X

 
 

Resté seul, lord Ewald alla s’accouder à la balustrade de sa fenêtre. C’était une espèce d’échauguette en pierre découpée à jour, qui faisait saillie sur la muraille, à plus de cent mètres au-dessus de la mer.

La nuit était venue, belle, mais assez obscure, parce qu’on était au dernier quartier de la lune. En revanche, les étoiles étaient très brillantes et le flot très calme ; à peine l’entendait-on se heurter sourdement contre la falaise à pic.

Lord Ewald se sentait extraordinairement las et hors d’état de réfléchir. S’il eût été de sang-froid, la mésaventure de son Hadaly lui aurait rappelé celle de sainte Soucy qui, pour échapper aux poursuites amoureuses d’un prince barbare, obtint de la Vierge qu’elle lui fît pousser dans la nuit une barbe de sapeur. Si violente fut la désillusion de son amoureux, qu’il la fit crucifier ; et, certes, lord Ewald (le doux lord Ewald) en aurait bien fait tout autant, s’il n’avait pas eu peur qu’on se moquât de lui dans les gazettes. Faute de mieux, il pestait silencieusement contre Édison, Alicia, et surtout Guy de Veyre qui lui semblait jouer dans tout cela un rôle passablement méphistophélique. Cependant, peu à peu, la tempête qui bouillait dans son crâne s’apaisait, le sommeil le gagnait, et il allait fermer sa fenêtre, lorsque deux mains moites et parfumées s’appuyèrent sur ses épaules.

Ah ! il se les rappelait, ces mains d’Hadaly qui, deux mois auparavant, s’étaient appuyées sur les mêmes épaules ; et maintenant elle gisait là, inerte et défigurée. S’était-elle relevée de son cercueil ? non. Ces mains n’étaient pas les siennes ; elles ne portaient aucune bague, elles étaient longues, pleines et souples comme celles d’Alicia. Alicia ? allons donc ; en ce moment, elle voguait vers la Nouvelle-Calédonie avec un révérend crasseux ou elle recevait à Lisbonne les hommages du comte de Coëlhos. Pas distinguée, cette pauvre Alicia ! Mais elle était docile et tranquille, et elle peuplait sa solitude ; franchement, on pouvait s’en contenter. Il fallait en faire son deuil et faire bon accueil à celle qui, dans ce monde, s’était nommée Mrs. Sowana Anderson. Sowana, le cygne ! C’était son chant qu’il avait entendu dans le parc d’Édison.

Pendant ce temps, les mains mystérieuses s’étaient rapprochées insensiblement de son cou laissé à découvert par sa chemise orientale, de sorte qu’elles se trouvaient à nu sur sa chair, l’inondant de leurs effluves magnétiques.

Lord Ewald frissonna. Il saisit brusquement les deux mains et les baisa l’une après l’autre, puis il les tira doucement à lui. Deux bras, nus jusqu’aux épaules, glissèrent le long de son cou, en refoulant de lourds bracelets. Il y avait un corps au bout de ces bras, un corps très vivant et très souple, et, dans ce corps, un cœur qui battait très fort. Mais Guy de Veyre lui avait tant rabâché le chapitre des péris, qu’il n’y trouva rien d’étonnant. Il se retourna et, prenant le spectre par la taille, il l’assit à côté de lui sur le banc de pierre qui faisait intérieurement le tour de l’échauguette. Le spectre n’opposa aucune résistance ; il s’affaissa mollement sur l’épaule qui le soutenait et se mit à pleurer silencieusement.

Outre que la lune éclairait fort peu, le groupe était assis de façon à lui tourner le dos ; lord Ewald ne distinguait donc rien de la personne de sa nocturne visiteuse. Mais comme son bras était passé autour de sa taille, il ne pouvait pas faire autrement de constater que sa toilette, qui semblait très riche, n’avait rien de commun avec celle d’une Anglaise. Aucun corset n’emprisonnait son buste flexible ; un long voile lui tombait de la tête aux pieds. Ce voile recouvrait des vêtements d’étoffes lourdes et raides, à longs plis étagés comme des tuyaux d’orgue.

« Sowana ! » murmura lord Ewald.

Le spectre ne répondit point.

« Ne vous nommez-vous donc pas Sowana ? demanda le lord.

– Ah ! oui, Sowana ! je m’appelle Sowana, » répondit le spectre, comme une actrice qui semble avoir oublié son rôle.

