Conquérir cette énergie inouïe qui est celle
de la grandeur… sans mourir de la douleur que
l’on crée, une douleur telle que jamais encore
on n’en a vu la pareille !
Nietzsche : Volonté de puissance,
Le grand éducateur, 221.
La Voie Domitienne passe au cœur de ma ville. D’abord, Barthélemy l’entrepreneur a déterré une borne en démolissant la maison Berdaguer qu’un incendie ruina, voici déjà deux ans, et qui restait ainsi, ouverte et calcinée, objet de honte et ferment de désordre. Puis les commissaires sont venus, doctes, citant Tacite, César, compulsant Peutinger. Les hommes de dix-huit à cinquante-cinq ans ont été réquisitionnés, dotés qui d’une pelle, qui d’une pioche, et des tranchées se sont ouvertes où l’on recueille les monnaies phéniciennes en usage chez les Volques et les médailles puniques. Des chercheurs plus curieux qu’avisés ont trouvé un corps momifié sous l’une des dalles de la chaussée. La commission ne s’est guère préoccupée de l’incident. Par acquit de conscience, on a vérifié qu’il ne s’agissait pas d’un cimetière antique. Après une courte discussion, cette anomalie a été purement et simplement classée et l’on a continué à jalonner la voie maintenant bien définie. J’ajoute que ces grandes découvertes dont nos édiles se montraient fiers, ont finalement des conséquences fâcheuses pour notre petite cité, car la voie désormais excavée et perdue pour le trafic, traverse le foirail, coupe en deux la grande place, écorne l’hôtel des Trois-Valets, qui est le quartier général du commerce, bref apporte dans notre économie – et chose infiniment plus grave, avouons-le, dans nos habitudes de vieillards, nos belotes, nos promenades – des perturbations que ne compensent plus aucun agrément, aucune vanité de clocher. Les automobiles officielles ont quitté les lieux ; les terrassiers improvisés sont retournés à la serrurerie, à la forge, à la charrue, et la voie reste là, couchée au milieu de nous comme l’épine dorsale d’un monstre étranger à nos conventions et à nos coutumes. Rares, en effet, sont ceux dont la culture d’esprit leur permet d’animer ces pierres, ceux pour qui ce canal véhicule les eaux mystérieuses du passé et qui, dans leur sommeil, sont troublés par les foules bruyantes d’Annibal, les appels d’hommes et les cris d’animaux également incompréhensibles.
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La Voie. Il est vrai que nous avons trouvé le moyen de l’utiliser, tout en respectant et même en approfondissant son caractère sacré. Mais, outre que la chose ne doit pas s’ébruiter dans le doute où nous sommes d’être approuvés par l’Éducation Nationale et la Santé Publique, quelques-uns ressentent une sorte de malaise devant de telles dispositions, et pas seulement pour leur insolite ou leur arbitraire.
Depuis longtemps, le cimetière est surpeuplé. À cela, diverses causes : alors que la population ouvrière s’accroissait grâce aux tissages et aux ganteries, la superficie de l’enclos n’avait guère changé depuis le décret de l’An XII. On avait bien fait récemment une tentative d’extension du côté de la Roubine, mais devant les infiltrations qui polluaient les eaux, on dut renoncer au projet. Il s’y ajoute qu’avec les industries de luxe l’aisance a gagné peu à peu les classes jusqu’ici défavorisées et qu’il n’est plus guère de famille pour réduire ses défunts à un hébergement précaire. Chacun exige des concessions la pérennité du marbre. On conçoit, dans ces conditions, que la découverte d’une momie sous le dallage de la Voie Domitienne ait donné à penser même à des esprits routiniers et lents. Si les échecs de l’extension posaient à nos édiles des problèmes difficiles qu’une solution de fortune avait le mérite de masquer, un souci commun inclinait leurs administrés à confier leur dépouille à ce terrain qui semblait concilier les exigences de l’hygiène et de leur instinct de durée. Car ce prolongement de nos déchéances au-delà du terme nous blesse par son caractère excessif et surérogatoire. La momie était repoussante, édentée, tordue affreusement. En elle, la souffrance n’avait pu parvenir à son expression harmonieuse. Mais, tout compte fait, elle pouvait figurer dans un joyeux banquet, soigneusement calée, pomponnée. Peut-être eût-elle encore frémi devant une jeune beauté, juste nubile et fraîche comme l’œil ?
L’idée était dans l’air. Et quand le voiturier Étienne, rongé par une tumeur, eut exigé d’être enterré sous cette route royale, il n’y eut pas une voix pour le taxer de mégalomanie. À peine avait-on replacé la dalle qui lui servait de monument que mourut dans la démence une femme autrefois prodigue de ses charmes et qu’un de ses amants, dans la sollicitude que l’on a pour les ruines, désira aussi conserver. Puis ce fut Jérémie, homme âgé, singulier, passionné de folklore, à qui un faux air de pasteur avait valu de lourdes confidences. Il était pauvre et ceux qui avaient en lui un dépôt se cotisèrent pour désintéresser les employés de la mairie. Plus atroce était le secret, plus la somme fut importante.
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Ainsi se poursuivirent les inhumations, non sans que plusieurs d’entre nous, ceux qui avaient connu les rites, les bénédictions sur les tombes, s’interrogeassent en vain à qui, à quelle parade insigne était réservée cette voie triomphale pavée de nos souffrances. Oui, les anciennes églises étaient aussi dallées de plates-tombes. Mais sur ces souffrances-là on s’agenouillait, on priait, elles menaient droit au cœur de Dieu. Tandis que la Voie, elle, demeurait en attente, une attente, une appréhension que rien ne venait combler. Sans doute y voyait-on parfois la faune commune à tous les cimetières : des chats furtifs et ces hommes soupçonneux, rasant les murs, sorte de décrochages que la douleur humaine attire comme des rongeurs, pour qui c’est la pointe la plus fine du plaisir, ou son piment. On pouvait y voir également des cyniques, railleurs et bravaches, ou, à la dérobée, des gamins inconscients. Et nous, gens d’expérience, sensibles au danger que recèlent les choses et pressentant des significations profondes sous les motifs humains, nous étions moqués pour nos réticences.
Une nuit, nous fûmes fixés. Écartant nos rideaux, nous regardions la Voie briller faiblement sous la lune avec l’éclat triste du plomb fondu entre les talus de déblais. Alors passa le Conquérant. Rapide, aussi vite repris que livré par l’ombre. Cependant nous sommes, à pouvoir témoigner, une dizaine de vieillards, des plus âgés, promis à une mort très prochaine.
Le conquérant. Son allure est superbe. Chose étrange : il est seul.
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(Noël Delvaux, in Fontaine, revue mensuelle de la poésie et des lettres françaises, tome X, n° 58, 1er mars 1947 ; ce conte a été repris en volume dans le recueil Bal chez Alféoni, Paris : N.R.F., Éditions Gallimard, 1956. Maxfield Parrish, « Romance: Aucassin seeks for Nicolette, » huile sur papier, 1903)