En Amérique du Sud, dans la région du Haut-Orénoque, il existe encore des tribus mal connues et de mœurs cruelles. Le héros de cette aventure devait garder des hommes-singes un souvenir inoubliable.
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Une nouvelle espèce de chasseurs parcourt aujourd’hui le monde, dont la patience, l’endurance, le courage sont trop ignorés du public. Ce sont les chasseurs de belles images vivantes, auxquels on doit les grands films documentaires comme ces admirables pages d’histoire naturelle animée, révélant les mœurs des fauves dans la brousse, des oiseaux dans leur nid, des poissons dans les profondeurs de la mer. Ils n’affrontent pas seulement les neiges des Andes, le soleil meurtrier d’Afrique et la pestilence des marais de Malaisie pour gagner leur vie. Ils aiment passionnément leur métier et leur art. Ils ne réussissent pas une ascension pour établir un record. Ils ne s’aventurent pas à portée des griffes du tigre et de la panthère pour que leur nom soit connu. Ce sont des purs.
Mon vieil ami Robin appartient à cette glorieuse phalange. Chaque fois que j’ai le plaisir de m’entretenir avec lui, il est bien rare que les hasards de la conversation ne l’amènent pas à me raconter l’une de ses aventures quelque part dans une région généralement peu connue du vaste monde, mais je ne sais comment cela s’était fait, il ne m’avait pas confié encore à la suite de quelles tribulations il avait été amené, en son jeune âge, à s’intéresser aux animaux.
Avant de chasser les herbivores, les carnassiers avec un appareil de prises de vue pour montrer leurs mœurs et leurs habitudes sur l’écran, Robin les a longtemps suivis à la trace, le fusil à la main, soit pour s’emparer de leur peau, de leurs défenses, soit pour les capturer vivants et les expédier à Hambourg, où se tient le grand marché des fauves.
« Comment ! me dit-il dernièrement, je ne vous ai pas encore raconté mes débuts… C’est bien par hasard, car mon premier voyage a été marqué par l’une des plus surprenantes, sinon la plus surprenante de mes aventures chez les sauvages. Et, pourtant, ma vie n’a été qu’un vrai roman d’un bout à l’autre.
Vous savez que je suis né dans la Brie. Mon enfance vagabonde s’est passée dans les bois et les chemins rétrécis par les ronces où chantent les oiseaux. Je lui dois de m’être intéressé tout jeune au monde prodigieusement varié des bêtes. J’aimais rester immobile et silencieux à l’abri d’un buisson pour écouter ce qu’on appelle, avec tant d’inexactitude, le silence de la campagne, pour observer les insectes, guetter les belettes et les chats en maraude.
Mes parents étaient pauvres. Mon père ne fit pas de difficultés pour me confier au directeur d’une ménagerie foraine en représentations sur la place du bourg voisin. J’avais treize ans et ne me doutais guère que toute ma vie, dès lors, se passerait parmi les animaux sauvages. Pendant cinq ans, je parcourus ainsi la France, l’Espagne, l’Italie, la Belgique et l’Allemagne, soignant les fauves. Et puis, j’entrai, en qualité de surveillant, à la célèbre ménagerie Hagenbeck, de Hambourg. J’y passai près de dix années, gagnant bien ma vie, aimant mon métier, m’initiant de jour en jour un peu plus aux mœurs des fauves. »
*
« Mon rêve était de partir pour les pays lointains, où les marchands de bêtes sauvages vont s’approvisionner. J’avais vingt-huit ans quand il me fut donné de le réaliser en m’embarquant pour l’Amérique du Sud avec des chasseurs qui allaient chercher, là-bas, des pumas et surtout de ces oiseaux magnifiques dont le plumage est une splendeur…
C’est alors que, durant dix-huit mois, avec de gais compagnons, je parcourus la Cordillère des Andes et les forêts du Brésil. Le résultat de notre expédition ayant été excellent et nos portefeuilles s’étant abondamment garnis, je résolus, au lieu de rentrer en Europe avec les autres, de tenter ma chance au cours d’un voyage périlleux mais passionnant.
Peu de voyageurs ont encore pénétré au cœur de l’Amérique du Sud. À moins d’emprunter le cours de l’Amazone pour traverser du Pacifique à l’Atlantique, il n’est d’autre moyen de pénétration que la montée et la descente des rios. Dans le sens de la longueur, du nord au sud, le voyage n’avait encore jamais été entrepris.
