d’ordinaire, en campagne, la maladie ne parvient guère à hâter les allures et les gestes. Il faut qu’elle se plie elle-même au rythme de la vie, qui est lent.

Donc, on m’attendait… J’éteignis les phares et la maisonnette sembla disparaître, car elle n’était point éclairée de l’intérieur. Ce fut seulement quand j’entrai qu’une lampe à pétrole, baissée jusqu’au bleu, fut remontée. J’aperçus d’abord une course de bicyclettes qui se poursuivait sur l’abat-jour, puis un homme et une femme debout de chaque côté de la table.

Dès qu’un médecin entre dans une chambre, son œil – et c’est presque automatique — cherche le lit et son client. Or, ici, les deux lits, où les édredons bombaient, n’étaient point défaits.

« Alors, où est le malade ? »

L’homme se gratta la tête sans répondre ; ce fut la femme qui, en tortillant le bout de son tablier, expliqua :

« Malades, mon pauvre monsieur, on l’est quasiment tous. On a, comme qui dirait, les sangs tournés par ce qui se passe ! Y a des moments où on a cru devenir fous !… Moi, je voulais point vous déranger. C’était le curé que j’aurais voulu : c’était vantié mieux son affaire que la vôtre. C’est le patron qu’a voulu vous faire venir ; c’est point mâ, dame !

– C’est pourtant vrai que c’est mâ, attesta l’homme, un grand paysan sec. V’là ce qui se passe, tout comme. Ça a commencé y a trois jours !

– Mais quoi ? »

Alors, avec une grande simplicité, il me déclara :

« Le revenant !

– V’là trois jours qu’i mène un train d’enfer, gémit la femme. Pour sûr que je n’resterons point là !

– C’est dans le grenier qu’i fait son sabbat, on dirait que l’plafond va s’écrouler ! »

Malgré moi, je repensai au craquement qui, dans le salon de mon ami, m’avait fait courir un frisson dans les épaules, mais je n’en protestai qu’avec plus de mauvaise humeur :

« Alors, c’est pour cela que vous m’avez fait me déranger ?

– Dame, s’excusa la femme, c’est-i pas pire qu’une maladie ?

– En tout cas, déclarai-je en mettant mes gants, ce n’est pas pour ces maladies-là que je suis médecin. Vous mériteriez que je vous applique le tarif de nuit, pour vous moquer ainsi du monde ! »

Je marchai vers la porte.

La femme dit alors :

« Vous pouvez bien attendre dix minutes ; ça commence toujours au premier coup de minuit. »

Instinctivement, je regardai la pendule qui battait son lent tic-tac dans le coin. Elle marquait minuit moins sept. Je refis un pas vers le milieu de la chambre.

« Mais enfin, dis-je, qu’est-ce qui se passe ?

– Voilà, dit le père. Y a trois jours, on se réveillait, la mère et moi, parce que quelque chose venait de tomber dans l’grenier, juste au-dessus d’nous. Ça m’a étonné, vu qu’y a qu’du grain et du foin, mais ça s’est r’mis à cogner, et que j’te cogne !… J’ai pris la lanterne et j’suis monté, mais y avait ren. La gamine-là, qui couche dans la soupente, criait tant qu’é’ pouvait. Même qu’elle avait fermé sa porte au verrou, en entendant les coups. J’étais pas redescendu qu’ça a recommencé. C’était comme si, avec un marteau, on tapait su’ le plancher, mais des coups à tout casser… V’là qu’il est minuit ; ça ne va point tarder… »

Je ne pus m’empêcher de chercher, sur le plafond enfumé, un peu au-dessus du lit, la place où les coups allaient pleuvoir. Minuit sonna. Les douze coups se répétèrent deux minutes après, sans que le moindre bruit se fît dans le plafond. J’attendis jusqu’à minuit dix et je partis, furieux, après les avoir traités d’imbéciles. J’avoue que j’étais en même temps fort déçu… »
 

*

 

« Le lendemain, un peu avant midi, la femme se présenta chez moi. Je la trouvai dans mon petit salon d’attente, un panier noir sur les genoux ; elle m’apportait un poulet, « pour le dérangement, » dit-elle.

La démarche apaisait quelque peu mon dépit et je me mis à rire.