D’ailleurs, la voix était celle d’Alicia, et l’on ne cherchait nullement à la déguiser.

Profondément surpris, lord Ewald se leva brusquement et alla presser, près de la fenêtre, un bouton qui inonda immédiatement toute la pièce d’une éblouissante lumière électrique.

C’était bien Alicia, ou du moins son spectre qui était assis sur le banc de la fenêtre, mais une Alicia tellement transfigurée qu’il avait toutes les peines du monde à la reconnaître. En effet, elle ressemblait trait pour trait à la Danaë de Paphos, telle que l’avait décrite sir Guy de Veyre.

Sa tête était ceinte de la cidaris ou couronne d’or repoussé, entremêlée de sphinx et d’églantines d’où s’échappait un voile écarlate qui lui tombait jusqu’aux pieds. Ses oreilles délicates étaient enchâssées dans des bijoux qui en emboîtaient exactement la forme et supportaient toute une rangée de longues clochettes d’or. Sa lourde chevelure blonde était divisée en six longues tresses, entremêlées de médailles d’or. Une profusion de colliers formant rivière inondait son cou et son sein. Deux riches agrafes rattachaient à ses épaules son khiton safran, plissé en tuyaux d’orgue. Une longue tunique bleu pâle, également plissée, recouvrait ses pieds nus chaussés de cothurnes pourpre.

Cette parure était celle qui ornait la vitrine de la salle à manger ; le lord la reconnaissait parfaitement, mais comment celle qui s’en était parée s’était-elle introduite dans sa chambre, alors que l’ascenseur était enchaîné, et comment avait-elle les traits d’Alicia, tout en lui ressemblant si peu, car son visage était empreint d’une majesté et d’une mélancolie qu’il ne lui avait jamais vues ? Ah ! c’était pour le coup qu’il retrouvait en elle cette sombre et mystérieuse rêverie qui est le charme indéfinissable de la Vénus de Milo.

Lord Ewald n’avait jamais rimé. S’il adorait la poésie, il était trop paresseux pour s’y essayer ; mais il avait une excellente mémoire et il répéta à mi-voix les vers de sir Guy :
 

Maîtresse inconnue,

Austère Junon,

Mes bras ne pressent-ils qu’une nue ?

N’es-tu que le rêve

Perfide d’Ixion ?

As-tu le corps des filles d’Ève ?

L’enfer n’a-t-il vomi, dans mon sommeil hanté,

Qu’un fantôme de morte en ses flancs enfanté ?

 

Le charmant spectre n’était pas non plus de nature sibylline, comme l’altière protectrice du major de Veyre. Elle ne paraissait même pas avoir une intelligence bien profonde de la langue française ; mais elle semblait avoir quelque chose à dire, car elle se leva et marcha en pleine lumière avec la grâce d’une immortelle. Le lord, émerveillé et terrifié à la fois, se laissa tomber à ses pieds.

« Ô Sowana ! murmura-t-il, en couvrant ses mains de baisers.

– Sowana ? répondit l’idole en le relevant nerveusement ; c’était ainsi, je crois, que se nommait Mrs. Anderson, cette artiste qui a fait ma statue. Peut-être est-ce cette femme qui me guide dans mes actions, car, depuis que j’ai naufragé, elle m’apparaît presque toutes les nuits dans mes rêves, et elle me donne des conseils que j’essaie de suivre. Mais, mylord, je ne suis pas Sowana ; je suis la pauvre Alicia, que vous n’aimez plus, après l’avoir trop aimée. Je ne vous suis rien ; vous m’avez quittée, comme vous m’avez prise, avec une bonté dédaigneuse. C’était votre droit, et vous avez tenu plus que vous n’aviez promis. Jusqu’ici, je ne m’étais pas aperçue que vous tinssiez une bien grande place dans mon cœur ; je n’étais pour vous qu’une esclave de luxe. Tant que j’ai mangé votre pain, j’ai cru me respecter en vous restant fidèle ; c’était, de ma part, l’effet d’une loyauté naturelle, de ma famille n’ayant reçu que de mauvais exemples. Je comptais cependant vous quitter sans regret, car je n’avais fait aucun effort pour m’attacher à un maître provisoire, et j’avais pris mon parti d’une destinée qui me condamnait à m’adjuger au plus offrant. Il me serait donc difficile de vous dire pourquoi j’ai été si horriblement froissée de la dernière lettre que Votre Grâce m’a fait l’honneur de m’écrire. D’abord, je n’y avais rien vu de blessant ; mais, cette nuit même, celle que vous nommez Sowana m’apparut et me dit : « Chère enfant, pendant tout le temps que j’ai travaillé d’après vous, j’ai cherché à porter quelques lumières dans les ténèbres de votre esprit, parce qu’il me semble que vous êtes née avec un noble cœur et que vous valez mieux que votre destinée ; tâchez donc de comprendre qu’une femme n’est seulement pas faite pour être belle et pour bien porter une toilette à la mode. L’argent n’est une force que pour les hommes bornés et les femmes laides. Votre beauté, avec votre éducation, est une véritable malédiction pour vous et pour les autres. C’est le désir de mourir que vous inspirez, au lieu de celui de vivre, parce que, chez vous, le moral est tellement au-dessous du physique, qu’il produit une discordance désespérante. Si vous aviez une idée de ce que peuvent être les dons de l’esprit, vous auriez pu faire de lord Ewald le plus heureux des hommes, tandis qu’Édison et moi, nous avons eu toutes les peines du monde à le faire renoncer au suicide. »