Le désir de mener à bien ce raid difficile me tenta. J’aime les aventures, et, plus d’une fois, j’avais rêvé de pénétrer dans l’intérieur des mystérieuses selvas, ces régions inconnues des explorateurs. J’adore le canotage, donc rien de plus facile que de naviguer sur les rios.
Je considérai le système hydrographique de l’Amérique du Sud et ses ramifications, s’étendant sur toute la surface du continent. Je dessinai mon itinéraire sur la carte. L’entreprise me paraissait fort aisée. J’avais décidé de me diriger vers l’Orénoque et de le descendre jusqu’à sa jonction avec le rio Négro. Cette rivière me conduirait au cours principal de l’Amazone. Le rio Tocantino me mènerait ensuite aux sources du Parana, et ce dernier cours d’eau porterait ma légère embarcation vers les eaux de l’Atlantique. En dehors de quelques portages relativement courts, je n’aurais qu’à laisser aller mon bateau au gré des courants. Rien de plus praticable en théorie. J’étais loin alors d’entrevoir toutes les péripéties qui m’attendaient.
Arrivé à la Trinité, je pris place sur un petit steamer qui me conduisit à Bolivar, sur les bords de l’Orénoque. Un troisième bâtiment m’amena à Alures, un petit pueblo (village), situé un peu plus haut sur la rivière. À cet endroit, le cours de celle-ci est interrompu par une série de rapides sur une longueur de dix kilomètres. Je franchis cette distance à pied, accompagné de deux porteurs qui m’ouvraient un chemin à travers l’enchevêtrement d’une végétation luxuriante. Plus loin, je réussis, après un laborieux palabre, à me faire conduire par un Indien « mestizo, » possesseur d’un « canoa, » aussi robuste que léger. J’étais porteur d’un bon winchester, d’un kodak et d’une respectable provision de munitions.
Le canot avançait lentement. Juan (j’avais ainsi baptisé le « mestizo ») manœuvrait un aviron ; avec l’autre, j’imitais automatiquement les mouvements rythmés de mon compagnon.
Nous suivions le bord, afin d’éviter la trop grande force du courant. Vers le milieu du jour, nous prenions un long moment de repos sur le canapé de verdure. La nuit, nos hamacs étaient jetés entre deux arbres à une hauteur suffisante au-dessus du sol pour nous préserver contre les habitants de la forêt. Quelquefois aussi, nous voyagions la nuit à la lueur des étoiles, qui sont extraordinairement brillantes en ces régions.
Rien n’était aussi délicieux que de glisser ainsi dans cette demi-obscurité, où, par instants, les étoiles jetaient une clarté fugitive. Le silence était fort impressionnant, et j’ai plus d’une fois tressailli en entendant, dans la « selva » environnante, le cri des singes ou la plainte de cet étrange oiseau que les Espagnols appellent « aima perdida » (âme perdue).
Nous n’étions jamais à court de nourriture fraîche, et, cependant, je n’avais jamais à faire usage de ma carabine.
Juan était un habile pêcheur, et il n’avait pas son pareil pour tuer, à l’aide d’une sarbacane, des perroquets et des singes.
Les petits singes formaient un excellent rôti, bien que, à vrai dire, leur chair me dégoûtât un peu. Ceci à cause de leur ressemblance avec un corps d’enfant.
Nous voguâmes ainsi pendant plusieurs jours. Parfois, Juan attachait une petite voile à la pointe de son canot quand le vent était favorable.
De temps à autre, apparaissait quelque misérable « caserio, » dont les habitants ne semblaient avoir d’autres occupations que celle de se balancer dans des hamacs, à moins qu’ils ne fussent occupés à tuer les parasites qui les dévoraient.
Le soir, j’étais parfois fort long à m’endormir ; il me semblait toujours apercevoir dans la nuit quelques phosphorescences qu’accompagnaient des cris inquiétants.
Cependant, le sommeil me gagnait.
Un matin, je fus surpris à mon réveil de ne pas apercevoir auprès du mien le hamac de Juan. Mon fusil avait disparu.
Sans doute, mon compagnon était-il à la chasse ; je l’appelai, point de réponse. Je courus à la rivière, point de canot !
Un frisson d’inquiétude me secoua.
Juan avait-il pris la fuite avec mon fusil et mes provisions ?…
Cette pensée était si horrible que j’essayai de la chasser de mon esprit. Il reviendrait sans doute.