« Alors, vous voilà débarrassés. Vous aviez rêvé cela ! »

La bonne femme, la tête basse, répondit seulement :

« Quand vous êtes parti hier, on s’est couchés, pas vrai ?… Et ça a recommencé….On ne restera point dans c’te maison-là, pour sûr, surtout pour la pauv’ garçaille qu’est aux trois quarts morte de peur ! »

Je sentis, toute raidie, cette obstination paysanne contre laquelle tout échoue, le raisonnement comme la menace. Je ne pus, pourtant, m’empêcher de dire :

« C’est dommage que cela ne se soit pas décidé dix minutes plus tôt ; en somme, je lui ai fait manquer l’heure, à votre revenant !… »

Elle baissa la tête plus bas, mais sur son visage étroit la même peur animale était empreinte. La moquerie ne l’entamerait pas plus que le reste.

Elle dit, sans me regarder :

« Fau’rait qu’vous r’veniez. »

Je répondis, car une idée venait brusquement de me traverser l’esprit :

« Je n’ai point l’intention de passer toute ma nuit chez vous. Si j’y vais, ce sera tantôt ; attendez-moi tous les trois, vous, votre mari et votre fille. »

Elle haussa ses épaules maigres.

« I’ se passera ren, à une heure pareille !…

– On verra. »

Ce fut en vérité très vite fait. J’arrivai vers 3 heures de l’après-midi. Je regardai la fille dans les yeux, en ordonnant :

« Mène-moi à ta chambre ! »

Elle se troubla, pâlit, balbutia :

« Mais, pourquoi que…

– Monte !… Venez aussi, vous autres ! »

C’était une soupente avec un lit de fer et une armoire de bois blanc, éclairée par un vasistas. Je montai sur une chaise, l’ouvris, y passai la tête et les épaules, et inspectai le toit. C’était un toit en tuiles en pente douce, sur lequel s’ouvrait, à quelques mètres, un second vasistas qui, lui, éclairait le grenier… Je descendis, de plus en plus certain que j’étais sur la bonne voie. Je m’approchai du lit et, d’un seul coup, je relevai à la fois la paillasse et le matelas. Il y avait, caché là-dessous, un poids de cinq kilos, au bout d’une corde.

Je vous fais grâce du reste : la fille, les bras levés pour se garer des claques, les jurons et les menaces du père, mon intervention… J’aurais voulu savoir pour quel motif elle galopait ainsi sur le toit, toutes les nuits, d’un vasistas à l’autre, pour faire descendre son poids dans le grenier et y sonner l’alarme, mais, butée, farouche, elle ne desserrait pas les dents, même quand je me fus interposé entre elle et la lourde main de son père. Je déclarai pourtant :

« C’est maladif, c’est nerveux : il n’y a pas à lui en vouloir… »

Allez donc savoir, de fait, ce qui passe par la tête d’une fille de paysan alcoolique – car l’homme l’était visiblement – à cet âge de formation ! Celle-ci jouissait de faire peur, comme d’autres jouissent de faire souffrir… Toutefois, vous me croirez facilement si je vous dis que cette aventure n’était point faite pour augmenter ma foi dans les esprits frappeurs. J’étais fort tenté, en remontant dans ma voiture, de mettre, si l’on peut dire, dans le même sac l’esprit de la Chapelle-aux-Loups et celui qui s’était manifesté dans le plafond de mon ami. »
 

*

 

« Le lendemain, je n’y pensais plus et je sursautai vraiment, en rentrant du cinéma, vers 11 heures et demie, sous une neige qui commençait à tomber dru, quand je me trouvai face à face avec cette femme qui s’abritait dans l’encadrement de ma porte.

Ce fut parce que je ne pensais plus du tout à ces sottises que je mis tout ce temps à la reconnaître, et aussi parce que ce visage maigre était plus vieux que son âge : un visage qui avait vécu déjà.

Quand j’eus reconnu la fille de la Chapelle-aux-Loups, je fus tenté de crier, en pleine rue :

« Ah ! non. Cela suffit ! »

Puis je me dis que, cette fois, il ne pouvait s’agir que d’un malade et je me contentai de demander, comme à sa première venue :

« Qui est-ce qui est malade ?

– Personne ! »

Cela recommençait ! Et pourtant le visage que j’avais devant moi, c’était un visage… comment dire cela ? Oui… dénoué par la peur. L’avant-veille, les yeux fuyaient ; cette fois, ils étaient tout dilatés et plongeaient dans les miens. J’y voyais luire comme une lueur démente ; l’expression sournoise avait disparu, c’était une impatience affolée qui maintenant tourmentait les traits, figés, deux jours plus tôt, dans une méfiance haineuse.

« Ça a recommencé hier soir. Mais pour de vrai, c’te fois !… Dès qu’ j’ai entendu, j’ai descendu avec le père et la mère. Ça a passé dix fois, pendant une grand’ demi-heure.