J’écoutais Mrs. Anderson avec distraction, parce que je ne la comprenais guère. Comment l’aurais-je comprise ? On ne m’a appris qu’une chose, c’est que deux schellings valent mieux qu’un. Lorsque je vous ai vu m’abandonner pour sauver un colis, j’ai eu froid dans le cœur, et lors de mon isolement en mer, sur ce même colis que vous m’aviez préféré, je commençai à réfléchir, car que faire autre chose, entre le ciel et l’abîme ? Si près de la mort, il me sembla que je m’y étais bien mal préparée par ma vie passée. Le révérend Johnson était bien vulgaire ; cependant, il me donna quelques bons conseils, et me fit entrevoir qu’il peut exister une religion moins brutale que celle qu’on m’avait enseignée. Malheureusement, à Lisbonne, l’on me fit des propositions qui ne pouvaient manquer de séduire une créature élevée comme je le suis. Avec ma sotte franchise, ce vice impardonnable à vos yeux, ma seule vertu aux miens, je m’offris à vous au rabais, comme je m’offrirais à un impresario lyrique. J’ai été élevée pour monter sur les planches, et on m’a toujours affirmé que, si je n’y réussissais pas par mon talent, ma beauté m’y ferait, à coup sûr, une place. Au moment de renoncer à vous, je me suis aperçue que je vous aimais plus que je ne pensais, et cette réponse ironique, que je n’avais que trop méritée, m’a fait voir que je vous aimais tout à fait. Sans vous avoir beaucoup étudié, je vous connais assez pour savoir qu’étant d’une patience qui ne se dément jamais, vous êtes non moins inexorable dans vos décisions et, qu’avec vous, ce qui est brisé ne se renoue jamais. J’ai cependant voulu vous revoir, de sorte que j’ai accompagné le colis d’Édison. Il m’aurait été dur de me faire mettre à la porte dans une demeure où j’ai été presque traitée en lady. Aussi, au lieu de me montrer, je me suis d’abord adressée au suisse. Comme j’avais été généreuse avec lui, je l’ai trouvé reconnaissant, et il s’est arrangé de façon à me mettre en rapport avec le major de Veyre, le meilleur des hommes. Il est plus indulgent que vous, parce qu’il connaît mieux la vie. Ma bêtise, qui vous désolait, lui a plu, parce qu’il la baptise du nom de « candeur. » Il ne m’a pas dissimulé que, si je me présentais à la bonne franquette, tout bêtement, je n’obtiendrais de vous que dix minutes d’audience froidement et banalement bienveillante, suivie d’un royal cadeau ; mais il m’a assurée que, si je piquais votre curiosité blasée et ennuyée, je…

– Vous ? » demanda Ewald, en s’asseyant sur une causeuse et essayant de l’embrasser.

Elle ne se défendit que par un regard empreint d’une telle tristesse que le lord s’en sentit glacé. Il se contenta de prendre une de ses mains dans les siennes, et il s’écria :

« Ah ! miss Alicia, si vous aviez été toujours comme ce soir !