En dépit de mon anxiété croissante, j’attendis patiemment le retour de Juan.
Les heures passèrent, confirmant mes premiers soupçons. J’allais me trouver seul et sans armes !
D’un côté, la forêt vierge, de l’autre le courant traître de la rivière ! Que faire, et où aller ?… Je n’en savais rien. Je ne pouvais songer à poursuivre ma route. La forêt était impraticable sans le secours de ma « machette » (sabre d’abatis), restée dans le canot.
Un indescriptible embroussaillement s’offrait à ma vue.
Complètement découragé, ne voyant aucune chance de salut, je m’étendis sur le sol.
Le jour touchait à sa fin, et l’obscurité croissante ne faisait qu’ajouter à mon désespoir.
Soudain, je m’éveillai de ma torpeur. Un tronc d’arbre descendait le courant de la rivière.
La Providence m’envoyait-elle cette unique planche de salut ?… Un instant, je fus pour m’élancer vers cette embarcation primitive. La crainte des crocodiles me retint. Le salut était passé !…
« Tant pis, pensai-je, cela m’apprendra à me décider plus vite une autre fois. »
D’ailleurs, une espérance brillait maintenant en moi.
En suivant le cours de la rivière, je trouverais bien à nouveau quelque souche d’arbre.
« La nuit porte conseil, » pensai-je enfin, en m’endormant d’un profond sommeil dans mon hamac. »
*
« Je fus éveillé par des tiraillements d’estomac qui me rappelèrent que je n’avais rien mangé depuis la veille.
Nouvelle angoisse ! Comment me procurerais-je quelque nourriture ?…
J’enroulai mon hamac en bandoulière et je commençai, m’accrochant aux lianes, à descendre le cours de la rivière.
J’essayai, tout en marchant, d’apercevoir quelque fruit pour calmer ma faim.
Je découvris enfin quelques baies jaunâtres, assez semblables à des prunes ; mais n’étaient-elles pas vénéneuses ? J’étais trop affamé pour hésiter longtemps et je mangeai tout mon content. Ne ressentant aucun malaise après ce repas, je chargeai mon hamac d’une provision de fruits et continuai mon pénible voyage.
Vint une autre nuit. Le lendemain, après un repas de fruits, je repris ma course, soutenu par l’espérance de rencontrer quelque arbre flottant.
De temps à autre, je lançais un appel qui se répercutait à travers la sombre forêt, mais aucun cri humain ne répondait à ma voix et je me sentais enterré vivant dans cette immense solitude.
Vers midi, je venais de m’arrêter pour prendre un instant de repos, quand, soudain, je perçus un bruissement dans les buissons qui m’environnaient. Instinctivement, je me blottis derrière un arbre et, un instant plus tard, j’aperçus, derrière le rideau de verdure, trois faces horribles.
Me croyant en présence de trois gros singes, j’eus un instant l’idée de me jeter dans la rivière. Cependant, une de ces affreuses créatures ayant approché, je découvris que j’étais en présence d’êtres humains. Mon appréhension fut remplacée par une immense joie, et, les considérant comme mes sauveurs, je courus vers eux. Peu m’importait alors qu’ils ne fussent pas mieux vêtus qu’Adam et que des sons étranges sortissent de leurs gorges. Leurs corps étaient couverts d’une couche de boue grise qui, formant sur leur visage une sorte de masque, leur donnait un aspect fort étrange. Ils étaient armés de couteaux de bois dur qui leur servaient de hachettes.
J’essayai, de la voix et du geste, de leur faire comprendre mes besoins. Je ne sais ce qu’ils perçurent de mes explications, mais l’un d’eux se plaça devant moi, les deux autres derrière, et nous nous mîmes ainsi en marche. Mon guide rampait comme un serpent à travers la forêt et je le suivais avec grande difficulté ; les deux autres « anthropoïdes » (ceci me semble le meilleur terme pour désigner ces étranges créatures), les deux autres anthropoïdes, dis-je, me frayaient un chemin à l’aide de leurs couteaux de bois. Après un temps assez long durant lequel j’avais marché comme dans un rêve, nous arrivâmes à une petite clairière où j’aperçus des eaux courantes qui, – à mon avis, – devaient être une branche de l’Orénoque.
Deux ou trois douzaines d’Indiens (hommes, femmes et enfants), aussi légèrement vêtus que mes conducteurs et tout aussi horribles, peuplaient cet endroit, bien que je n’y pusse découvrir aucun signe d’habitation.