– Mais quoi ?

– Les pas. On est sûrs qu’i va revenir ce soir… Celui-là, vous ne l’empêcherez pas !… »

Fut-ce cette sorte de défi qui me décida, ou ces grands yeux sombres, effarés, des yeux de malade, vraiment, à qui je devrais peut-être mes soins ? Je ne sais. Toujours est-il que, cinq minutes plus tard, nous roulions vers la Chapelle-aux-Loups, et je pestais contre la neige qui formait verglas sur ma glace.

Comme la première fois, le père et la mère nous attendaient sur le seuil, mais les visages, là aussi, étaient creusés bien plus profondément que l’avant-veille par l’effroi… Ils m’expliquèrent qu’alors qu’ils s’étaient couchés, quelqu’un avait marché au-dessus de leur tête, avec des souliers ferrés, puis le pas avait descendu l’escalier. Ils avaient crié :

« C’est-i’ toi, Gustine ? »

Mais, juste à ce moment, leur fille appelait d’en haut, plus effrayée qu’eux encore…

Le pas avait alors traversé la salle et marché vers la porte. Ils n’avaient point entendu ouvrir cette porte, mais des coups avaient été aussitôt frappés comme du dehors… L’homme avait quand même secoué son épouvante, s’était levé, avait allumé la lampe, était allé crier à la porte :

« Qui est là ? »

Comme une réponse, le pas avait recommencé, partant de nouveau du fond du grenier, le traversant tout entier, puis il avait lourdement descendu l’escalier, frappé le sol de terre battue de la pièce, sans que rien fût visible, et il s’était arrêté de nouveau à la porte. On avait alors refrappé deux coups, toujours du dehors. Le fermier avait brusquement ouvert : le chemin était vide !

L’atroce promenade du fantôme aux souliers ferrés avait continué pendant près d’une heure ! Jamais il n’avait dévié de sa route, traversant la salle en diagonale depuis l’escalier du grenier jusqu’à la porte. Eux trois s’étaient blottis dans la vaste cheminée, avec la terreur que le pas lourd ne vînt à se rapprocher d’eux… C’était là que le jour les avait trouvés. Dès le matin, la mère était allée à l’église et dans l’après-midi le curé, avec son surplis, était venu réciter des prières et asperger la maison d’eau bénite. Ils l’avaient fait monter jusque dans le grenier… »
 

*

 

« Cela les avait un peu calmés, mais, avec la nuit, leurs terreurs les avaient repris et ils m’avaient envoyés chercher, afin de n’être pas seuls quand minuit allait sonner, dans quelques minutes.

Leur angoisse était si visible que je m’efforçai de les rassurer : cela se passerait comme la dernière fois. Minuit sonnerait, et tout serait dit.

Le père hocha la tête.

« C’est que c’est plus pareil !…

– C’est possible, répliquai-je ; dans ce cas, ce sont les nerfs qui sont malades et on les soignera. »

La femme, derrière moi, traduisit :

« Vous croyez qu’on est fous. Non, on ne l’est point. »

Elle jeta un coup d’œil vers l’horloge, où l’aiguille de fer atteignait le point de minuit. Il se fit dans la caisse de bois un grincement de rouages, comme un raclement de gorge rouillée, puis le premier coup sonna. Je dressai la tête, la respiration coupée, parce qu’on marchait, au-dessus de nous…

On marchait, mais si lourdement, et de façon si décidée, que je ne doutai pas un seul instant qu’il n’y eût quelqu’un là-haut.

Le pas traversa la grenier en long et je l’entendis descendre. Je pris la lampe et la levai au-dessus de ma tête pour éclairer l’entrée de l’escalier, qui débouchait à quelques mètres, au bout de la pièce.

Celui qui marchait en était maintenant au dernier degré. Il allait sortir, j’allais le voir…

Il n’y eut que le changement de son que fait un pas lorsque, après un escalier de bois, il aborde un sol de terre battue. Les souliers cloutés sonnèrent sur la terre dure pendant quelques secondes qui me parurent un siècle. Puis le pas cessa net à la porte. On eût dit que celui qui était là hésitait à sortir, mais je l’entendis, un instant après, qui frappait de dehors deux coups espacés, mais nets.

Je l’ENTENDIS, car, pour moi, cela ne pouvait faire aucun doute, c’était quelqu’un qui marchait. Il ne pouvait s’agir d’une hallucination, d’une suggestion, d’une panique collective : il y avait un être invisible qui arpentait le grenier, descendait l’escalier, traversait la pièce, frappait, et recommençait.

