J’aime l’eau mouvante, l’eau qui parle et à qui l’on répond comme à un être vivant, l’eau des fleuves et celle de la mer.

Mais c’est d’une autre impression que je vois le sommeil morose d’un marais. Cet inconnu sans issues dont les sources se cachent ; immobile, plein d’insondables fanges, de froides agitations en ses vases attiédies, d’existences glissantes, visqueuses, de bestialités à sang glacé, de glandes venimeuses, de baisers baveux, d’étreintes mornes, sans soleil, qui enfante et continue, pourtant, des générations pullulantes de monstres flasques, cette eau me donne la peur fiévreuse.

Cependant, quand j’ai peur, il faut que la nuit s’en mêle et que la lumière, ma seule amie, soit loin. Il est vrai que les ténèbres habitent la tourbe profonde des marécages et sont tout près de leur surface miroitante… Je les sais là, dans leur horreur indéfinie ; c’est ce qui explique ma terreur.

Connaissez-vous la Ribeyre d’Èbre ? Cette terre d’alluvion où le riz poussait des épis drus et pleins, quand les dernières gouttes de sang more greffé sur les Ibères faisaient encore un peuple étrangement mixte de conquérants doublés de patients travailleurs ?

Alors, la plaine savamment irriguée, mêlant l’eau fécondante à la richesse terrienne, donnait cent pour un aux semailles. Aujourd’hui, les rizières sont en chaumes, et cette race d’agriculteurs guerroyants n’est plus. L’Ibère, revenu à son atavisme grandiloquent, dédaigne le travail et se pavane, oisif et superbe, sous son royal soleil. Il a négligé de fermer les écluses du fleuve, d’entretenir la canalisation des cultures et, engouée, longuement pénétrée, la terre cède à l’élément aqueux, lequel creuse toujours son abîme de boue.

Des forêts de roseaux balancent leur souplesse sur les remous noirâtres, les lianes d’eau enlacent leur verdure glauque et des îlots d’humus protègent traîtreusement le monde des reptiles. Ailleurs, ils vivent peu ; l’homme les chasse, les tue, par dégoût ou par crainte. Mais, sous la couche humide et chaude des alluvions, pleine de proies grouillantes ou d’ailes sans essors, les amphibies repus atteignent un grossissement qui transforme leur aspect en des disproportions épouvantables et, avec les années, change de miévreuses couleuvres en monstres inattendus. Horribles créatures vraiment indescriptibles, non classées, jamais aperçues des savants, entrevues à peine par les apeurés tardifs du crépuscule qui fréquentent, malgré eux, ces bords incertains.

Les bergers rappellent leurs troupeaux et rentrent, avant l’heure où les plantes à tiges hautes s’abaissent sous le sillage serpentueux de leurs hôtes ; car les monstres aquatiques viennent, avant la nuit close, se vautrer dans la poudre des terrains secs.

J’avais pour guide un gentilhomme basque, don Miguel G…, le plus brave de Navarre, où ils sont tous braves. Il savait que, pour respirer le génie de son pays, je le cherchais parmi les légendes du sol. Ces récits rasent la terre, ils sont à hauteur d’homme ; pourtant, l’étranger les méprise et s’éprend, de préférence, de ceux de l’héroïsme qui court en chevauchées.

Cantonnés dans un humble ermitage, le plus rapproché qui fût de la région marécageuse, nous récitions le rosaire à l’ombre de ses voûtes. Un paysan, encore jeune et bien vêtu, s’arrêta sur le seuil et salua d’abord la Vierge de la Merci.
 
 

 

« Señor Christobal, lui dit mon guide, quand il eut terminé sa prière, s’il plaît à Votre Honneur de raconter l’histoire de ses fiançailles à cette dame française, elle vous en saura gré et priera pour vous et la señora Cattalina, votre épouse.

– Je le veux bien, don Miguel, pour elle et pour vous, qui êtes un caballero christiano. »

Il s’installa près de nous, en face de la plaine où ardaient en des vapeurs irisées et tremblantes les derniers embrasements du soleil.

« Ah ! que j’aime mon pays ! señora française, dit-il, levant en mon honneur sa boïna bleue. Par amour pour lui, afin d’y vivre et d’y mourir, je le quittai très jeune, encore adolescent, pour aller faire fortune en Amérique, comme beaucoup de ceux de la Ribeyre, qui peut nourrir ses enfants, mais ne les enrichit plus.