Mon arrivée provoqua parmi la tribu une énorme surprise, qui se traduisit par une multitude de cris, de gestes et d’attitudes grotesques. Sans doute, ces braves gens n’avaient jamais eu l’honneur d’être visités par un homme blanc. Je fus immédiatement environné par une foule de physionomies grimaçantes, mais non hostiles. Ceci me rassura et, exténué de fatigue, je me laissai tomber sur le sol, tandis qu’une sérieuse conversation s’engageait entre mes guides et les autres indigènes.
Un peu plus tard, deux ou trois d’entre eux me conduisaient vers une échelle de lianes qui pendait d’un arbre et à laquelle ils m’aidèrent à monter. Je regardai en l’air et j’aperçus une sorte de petite hutte qui reposait sur les branches de l’arbre. Ce logement aérien me plaisait et je grimpai sans protester, toujours suivi par l’un des sauvages. J’arrivai à une étroite plateforme, où se tenait accroupie une hideuse vieille femme qui pouvait avoir de soixante à quatre-vingts ans. Peu soucieux de partager le logement d’une telle compagnie, je jugeai préférable de redescendre… mais, à ma grande surprise, l’échelle avait disparu.
« Puisque me voici prisonnier de cette vieille sorcière, advienne qui pourra… » pensai-je.
Philosophiquement, je m’assis en tailleur et j’attendis. La vieille ne tarda pas à m’apporter une calebasse remplie d’une pulpe blanchâtre. Sans même m’assurer du contenu, je l’avalai, me servant du creux de ma main en guise de cuillère. Le mets en question était de saveur douteuse, mais il semblait nourrissant.
Était-ce un poison ?… Je m’en occupai peu alors.
Mon repas terminé, je m’étendis et m’endormis profondément.
Quand je m’éveillai, après d’affreux rêves, mon hôtesse m’apporta immédiatement un second repas, auquel je fis amplement justice. Je désirais descendre afin de prendre un peu d’exercice, mais j’essayai en vain d’obtenir une échelle. Mes signaux restèrent inutiles. La vieille femme ne me prêtait aucune attention. Elle disparut pour se cacher quelque part.
Autour de l’arbre pendaient bien des lianes, mais elles me semblaient de force plutôt douteuse pour supporter le poids de mon corps. Je m’assis au bord de la plateforme, surveillant les alentours. Je pus compter une douzaine environ d’habitations aériennes semblables à la mienne.
Tandis que les mères préparaient les repas dans des mortiers de bois, les bébés étaient suspendus à des branches légères. Quelques hommes pêchaient, mais la principale occupation semblait être le « dolce farniente… » Que n’ai-je possédé alors l’un de ces appareils de « prises de vues » dont j’ai tiré, depuis, tant de films documentaires sensationnels !… J’aurais pu tourner là, du haut de mon observatoire, une bande peu ordinaire.
Je ne tardai pas à me rendormir.
Quand je me réveillai le matin suivant, mes yeux furent attirés par un étrange spectacle : la tribu entière était occupée – sur les bords de la rivière – à se rouler dans la boue épaisse, tel un troupeau de porcs. Je suppose que cette couche de boue dont mes hôtes enduisaient leur corps était destinée à les préserver contre les piqûres d’insectes. J’aurais volontiers été heureux de me joindre à leur exercice, car les moustiques ne m’épargnaient guère !
Quatre ou cinq jours passèrent. Les sauvages semblaient totalement oublier ma présence ; cela devenait inquiétant, et je commençais à languir sur ma plateforme. Quelles étaient sur moi les intentions de la peuplade ? Me garder comme un fétiche ou comme une bête curieuse ?… Plus d’une fois, je fus tenté par la pensée de jeter « par-dessus bord » mon vieux geôlier, mais cela n’eût rien changé à ma position et mon estomac lui gardait une certaine gratitude des repas qu’elle me servait régulièrement. Mon appétit ne faisait que croître et, comme je restais immobile, j’engraissais considérablement.
Une nuit, je fus éveillé par un léger contact ; la vieille était courbée sur moi et me passait les mains doucement sur le corps. Une pensée affreuse s’empara de moi. Peut-être avais-je affaire à des cannibales qui m’engraissaient afin de se régaler de ma chair blanche !