Car le circuit infernal ne cessait pas. À peine les deux coups étaient-ils frappés du dehors que, là-bas, dans le fond du grenier, du côté de la réserve de foin, la marche effrayante reprenait.

Une seule chose empêchait les trois témoins qui m’entouraient de hurler ou de s’enfuir, une seule chose me gardait à moi un reste de sang-froid : c’était la régularité même de cette épouvantable promenade. Les pas ne déviaient jamais d’une ligne. On les eût comptés qu’on en eût, à chaque circuit, retrouvé le même nombre.

L’homme, la femme et la fille avaient reculé sous le manteau de la cheminée, où quelques bouts de trique achevaient de se consumer. À un moment, l’homme les rapprocha machinalement du bout du pied. Une flamme jaillit, claire et tranquille, comme si une chose terrifiante ne se passait pas à quelques mètres de là.

L’instant le plus atroce était celui où le redoutable marcheur traversait la salle. Son approche vous étreignait d’une anxiété telle que, malgré moi, j’avais reculé jusqu’à me trouver le dos au montant noir de la cheminée. Pourtant j’aurais dû, je le sentais, agir, au lieu de me tapir contre les autres, le plus loin possible du redoutable itinéraire ; j’aurais dû barrer la route à ce bruit, me placer juste sur son parcours.

Cela me fut impossible. Il ne restait de stable en moi qu’une conviction étrange : je connaissais ce pas, il m’était presque familier…

Quand il cessa, aussi brusquement qu’il avait commencé, l’homme dit tout bas, auprès de moi :

« Si c’est comme hier, c’est fini pour c’te nuit ! »

La femme, elle, affirma presque mécaniquement :

« Je ne me coucherai point ! Je ne me coucherai point ! Je ne me coucherai point ! »

La fille claquait des dents.

Je dis, moi :

« Mais, je connais ce pas !… »

Maintenant que les idées revenaient, que le calme renaissait, je pouvais chercher… Tout à coup, je m’écriai :

« Mais, c’est l’« Anglais » ! »

On appelait ainsi une manière de géant idiot, un vieux vagabond tout voûté, dont la marche semblait une perpétuelle chute. Je l’avais rencontré cent fois le long des routes qu’il arpentait de son grand pas trébuchant, dans une constante recherche d’équilibre. Il allait, les yeux à terre, sans rien voir que le mouvement régulier de ses souliers énormes. L’on disait qu’il faisait ainsi plus de cinquante kilomètres par jour. Il couchait au hasard des granges, mais il devait avoir des ressources cachées, car on ne l’avait jamais vu mendier.

C’était ce pas, qui ne ressemblait à aucun autre, que je venais d’entendre.

Quand j’avais crié ce nom de l’« Anglais, » le seul sous lequel on le connût, l’homme et la femme s’étaient regardés, comme s’ils venaient subitement de comprendre. J’avais surpris ce regard et je demandai :

« Vous l’avez vu, l’Anglais ? »

L’homme murmura :

« Oui, il y a deux jours…

– Vous vous êtes disputés ?

– Non…

– Mais, enfin, qu’est-ce qu’il y a eu ? »

Ce fut la femme qui se décida :

« Ben, il est venu demander à coucher dans le grenier. On n’a jamais voulu de personne, parce qu’ils peuvent mettre le feu. On lui a dit et il est parti, v’là tout. »

Je savais ce que cela signifiait : une porte claquée, sans explication, au nez du misérable, sitôt reconnu…

Mais la fille, à côté de moi, s’était redressée et, toute vibrante, accusait :

« C’est pas vrai ! Tu lui as rien dit, mais, toi (elle montrait son père), tu l’as poussé, et il est allé tomber assis su’ l’chemin, et puis, t’as lâché l’chien d’ssus !… I’ doit être mort, depuis, et c’est pour ça qu’i’ r’vient, c’est pour ça !… »

Je ne sais pas si la scène n’était pas plus atroce encore que la promenade du revenant : la voix stridente de la fille qui semblait avoir grandi, tant elle s’allongeait, toute tendue, pour lancer l’anathème ; l’homme et la femme, restés debout contre la suie de la cheminée, les yeux dilatés par l’épouvante, les flammes qui, dans les brandons, erraient au bas de leurs sabots.

Ils voulurent me retenir. Ils me suppliaient de rester jusqu’au jour. Je refusai d’abord, puis, devant leur terreur, j’eus peur, je l’avoue, de laisser un ou deux fous derrière moi, car je sentais la folie qui cognait à ces crânes.