Avant de partir, un dernier soir, je vins garder mon troupeau et je m’assis, le cœur tordu de regrets et les yeux agrandis par la tristesse. Là-bas, près des roseaux que vous voyez d’ici, le vent joue entre eux comme dans les grandes orgues du couvent de Santa-Maria d’Irache, et ils se balancent de même que les mâts des navires de Passagès ; mais ce jour-là, ils frémissaient, et pleuraient mon départ, parce que je risquais de ne plus entendre le froissement de leurs feuilles, de ne plus voir les couleurs de cette contrée d’eau où l’arc-en-ciel demeure, de ne plus sentir le fort arôme de ses fleurs d’été et l’odeur de sa sève ensommeillée pendant l’hiver.

Le temps passait et le moment vint où je sifflais sur un ton aigu, fort, puis doucement, jusqu’à ne plus m’entendre, l’air d’Estella. Il faisait sortir des roseaux une longue couleuvre bleue, pivelée de rouge, qui venait manger dans ma main les restes de mon goûter. L’accoutumance me poussant, je sifflai entre deux sanglots.

Alors, un grand mouvement dans les herbes, un clapotement près de la rive, et une tête fine avec des yeux avivés se montra pour mieux écouter le chant qu’elle entendait à peine maintenant qu’il mourait entre deux lèvres closes. Elle se dressait debout pour happer les miettes de pain que je lançais. Son corps souple se tordait, ondulait sur la mesure de l’hymne de guerre, et je disais encore adieu à cette créature rampante destinée plus tôt que moi à la mort et que, selon les lois ordinaires à la durée des existences, je ne devais plus retrouver.

En Amérique, je me jetai dans le labeur, la lutte, la bataille du gain. La violence d’amour que je portais à mon Espagne me faisait tout souffrir pour la revoir plus tôt.

Je gagnai une petite fortune et je revins. Riche assez, j’étais jeune et fort. Je pus choisir ma fiancée parmi toutes les jeunes filles de mon village.

Ce fut la Cattalina, la plus belle, la plus sage, et j’aimai encore plus mon pays, parce qu’il était le sien.

Le soir de nos fiançailles, je devais la conduire chez sa marraine. Il nous plut de prendre le chemin le plus long, en longeant la Ribeyre d’Èbre. Je voulais, donnant ma vie à Cattalina, la donner tout entière, en la racontant depuis ses premières années et lui montrer les lieux où mon enfance s’était écoulée.

Nous marchions à petits pas, dans nos ombres réunies. Lorsque nous atteignîmes le groupe élevé des joncs, il me sembla qu’ils avaient étrangement grandi, au rebours du clocher, qui me paraissait plus bas qu’autrefois. Ces roseaux formaient une sorte de forêt assombrie, tant ils semblaient pressés et robustes de sève.

Cependant, au milieu de leur masse compacte, une allée ténébreuse les rejetait à droite et à gauche, comme habitués à la poussée journalière d’une force énorme, d’un effort continu, et prolongeait sa percée toute noire dans les fanges moutonneuses du marais.

Une crainte m’étreignit, de même qu’un pressentiment, et chassa de mon cœur l’extase où il nageait. Seul, je me serais défendu contre cette impression, mais ma fiancée était là… condamnée à partager le péril annoncé maintenant par une certitude… car, j’en étais sûr, un péril était là, prêt à surgir de cette boue insondable !

Pourtant, la honte attachée aux sentiments inavouables me dit réagir contre le fantôme de la peur… Qu’était ce danger inconnaissable pour l’homme qui avait bravé les pires aventures ?

« C’est là, ma Cattalina, que je sifflais la marche d’Estella quand j’étais berger. À ma voix, une couleuvre bleue venait partager mon pain et danser, debout sur le sable, dans la mesure du chant guerrier. »

Ce disant, persuadé néanmoins dans ma fausse bravoure que j’allais évoquer un malheur, je pris plaisir à moduler le rythme si connu dans toute la Ribeyre.

Mais, des profondeurs du sinistre couloir, un bruit semblable à celui d’une barque mise à flot, s’éleva… Je crus rêver d’abord… Immobile, cloué sur place, je perdis du temps à comprendre… à attendre.

Cependant qu’une chose monstrueuse et vivante s’avançait dans une natation serpentueuse, par bonds aussi, lourdement et très vite.

« Sauvons-nous !… » cria Cattalina en s’élançant.