Je n’osais envisager cette terrible hypothèse et, cependant, quand vint le soir, j’étais résolu à m’enfuir coûte que coûte.
À la nuit, je glisserais jusqu’au sol comme je pourrais, je gagnerais la rivière et m’enfuirais à l’aide de l’un des canoës qui y étaient amarrés.
Le sommeil de ma gardienne semblait très agité, cette nuit-là. À chacun de mes mouvements, je la trouvais éveillée, et le jour vint sans que j’eusse pu mettre mes plans à exécution. À ce moment, je lui eus volontiers tordu le cou, mais la prudence m’inspira des sentiments plus humains.
« Peut-être, pensai-je, ce jour qui se lève est-il destiné au grand festin dont je serai l’ornement ! Étais-je gras à point ? Que n’eussé-je pas donné alors pour ressembler à un squelette ! »
Je passai le jour en méditations et en prières, suppliant le ciel de faire enfin redescendre la nuit, protectrice de mes projets. Le soir vint enfin, et la vieille s’endormit d’un profond sommeil.
Je rampai jusqu’au bord de la plateforme et, quelques minutes plus tard, je descendais, m’accrochant désespérément aux plantes parasites qui entouraient l’arbre ; chaque seconde pouvait me précipiter dans le vide ! Je gagnai enfin le sol, et, pendant un instant, surveillai les environs. Le cœur battant, je m’approchai de la rivière, détachai une pirogue, saisis la pagaie…
Mon embarcation descendait au gré du courant ! »
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« Ce fut avec un sentiment de joie indescriptible que je me sentis emporté une fois de plus vers la civilisation et le salut.
Je pagayai de toutes mes forces, certain que les hommes-singes ne tarderaient pas à me poursuivre…
Quand vint le jour, j’étais déjà loin du campement ennemi.
J’approchai des bords et, cachant mon canoë dans un massif de verdure, je m’accordai quelques instants de repos.
Je n’étais pas dans ma retraite depuis un quart d’heure, quand j’aperçus deux canoës qui descendaient rapidement vers moi. Deux hommes étaient dans chaque embarcation et je reconnus immédiatement mes aimables hôtes. J’affermis ma pagaie dans mes mains, car j’étais bien décidé au combat si ma retraite était découverte.
L’odorat si réputé des sauvages est sans doute un mythe, car l’ennemi passa sans soupçonner ma présence.
Je poussai un soupir de satisfaction et m’endormis au fond de mon embarcation.
Je restai là tout le jour et, n’ayant pas revu l’ennemi, je supposai qu’il avait repassé devant moi tandis que je dormais. À la nuit, je continuai mon pénible voyage, suivant le bord de très près. Bientôt, cependant, je perdis de vue les rives et je me trouvai sur une vaste nappe d’eau. Un courant changea la direction de mon canot et l’entraîna avec une grande rapidité vers une nouvelle destination. Me souvenant que tous les chemins mènent à Rome et tous les cours d’eau à l’Océan, je me confiai au destin.
Au jour, je me trouvai sur une large rivière. Sans doute mon voyage, commencé sur une des branches de l’Orénoque, s’achevait-il sur le bras principal du fleuve. Je repris ma pagaie et me dirigeai vers la rive en quête de quelque nourriture.
Ne trouvant aucun fruit, je me mis à mâcher des feuilles. Je passai le jour caché dans le feuillage et, à la nuit, je repris ma course avec plus d’ardeur que jamais, car je me savais maintenant dans la direction de Bolivar.
Je continuai mon voyage le jour suivant, certain maintenant que les hommes-singes avaient abandonné ma poursuite. J’eus, ce jour-là, la bonne fortune de rencontrer une tortue qui prenait un bain au soleil. Inutile de dire que je ne fis aucune difficulté pour me repaître de sa chair crue.
Je m’endormis alors.
Pendant mon sommeil, quelque visiteur affamé vint achever les restes de ma tortue ; heureusement, il avait eu le bon goût de me respecter. Vers la fin du jour, j’aperçus enfin une colonne de fumée ; je m’arrêtai toute la nuit et, le lendemain, ne sachant où j’allais ni ce qui m’attendait, je voguai avec précaution. »
*
« C’est une sensation bien pénible à la longue, vous savez, que d’être seul ainsi au milieu de la nature sauvage, et je plains sincèrement des hommes comme Alexandre Selkirk, ce matelot qui servit de modèle à Daniel de Foë pour son Robinson Crusoé, car les années qu’il passa isolé sur son île durent être épouvantables.