Je bourrai donc une pipe et, en maugréant, je m’assis. Au bout d’une heure, on me fit chauffer du café ; d’une main qui tremblait, l’homme l’arrosa d’eau-de-vie. À deux heures du matin, ils purent manger. Je mangeai aussi.

La nuit se passa ainsi à écouter les justifications éperdues de la femme que ses instincts de marchandage avaient reprise peu à peu et qui semblait vouloir prouver au revenant qu’elle n’avait eu à son égard que de bonnes intentions. Elle s’interrompait pour affirmer :

« Pour sûr qu’on va s’en aller… »

L’homme, morne, et qu’un regret de sa maison, même hantée, mordait, répliqua :

« T’en aller, t’en aller ! Mais où qu’ tu iras ?

– Chez Adèle. »

C’était sa sœur.

L’homme haussait les épaules :

« Elle n’a déjà point trop de place…

– Ça n’fait ren, on me tuerait p’utôt que d’me faire rester là !… »

Je partis à 5 heures du matin ; c’était l’heure où ils commençaient leur journée. L’homme, qui allumait sa lanterne pour aller soigner ses bêtes, m’éclaira jusqu’à ma voiture.

« Je passerai pour ce que je vous dois, » murmura-t-il.

Je sentis qu’en plus de la peur du revenant, il s’alarmait encore de l’argent que l’atroce nuit allait lui coûter.

Je le revis le surlendemain. Il m’apprit qu’ils avaient quitté la Chapelle-aux-Loups pour vivre chez leur belle-sœur. Cela lui faisait plus de trois kilomètres, chaque matin, pour aller à ses champs, mais, au moins, ils dormaient. Malheureusement, cela ne pouvait point durer, car le beau-frère n’était point content : cela se comprenait.

Son visage ne s’éclaira que lorsque je déclarai :

« Vous ne me devez rien ! Je n’ai pas fait chez vous acte médical. »

Il murmura :

« On vous revaudra ça… »

Puis il partit. »
 

*

 

« Huit jours après, je passais en bateau devant sa maison.

Il était 11 heures, mais le givre blanchissait encore la campagne. Depuis le matin, nous chassions le canard dans ces vastes marais que forment par ici les dérivations des rivières. La maison était frappée par le soleil et presque pimpante dans la belle lumière d’hiver. Les fenêtres étaient closes, mais une rose demeurait, comme une tache pourpre, visible de très loin, sur le rosier accroché au crépi de la façade.

J’allais raconter à mes deux amis ma bizarre nuit dans cette masure, quand l’un d’eux montra les roseaux qui se hérissaient entre le chenal d’eau libre où nous étions et la berge.

« On jette un coup d’œil là-dedans ?

– Si on veut. »

Ils appuyèrent sur les rames et le bateau entra dans les roseaux avec un grand bruit de papier froissé. J’étais debout à l’avant, mon fusil prêt pour épauler. La maison avait disparu dans l’enchevêtrement des quenouilles brunes. J’apercevais déjà le talus de la berge, avec ses herbes toutes scintillantes de gel, quand, derrière moi, on dit :

« Tiens, qu’est-ce que c’est que cela ? »

En même temps, le bateau tourna et j’aperçus entre les roseaux, à ma gauche et tout contre la berge, une masse noire. Le bateau courait droit dessus. Mes deux amis s’étaient levés et, penchés, ils regardaient.

C’était un corps, un long corps gonflé par le séjour dans l’eau, mais que je reconnus tout de suite à ses gros souliers dont les bouts ferrés émergeaient de l’eau.

Il était couché sur le dos et la face de l’« Anglais, » mince pour un si grand corps, était parfaitement reconnaissable. Il me sembla pourtant que la stupeur immobile avait disparu de ce visage d’idiot. La tuméfaction en avait fait un visage gras d’homme bien nourri, où semblait vraiment s’épanouir la satisfaction d’une bonne plaisanterie.

Mais ce qu’il y avait peut-être de plus étrange, c’était l’obstination avec laquelle le noyé, incessamment ramené par le clapotis de la rivière, heurtait de sa tête la berge, et exactement, vous entendez bien, exactement en face de la porte où il était allé cogner aux douze coups de minuit. »
 
 

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(Roger Vercel, prix Goncourt 1934, in Le Petit Journal, soixante-dix-neuvième année, n° 28970, lundi 20 juillet 1942 ; cette nouvelle a été reprise en volume dans le recueil Vent de Terre, Paris : Éditions Albin Michel, 1961)