Je n’ai pas une prédilection particulière pour les fantômes. A priori, jusqu’à ce fameux soir, je n’y croyais pas ; toutefois, quand l’un d’eux vous fixe de son regard transparent, il est temps de croire quelque chose et de prendre position. Mais, de toute façon, l’événement est regrettable : si vous prétendrez croire ce que vous avez vu, l’avenir est proche où vous passerez pour un esprit chancelant et, d’autre part, c’est assez délicat de dire au fantôme que vous rencontrez dans votre appartement, qu’il n’est qu’un reflet de votre cervelle fatiguée. Non que les fantômes soient venimeux et présentent un réel danger, mais qui peut assurer qu’ils ne sont pas susceptibles ? Et pourquoi vouloir chagriner ces gens-là plus que d’autres ?
Avant de commencer mon histoire, je tiens à prévenir le lecteur que je suis vraiment ce que l’on appelle une âme simple, que je n’ai pas plus d’imagination qu’une chèvre dans un pré et guère plus de documentation historique qu’une honnête lectrice du petit Larousse ; je suis calme, je bois très peu de café et les êtres vivants ont toujours été, à mes yeux, séparés des morts par une frontière bien délimitée.
Et pourtant…
UN IMMEUBLE NEUF
Quelle idée a pris à Louis XI de venir avec son petit bonnet en pointe au-dessus du nez, de venir dans ma chambre, un soir de la dernière guerre ?
J’habitais au quatrième étage d’un immeuble neuf adossé aux Buttes-Chaumont et je terminais dans ma chambre un repas de mauvaises nouilles, en songeant tristement au dîner que j’aurais pu faire en d’autres temps, quand je me sentis subitement gênée par une présence insolite.
Je ne pus m’empêcher de regarder derrière moi, bien que je susse pertinemment qu’il n’était entré personne pendant que je dînais. Je me mis à rire : je n’avais rien fait de fatigant ce jour-là et j’avais toutes mes forces pour juger sainement cette impression et la qualifier de malaise. Mes nouilles ne passaient probablement pas… J’étais tout à fait seule dans ma chambre de bois clair et l’étoffe pimpante des rideaux et du couvre-lit ne frémissait même pas. J’avoue que l’idée me vint de regarder sous mon divan, mais je ne suis guère peureuse et je me contentai de hausser les épaules en me jurant sans pitié une trop grosse mangeuse de nouilles.
En dépit de ce raisonnement, j’étais de plus en plus oppressée par la conviction d’une présence fort désagréable non loin de moi, mais résolument je me déshabillai comme à l’ordinaire, enfilai ma robe de chambre et je disparus dans la salle de bain. Toute sensation désagréable s’effaça et j’oubliai mes impressions saugrenues en me livrant aux joies aquatiques de la toilette.
J’en étais aux dernières retouches lorsqu’un bruit très proche éloigna mes deux mains de mon visage et j’écoutai attentivement. Mais il n’y eut plus rien.
En répétant mentalement ce que j’avais entendu, il me vint la conviction que ce bruit était celui d’une chaîne traînée sur le parquet. Une fois de plus, je haussai les épaules et je fis des considérations amères sur les constructions de 1939 qui ne valaient pas cher et dont les murs, plus minces que des murs japonais, laissaient passer tous les ébats des voisins comme si vous y assistiez. Après un petit coup de brosse au lavabo, je fermai la lumière et je revins dans ma chambre.
LOUIS XI
La première chose que je vis me fit douter de moi-même. Une chaise, immuablement placée entre la commode et le lit, et qui me servait depuis plusieurs mois de table de chevet, sans jamais bouger de place pour emplir une seule fois sa véritable fonction de chaise, ma chaise avec sa petite lampe dessus, était au milieu de la pièce…
Cette fois, il ne me vint pas une seule minute l’idée de rire, car un regard insistant était posé sur moi.
Dans l’angle de la chambre, au-dessus de mon lit, à l’endroit même où l’immeuble s’adossait aux Buttes, le mur était déchiré comme ces disques de papier que traversent les tigres dans les cirques, et hors d’un trou noir, plus noir que tous les noir du ciel et de la terre, Louis XI (que puis-je dire d’autre ?), Louis XI me regardait.
Pas une seule seconde je n’hésitai sur son identité : sans aucun doute était-il déjà dans mon cerveau avant de m’apparaître. Il était là, avec ses traits d’homme de proie, son regard dur et son nez trop fin. Pas un sourire n’éclairait son visage, pas un seul de ses muscles ne bougeait. Mais il était là, et il vivait : toute sa vie était entièrement présente dans la transparence étrange de ses yeux.
Je reconnaissais, en le voyant, la matérialisation très précise de cette présence qui m’avait tant oppressée, quelques instants plus tôt. Il n’était pas redoutable, aucune peur ne me gagnait, mais il était là. Louis XI me fixait, en plein 20ème siècle, avec ses yeux vivants, et la seule invraisemblance de cette stupéfiante vérité me rendait incapable d’aucune manifestation. Enfin, je crus être libérée de cet ascendant glacial qui me subjuguait, et je baissai les yeux vers la chaise. Elle aussi était bien là où elle n’était jamais, où je ne l’avais pas mise, et sa présence me confirma que je rêvais pas.
LE GIBET DE MONTFAUCON
Je levai de nouveau les yeux vers le mur. Il n’y avait plus que le mur de lit et rien d’autre…
Je me précipitai alors sur mes vêtements et je me rhabillai rapidement. Dehors, la fraîcheur de la nuit parut me renouveler la pensée et je crus être débarrassée de l’étrange vision. Mais un désir insurmontable restait en moi d’être en présence d’êtres vivants ; une force inconnue me poussait vers quelque créature humaine et je pénétrai, non loin de l’immeuble, dans un estaminet où parfois il m’arrivait de téléphoner.
Sans réfléchir, je demandai au patron, un vieil homme débonnaire, plus fait pour une auberge de campagne que pour un bar parisien :
« Vous savez peut-être, vous, ce que Louis XI est venu faire sur les Buttes-Chaumont ? »
Le plus curieux de cette histoire, c’est que l’homme ne s’étonna nullement de cette question et répondit, avec un étrange sourire :
« Ah, ah !… Vous habitez là-haut. Eh bien, Louis XI a fait pendre pas mal de gens, à cet endroit. Là, se trouve le Gibet de Montfaucon… »
Recueilli par
–––––
(Maryvonne Rouzier, in La Gazette provençale, lundi 4 janvier 1954 ; portait de Louis XI attribué à Jacob de Littemont, huile sur toile, c. 1469 ; « Montfaucon, » carte postale d’après une illustration d’Albert Robida, sd)