J’avais échappé de peu à la mort. Chaque minute semblait me rapprocher de la délivrance et, au dernier moment, une grande angoisse me prenait, car il me semblait qu’un danger nouveau, inévitable, allait s’abattre sur moi.
Tout à coup, j’aperçus dans la verdure, au-dessus du fleuve, un panache mouvant de fumée. J’étais payé maintenant pour savoir que non seulement il devait y avoir un feu sous cette fumée, mais encore qu’autour du feu pouvaient être réunis des sauvages peu hospitaliers. Je me tins donc prêt à toute éventualité, me rapprochant le plus possible de la rive opposée.
Alors, à un détour du fleuve, un gaiola, un petit steamer m’apparut, luttant contre le courant. Vous n’allez pas me croire, mon ami, mais aucun des yachts luxueux que j’ai vus en Amérique ou en Europe ne m’a paru plus beau que ce noir et petit rafiot. Je crois que je devais danser dans ma pirogue, tant ma joie était grande. En tout cas, j’attirai l’attention à bord du gaiola, car plusieurs hommes apparurent sur le pont. Je leur adressai des signes délirants et je compris qu’ils manœuvraient pour me permettre de les aborder. Hein ! croyez-vous, quelle rencontre, quand on a cru qu’on allait faire les frais d’un rôti ou d’un pot-au-feu !…
Le premier homme dont je pus toucher la main fut celui qui m’aida à monter à bord. Il était nègre. Je le trouvai si gentil que je l’aurais embrassé volontiers si je n’avais craint de lui faire peur. Vous imaginerez facilement que je n’étais pas très présentable après tant de péripéties. Mes cheveux et ma barbe se confondaient en une espèce de broussaille au milieu de laquelle on devait apercevoir mes yeux.
Les sauvages s’étaient emparés de mes dernières loques et j’avais dû me confectionner une ceinture de feuillage qui me donnait certainement une assez drôle d’allure.
« D’où diable sortez-vous ? me demanda un blanc que je sus être, par la suite, le propriétaire du vapeur.
– De chez les hommes-singes.
– Vous dites ? »
Je lui racontai rapidement mon histoire.
« Je crois que vous pouvez remercier le Bon Dieu. Les habitants des forêts du Haut-Orénoque jouissent de la plus fâcheuse réputation, et j’estime qu’ils ne l’ont pas volée. Je ne saurais affirmer toutefois qu’ils sont réellement cannibales.
– N’en doutez plus, mon cher monsieur. Jamais je ne croirai qu’ils m’engraissaient par philanthropie. »
Senhor Moralès, qui se rendait à Bolivar, s’offrit à m’y conduire.
« Vous iriez au pôle Sud pour trois ans que je vous y suivrais avec plaisir, dis-je.
– Même habillé comme vous l’êtes ? »
C’était un gai compagnon, un brave homme, et je n’ai jamais fait de voyage plus agréable que celui-là. Tout de même, en y repensant, j’avais eu de la veine dans mon malheur. Pendant longtemps, mon sommeil fut troublé par l’apparition de la vieille gardienne venant palper mon corps pour constater s’il était à point.
Cette aventure, conclut Robin, me guérit à tout jamais du désir d’explorer les rivières de l’Amérique du Sud, et j’abandonnai l’idée de traverser le continent par la voie des eaux, mais je ne renonçai pas pour cela, comme vous le savez, à l’existence si prenante des errants de la brousse. »
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(Jacques Cézembre [pseudonyme d’André Reuze], in Dimanche-Illustré, neuvième année, n° 435, dimanche 28 juin 1931. Cette nouvelle constitue en fait le premier chapitre du roman Robin chasseur de fauves : « Capturé par les hommes-singes, » couverture illustrée par Maurice Toussaint, Paris : Librairie Jules Tallandier, collection « Le Livre national, » « Bibliothèque des Grandes Aventures, » n° 288, sd [1929] ; initialement paru dans Sciences et Voyages, revue hebdomadaire illustrée, huitième année, n° 411, 14 juillet 1927, il a également été repris sous la signature de « Jacques Sézembre » dans La Dépêche coloniale et maritime, quarantième année, n° 10217, 10218, 10219, 10220, samedi 20 et dimanche 21, lundi 22 et mardi 23, mercredi 24 et jeudi 25 février 1932)