– Si j’avais été toujours comme ce soir, répondit la belle jeune femme avec une mélancolie toujours croissante, je n’aurais pas été la dupe d’un lovelace de campagne et je serais encore une honnête fille. Aussi, je n’éprouve plus que le sentiment d’une lassitude sans bornes, et le désir d’une retraite où je puisse purifier mon âme de mes souillures. Voici votre chèque de 30 000 dollars, mylord Ewald ; je n’en ai plus que faire dans la vie à laquelle je me destine désormais.

– Vous savez bien que je ne reprends jamais ce que j’ai donné, répliqua glacialement le lord.

– Je le sais ; aussi je l’anéantis, dit Alicia, en déchirant le chèque en mille morceaux sur le cercueil d’Hadaly.

– De sorte, répliqua lord Ewald de plus en plus glacial, que vous me forcez à rester votre obligé.

– Je ne vous force à rien, mylord ; mais aucune loi d’Angleterre ne me condamne à garder un argent ignominieusement gagné. Les Clary sont de sang normand aussi vieux que le vôtre, et, si mon père l’a indignement avili, c’est toujours ce vieux sang normand qui coule dans mes veines. Mylord, je veux reconquérir le droit de m’appeler Clary.

– Et comment, malheureuse enfant ?

– Il existe à Jérusalem des diaconesses protestantes, qui tiennent des écoles pour les petites Arabes ; je ne suis pas assez lettrée pour être maîtresse, mais je me suis assurée que je serai acceptée comme servante.

– Mais c’est un suicide !

– Peut-être ! Au moins est-ce un suicide honorable.

– Alicia ! Ce n’est pas possible, tu n’es pas Alicia. Qui a pu faire de toi une coquette aussi infernale ? Est-ce Guy de Veyre ? Voyons, tu répètes le rôle qu’il t’a soufflé. Que t’a-t-il dit ?

– Rien que cela : « Lord Ewald a besoin d’être secoué ; secouez-le comme un prunier. C’est un efféminé. »

– Mais rien n’est terrible comme un efféminé, qui se souvient qu’il est né mâle. Tu es à ma discrétion, après tout ; as-tu calculé les dangers que tu pouvais courir en venant me braver chez moi ? Tu as déchiré un chèque de 30 000 dollars ; tu vas en accepter un autre du double.

– Jamais.

– Ah ! je t’y forcerai bien, s’écria lord Ewald, dont la froide colère avait fait un Satan foudroyé. Une fois, ta torpeur m’a poussé au suicide ; aujourd’hui, ton orgueil fera de moi un criminel. Accepte ou, je te le jure, foi de lord Ewald, je te précipite dans cet abîme et je m’y lance avec toi.

– Comme il vous plaira, mon beau seigneur. Je vous aime, et mourir dans vos bras, c’est le seul bonheur que je puisse souhaiter. »

Lord Ewald était de taille moyenne et semblait délicat ; mais il avait exercé ses muscles au collège de Cambridge, et ces muscles étaient d’acier. D’ailleurs, une fureur froide et contenue décuplait ses forces. Alicia était grande et robuste, autant qu’on peut l’être sans cesser d’être exquise. Il l’enleva comme une plume et la porta jusqu’à la fenêtre. La jeune femme n’avait opposé aucune résistance. Là, elle l’arrêta, suppliante.

« Cèdes-tu ? demanda-t-il.

– Il le faut bien ! » murmura-t-elle, les yeux mi-clos.

Le lord radieux ouvrit les bras ; elle se redressa, l’étreignit follement, puis, comme un ressort d’acier qui se détend, elle le repoussa de toute sa force, bondit sur la balustrade et s’élança dans le vide.

Par un effort surhumain, Ewald la ressaisit. L’amour soulève les montagnes ; ce tour de force ne comportait pas d’autre explication. Le lord rapporta triomphalement sa maîtresse, qui avait perdu connaissance. Il était ravi, mais furieux et dans l’impossibilité de contenir ses nerfs. La main lui démangeait comme à un rustre. Il redressa brutalement Alicia contre la muraille et lui appliqua un vigoureux soufflet.
 

(À suivre)

 
 

 

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(Claude-Sosthène Grasset D’Orcet, « Fantaisies romantiques – nouvelles, » in Revue britannique, reproduisant les articles des meilleurs écrits périodiques de l’étranger complétés par des articles originaux, soixante-sixième année, tome II, 1er avril 1890 ; illustrations de Raphaël Drouart pour L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, Paris : Henri Jonquières, 1925)