Ce fut vers le printemps que Sirmon Lovdak reparut au laboratoire. Interné dès le lendemain du jour où il s’était lui-même relié aux appareils, il n’avait pas tardé, dans le calme d’une vie végétative – seul traitement auquel il fut soumis – à récupérer des forces. Avec sa lucidité en partie revenue, le grand problème recommença de le hanter ainsi que son amour, résolu d’ailleurs à vaincre, puisque la mort même l’avait repoussé. Son système auditif conservait, inscrite avec une précision égale à celle de l’électrophone, la mémoire des messages qu’il avait tant entendu grésiller aux écouteurs. Il en imitait le bruit en signes graphiques, mais ne pouvait y parvenir d’une manière exacte, parce que la durée des signaux compliqués était la même que celle des signaux relativement simples : il eut alors l’idée de rendre la durée par l’espace. C’était là en quelque sorte une aberration. À tout autre, ce travail eût paru ne devoir servir à rien. Il employa d’abord les carrés et les rectangles, et puis les cercles. Le périmètre était une ligne fictive destinée seulement à contenir les figurations ; il obtint des représentations qui pouvaient être des idéographies, mais qui ne lui apprirent pas grand-chose, sauf que c’était une idée qui ne reposait sur rien ; – l’intuition lui vint pourtant que le message 33 et le message 77 étaient deux ensembles, et que les 33 et les 77 signaux dont ils se composaient étaient inséparables les uns des autres. Alors, il songea à les réunir. Mais dans quel ordre ? Il n’en savait rien. Et, dans sa cervelle encore ballottante, les idées s’inscrivaient désordonnées.
À l’asile, on le considérait toujours comme un aliéné. Lui-même n’était pas sûr de n’être pas demeuré fou. Le but et la portée de ses actes lui échappaient encore, vaguement reliés au monoïdéisme qui l’impulsait. Les aliénistes lui laissaient les aises les plus grandes : une salle lui était destinée, où il put dessiner. Ses idéogrammes l’occupaient : autour de lui, on le considérait et il se considérait presque lui-même – comme un innocent maniaque. Mais la force était grande qui le soulevait, malgré sa faiblesse.
Le jour vint où il avait disposé les uns à côté des autres les trente-trois petits cercles qui renfermaient des diamètres et des rayons disjoints, et des arcs, selon la multiplicité des détails de transmission. La figure fournie par tous les idéogrammes était un polygone, aux nombreux côtés. Instinctivement, il les compta et en trouva trente-trois ; alors, il passa à l’encre sur les figurations des signaux, effaça le crayon dessinant les cercles ; un pointillé lui apparut qui, rudimentairement, dessinait des figures : il était sûr que les multiples signes à eux tous représentaient une ou plusieurs figures. Mais l’on ne distinguait rien : il avait placé au petit bonheur les trente-trois représentations partielles.
À ce moment, il ressentit comme une commotion ; son intelligence revenue, plus aiguë que jamais, croyait deviner la solution, le fantastique problème : les trente-trois prétendus idéogrammes composaient un tout qu’il lui fallait reproduire ; – ceci, s’il s’agissait d’une figure connue, n’était qu’une affaire de temps : puzzle inédit et compliqué, mais dont la solution serait d’autant plus rapide que les premiers éléments en seraient plus tôt découverts.
Il alla trouver le médecin de l’asile pour s’en faire ouvrir les portes. Mais il se heurta à la placidité sceptique de l’aliéniste. Si jamais il croyait à la folie de Sirmon Lovdak, c’était bien à présent que celui-ci avait tenté de lui expliquer la découverte.
Le disciple n’avait que l’espoir d’être compris par le maître ; il lui écrivit. En attendant sa délivrance, il fit pour le « message 77 » le même travail que pour « le message 33. » Le polygone avait bien 77 côtés, mais le pointillé était tout aussi indéchiffrable. Pourtant, il était sûr d’avoir trouvé.
Il attendit longtemps… Zalobib Kodar était occupé à des recherches astronomiques : depuis longtemps, les constructeurs avaient perfectionné les télescopes dits à température constante, et les observateurs disposaient pour leurs examens du ciel de moyens jusqu’alors inconnus. Mais l’usage s’en était rapidement généralisé au point que leurs prodigieux miroirs paraboliques, larges de plusieurs mètres, semblaient désuets et que le savant rêvait déjà d’autre chose.
Immergé dans ses pensées, le flux sans cesse remontant du travail ne lui permit pas de prêter beaucoup d’attention à la lettre de son disciple jadis préféré.
Enfin, il songea à le tirer de l’asile.