Je la rejoignis, je saisis sa main et je courus, avec elle, follement…

Pourtant, un bruit pesant, flasque, nous accompagnait aussi… Il nous força à regarder en arrière… Un serpent goitreux, deux fois plus haut que nous, formidable, disproportionné, s’était mis à notre poursuite et commençait à prendre de l’avance sur nous.

« Ô Virgen, ô Immaculata !… Si nous arrivons avant lui à l’Ermitage, nous ferons brûler une lampe… à vos pieds… toute notre vie ! »

La Cattalina, paralysée par la peur, ne pouvait plus courir ; je la pris dans mes bras. Bondissant avec mon fardeau, je priais tout haut…

Obéissant à mon tour, et malgré moi, au charme fascinateur que j’exerçais autrefois sur le reptile, je chantais ma prière sur l’air de guerre d’Estella.

C’était la couleuvre des temps passés ; je la reconnaissais à ses bonds, à son souffle ; je le sentais sur mon cou, dans mes cheveux, il me glaçait jusqu’aux mœlles… et le dragon se rapprochait de plus en plus… et je cherchais à me figurer comment il m’embrasserait… Enlacerait-il mes pieds pour me faire rouler avec lui dans la poussière ? S’enroulerait-il à mon cou, afin de coller sa bouche froide contre ma bouche ?…

« Ô Virgen !… Ô Madre Santa !… Envoyez vos anges, afin qu’ils ouvrent votre tabernacle à ma bien-aimée… Je consens à mourir seul pour son salut ! »

La poussière soulevée par le serpent m’aveuglait, emplissait mes poumons, et la terreur de son contact me convulsait. Je ne distinguais rien… Je ne voyais plus le doux visage que le monstre allait couvrir de sa bave !… Encore quelques secondes battues par mes artères… Quelques coups frappés par mon cœur, dans ma poitrine qu’ils allaient rompre !…

« Ô Santa Madre de Dios ! cria Cattalina, la porte est ouverte… Soyez bénie !… »

Mes forces réunies dans un suprême effort me jettent dans la chapelle. Poussant sur nous la porte du refuge, nous appuyons contre elle tout le poids de nos corps.

À travers les ais disjoints, le souffle du reptile nous arrive, à peine sommes-nous séparés de lui… Enfin, ce souffle devient intermittent… il cesse… puis c’est un brisement, un choc, un écroulement de chairs et de liquide épais… et le silence. À genoux, le front heurtant les dalles, nous crions dans la joie de la délivrance :

« Ô bénigne ! ô secourable ! ô miséricordieuse Vierge de la Merci !… »

Le serpent maudit gisait, crevé dans une convulsion, sur le seuil de l’ermitage. »

Don Christobal se leva, renouvela l’huile de la lampe votive, se drapa comme un roi dans son manteau, nous salua et partit.
 
 

 

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(« Marquise de Brunoy, » in Le Petit Journal, supplément illustré, sixième année, n° 220, dimanche 3 février 1895 ; repris sous la signature de la « Comtesse de Bourgade, » in La Semaine illustrée, lectures pour le dimanche, deuxième année, n° 42, dimanche 15 octobre 1899 ; in Le Progrès illustré, supplément littéraire, première année, n° 42, dimanche 15 octobre 1899 ; in Supplément illustré du Moniteur des Côtes-du-Nord, première année, n° 30, dimanche 15 octobre 1899 ; in L’Impartial de l’Est, supplément illustré, n° 42, dimanche 15 octobre 1899 ; in L’Avenir du Cantal, supplément illustré, première année, n° 3, dimanche 15 octobre 1899 ; in Le Pays de Montbéliard, supplément illustré, première année, n° 20, dimanche 15 octobre 1899 ; in Journal de Dreux, supplément illustré, première année, n° 20, dimanche 15 octobre 1899 ; in Le Télégramme d’Indre-et-Loire, supplément illustré, première année, n° 36, dimanche 15 octobre 1899 ; in Le Petit Méridional, supplément illustré, deuxième année, n° 42, dimanche 15 octobre 1899 ; in Le Petit Dauphinois, illustré, première année, n° 20, dimanche 15 octobre 1899 ; in L’Espoir illustré, journal de la famille, première année, dimanche 15 octobre 1899 ; in L’Indépendant de Saint-Claude, supplément littéraire illustré, première année, n° 3, samedi 28 octobre 1899 ; « Alarums and Excursions, » illustration de Maxfield Parrish pour The Golden Age de Kenneth Grahame, 1899 ; l’illustration intérieure de la nouvelle est extraite de sa publication dans La Semaine illustrée)