Sirmon Lovdak reparut au laboratoire. Ce matin-là, Zalobib Kodar était penché sur des algèbres. Dès qu’il vit son ancien collaborateur, il adressa la parole, comme après une absence de quelques heures, à cet homme rescapé du tombeau vivant de la folie :
« L’électricité ? dit-il. Peuh ! il n’y a pas d’électricité… »
Mais Sirmon Lovdak s’était ressaisi ; il s’expliqua ; il n’avait pas quitté la veille le laboratoire… Zalobib condescendit à reconnaître que telle était la vérité :
« Dans leurs ondes-à-retour, eh bien ! il n’y a pas d’électricité ! C’est une force nouvelle, comparable certes à cette énergie que nous nommons électricité, mais infiniment plus puissante. Où la puisent-ils ? Je n’en sais rien, mais, si, comme voudrait de plus en plus nous le faire croire votre ascète, ils s’en servent périodiquement pour influencer la planète, je me demande comment l’énergie de leur astre suffit à leur en renouveler les sources. Où la puisent-ils ? Certainement, ailleurs que chez eux ; elle leur est extérieure… »
Cet étrange aperçu, qui forçait Sirmon Lovdak à concentrer toute son attention sur les paroles du Maître, risquait fort de fatiguer dès l’abord sa raison encore trébuchante ; Zalobib Kodar y songea heureusement, et, dès qu’il le put, s’intéressa aux propres hypothèses de son collaborateur.
Malgré tout son génie, il ne discerna pas tout de suite leur importance, et ne pressentit nullement que Sirmon Lovdak s’aiguillait sur la voie de la découverte. « Idée folle, » grognait-il. Pour un peu, il eût crié : « Idée de fou. » Pourtant, il permit à Sirmon Lovdak de s’installer, muni de tout ce qui pouvait favoriser ses recherches.
Peu de jours après, celui-ci lui montrait le polygone aux trente-trois côtés : c’était à peu près une sphère ; les traits et les points des soi-disant idéogrammes s’y découpaient en rouge sur fond bleu, et représentaient, grossièrement, mais sans doute possible, une « délinéisation » de la Terre. Le message 77 disposé de même ne représentait rien de connu.
Devant la table où s’étalaient les deux téléfigurations, Zalobib Kodar et le Fakir réfléchissaient : il leur parut bientôt indiscutable que le polygone 77 leur apportait une représentation schématique du monde inconnu où vivaient les Astraux. Leurs têtes ne tournèrent pas ; l’enthousiasme même ne les souleva pas de son fluide : ils avaient tant découvert déjà et avaient encore tant et tant à découvrir.
Alors, Zalobib songea au nouveau téléscope. Mais si puissant que pût devenir cet appareil, il serait impossible en s’en servant de décider lequel, de Mars ou de Jupiter, tendait vers le globe terraqué des bras invisibles à la fois fraternels et fratricides.
Le polygone 33 s’étalait toujours sur la table.
Une lueur éclaira subitement l’esprit de Zalobib Kodar : à n’en pas douter, la téléfiguration était soit la « vue » moyenne de la Terre, considérée par les Astraux, soit la « vue » la meilleure prise durant le temps que notre planète était la moins éloignée de nos correspondants célestes. À Sirmon Lovdak fut confié le soin de comparer les incidences : ce fut Jupiter qui recueillit le maximum de chances « pour. » – Mars était définitivement écartée de l’hypothèse.
Une conclusion s’imposait, provisoire pour demeurer prudente, mais infiniment plausible : le double message 33 et 77 constituait une simple tentative d’appel télégraphique venu de l’infini. Les co-habitants du monde, pour s’aboucher avec nous, appelaient tenacement : « la Terre, la Terre, – de Jupiter, de Jupiter » ; avec des moyens différents certes, mais absolument de la même façon que le baudotiste qui lance « Bruxelles- Paris, » pour communiquer par fil avec la ville destinataire.
La quasi-certitude où se trouvèrent les deux savants et le Fakir que c’était bien Jupiter qui, pour, peut-être, simplement « causer » avec la Terre occasionnait ici-bas ces terribles effervescences, – si elle ne fit pas avancer d’un pas la solution du gigantesque problème, permit à Zalobib Kodar de limiter ses recherches – relativement, tout au moins, à la source d’énergie pressentie intarissable, où puisaient les Astraux pour assurer l’énorme dépense nécessitée par les prodigieux messages et leurs formidables effets.
N’était-ce pas le fluide psychique humain lui-même, qui, « transformé, » leur fournissait leur énergie ?
Mais il n’en était pas de même quant à l’utilisation des ondes-à-retour : à présent que l’on connaissait, grâce à Sirmon Lovdak, les relations existantes entre la complexité des signes composant chaque partie du signal et la durée de la transmission de chaque signe, il était évident que, si les Astraux s’avisaient d’aller plus loin dans leurs tentatives de conversation, ils avaient à présent quelque chance d’être compris ; il fallait donc, pour les y engager, leur montrer que les messages 33 et 77 avaient été traduits et répondre à leur appel, de la façon la plus logique, en renversant l’ordre : Jupiter à présent devenait destinataire.
*
Dans cette fin du XXème siècle où les progrès matériels des hommes, sinon hélas, toujours, leur ascension morale, étaient parvenus à cette altitude – les savants, depuis longtemps, avaient pris l’habitude de ne pas se prêter aux interviews déformateurs des journalistes : ils y avaient perdu évidemment un peu de leur prestige de « sorciers » ; ils y avaient gagné énormément en sérénité, – et le temps ordinairement consacré en polémiques, issues le plus souvent d’inavouées jalousies, était désormais du temps épargné. Ils ne communiquaient pour ainsi dire qu’entre eux. Et c’était en général à la veille de tomber dans le domaine public de la science courante, que les innovations, par d’obscurs vulgarisateurs, étaient révélées.
Cette fois, la nouvelle était trop grandiose et dépassait trop en intérêt général la portée d’une découverte de laboratoire pour ne pas être répandue. L’on cacha avec soin les terreurs ressenties à l’approche du nouveau cataclysme social qu’eût été la guerre, évitée à présent : élagués de toute hypothèse susceptible de fausser les recherches des autres savants éparpillés sur le globe comme une semaille géniale toujours prête à germer et mûrir pour les récoltes humaines, – les faits furent relatés sobrement pour les communications interscientifiques. Au public, il fut simplement révélé que l’on avait reçu de Jupiter une communication à laquelle on espérait pouvoir répondre.
À ce moment d’ailleurs, l’immense cuvette de cuivre qui s’étendait entre Tchad et Hoggar retenait l’attention des masses : des pluies diluviennes étaient tombées dans ces régions désertiques, et, de chott, le Tchad devenait un lac : un fleuve, torrentueux encore, mais qui s’assagirait à mesure que se creuserait son lit, des pentes du massif saharien, descendait jusqu’à lui, nouveau Nil alluvionnaire, qui ferait bientôt du Tchad une petite mer intérieure, et du pays une nouvelle pharaonnie. Ce changement presque soudain était-il dû au jeu des immenses miroirs optiques, ou à l’action des fluides venus d’un univers ? – l’on ne s’en expliquait pas encore la cause ; mais des légions de colons abandonnèrent les villes d’Europe et de l’Afrique du Nord pour aller vivre dans les oasis admirablement irriguées qui sortirent de terre comme jadis, en Amérique, les Villes-Champignons.
À n’en pas douter, plusieurs astres avaient noté l’apparition de ce gigantesque appareil optique sur la Terre, – car non seulement de Jupiter, qui certaines nuits alluma, au-dessus de ses voiles de nuages, des soleils électriques vus d’ici, minuscules comme des lampes, – mais d’autres planètes supérieures ou inférieures répondirent au signal terrestre.
La vie du monde apparut changée. Depuis l’interception des ondes, le calme était complètement revenu, avec la confiance en l’avenir et en l’effort.
Plus qu’en aucun autre homme, le bienfait s’en fit sentir en Sirmon Lovdak ; quoi qu’il advînt maintenant, il était sûr d’avoir conquis Élita, qui, l’autre soir, sous la nuit radieuse, – à mi-chemin des hommes et du ciel – s’était abandonnée. Mais le jeune savant n’était pas de ceux que leur bonheur rend oublieux de leurs idéales entreprises. Avant de songer à son amour, il était résolu à accomplir jusqu’au bout sa tâche. Il s’acharnait après le polygone 77, qu’il voulait absolument placer dans l’ordre imaginé par les Astraux : il ne devait pas tarder à recomposer (mais avec de grands détails, inconnus des Terriens, et que seuls des instruments futurs devaient permettre de vérifier) une délinéisation de Jupiter, – qui ne se limitait pas à ses bandes médianes !… Comment eut-il l’idée des photographies qui lui permirent de reconstituer un jour l’énorme sphère lointaine ? Ce fut un trait de génie : le cinématographe put reproduire alors aux yeux des savants accourus les mouvements mêmes de la planète.
Alors, Sirmon Lovdak se spécialisa dans ses recherches. Et de nouveaux messages, bientôt, révélèrent aux hommes la représentation des Joviens. C’étaient d’énormes êtres tout en tête, mais plats, et largement casqués d’os, comme d’une carapace géante : l’énorme masse de Jupiter et les typhons continuels qui balaient incessamment cette planète étaient cause de leur forme prodigieuse.
Bien des mois devaient s’écouler encore pourtant avant qu’un code spatial pût être établi. Mais déjà, Zalobib Kodar envisageait de quelles découvertes les êtres-cerveaux « jupitériens » allaient enrichir la pauvre science des hommes.
Lorsque ce temps viendrait, nul doute qu’une collaboration s’établît de planète à planète. Après les transes et les affres, voici qu’un espoir sublime ouvrait à l’avenir humain une porte inconnue, – et le vieux savant méditatif songeait que cet horizon nouveau avait enfin pu apparaître aux hommes, grâce à la paradoxale collaboration de la science expérimentale, de l’occulte intuition et de l’amoureuse folie…
FIN
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(Marcello-Fabri, in La Renaissance d’Occident, troisième année, tome V, n° 2, février 1922 ; illustrations de Jean-Paul Quint, extraite du numéro de La Baïonnette consacré à « la Guerre vue des autres Planètes, » quatrième année, n° 175, 7 novembre 1918, et de Roland Topor)