Daniel Abintus était un pâle enfant au regard mélancolique, à la voix douce et profonde.

Chaque cri de la nature joyeuse ou triste, chaque douleur extérieure trouvait un écho dans sa poitrine délicate. Il souffrait de toutes les souffrances autour de lui.

Cent fois le jour, il mettait la main sur son cœur qui battait à se détacher et s’écriait : « Mon Dieu ! »

« Il ne vivra pas vieux, prophétisaient les médecins ; le système nerveux est trop développé, et le sang trop pauvre. »

À vingt-cinq ans, il en paraissait dix-huit, et le cœur battait plus que jamais.

En ce moment, une grande découverte étonnait le monde savant : le professeur Ingelmard, le célèbre président de l’Académie des Marchenronds, venait de recomposer la pâte animale.

Était-ce à force de souffler ses fourneaux, de remplir ses cornues, de fouiller, de disséquer, de fondre, de précipiter, d’évaporer ? ou bien avait-il été visité, dans une nuit obscure, par l’Esprit du Progrès ? Mais enfin, Ingelmard venait de trouver la pâte animale vivante !

Il ne fabriquait point encore de toutes pièces un être animé, non. Le petit souffle, ce rien lui manquait ; mais il cherchait toujours… En attendant, il tenait le principal, la synthèse, la vie de la chair.

Perdiez-vous un bras, un nez, un œil même ? Il prenait délicatement un peu de sa pâte, la pétrissait comme un gâcheur de marbre pétrit sa glaise, l’appliquait à l’endroit voulu, la soudait, la consolidait à l’aide de ligatures… et le miracle s’accomplissait.

Au bout de huit jours à peine, la jambe marchait, le bras travaillait, le nez reniflait, la langue parlait, l’œil voyait, absolument comme leurs devanciers.

Le sang circulait dans ces parties neuves, les muscles et les nerfs s’y fortifiaient, les os y durcissaient.

Bien entendu, la même pâte servait pour les hommes et pour les bêtes. La différence résultait entièrement de la manière de l’employer.

Un soir, le professeur Ingelmard vit entrer dans son officine un jeune homme pâle, au regard plein de tristesse et de pitié.

C’était Daniel Abintus.

« J’ai appris, dit le malade au savant, que votre puissance créatrice égale presque celle de Dieu. On assure que vous pouvez tailler, trancher, filer, changer et replacer chaque partie du corps humain vivant…

Or je viens pour me faire remettre un cœur.

Voici ce qui m’arrive : je souffre de tout. La brise qui passe me chante à l’oreille, et selon ce que j’entends, je me réjouis ou je m’attriste outre mesure. Une plainte de cigale m’attendrit, une parole dure me désespère, un nuage m’épouvante, un enfant qui pleure m’arrache des larmes.

Je sens partout des êtres invisibles. Le surnaturel m’environne, me poursuit, m’obsède. Les âmes des morts, les Saintes, les vierges des légendes, les fées me visitent dans mon sommeil. Chaque feuille des bois qui s’envole me dit d’espérer ou de craindre. J’attends toujours ce qui ne vient jamais !

Parfois, il me semble que les plus grands maux vont fondre sur moi. Frémissant au bruit d’un pas, au choc d’un caillou, je redoute quelque terrible cri d’alarme, un bouleversement du globe, un écroulement de montagne, une chute dans un abîme…

On me dit que toutes ces sensations fatigantes viennent du cœur : eh bien, je veux un autre cœur !

– Ce sera une opération longue et douloureuse, jeune homme, répondit Ingelmard.

– Qu’importe ! j’aurai du courage.

– Il faudra extirper l’organe complètement.

– Oui, oui !

– Ouvrir la poitrine grande, et arracher jusqu’aux dernières fibres.

– Jusqu’aux dernières !

– Ce sera long, vous dis-je…

– Combien de temps demandez-vous, maître ?

– Trois ans au moins.

– Trois ans, soit ! Je veux en finir.

– Et pendant ces trois ans, vous ne quitterez pas mon officine. Vous dormirez dans mon atmosphère ; vous ne respirerez que mon air, vous n’entendrez que ma voix, vous ne verrez que par mes yeux, vous vivrez de ma vie ?

– Je suis résigné à tout, maître, pour devenir un autre homme.

– Pour salaire, vous me donnerez un sou par larme que vous ferez couler ensuite autour de vous. Chaque année, le jour anniversaire de votre départ, vous devrez m’apporter, ici-même, le tribut en question.

– Il ne sera pas lourd, maître ! je vous préviens. Je pleure souvent, mais je ne fais pleurer personne. Quand il vous plaira de commencer. »

L’opération réussit à souhait. Le vieux cœur s’en alla, détaché brin à brin, et le nouveau en prit la place. Un cœur solide, celui-ci, battant régulièrement en systole et diastole la marche de la vie, ne se hâtant jamais, n’ayant pas de faiblesse, pas de trouble…

Un sang vigoureux colora bientôt les joues autrefois si pâles de Daniel Abintus.

Il quitta son maître à l’expiration des trois années, par un beau jour de mai, pour retourner auprès de sa mère, vieillie d’un quart de siècle en l’absence du cher malade.

Une brise légère, caressant les cimes des pins et courbant les hautes herbes, chantait les plus délicieuses complaintes.

« Tiens, dit Daniel, il pleuvra ce soir… Le vent vient du couchant ; on sent la résine : hâtons le pas ! »

À quelque distance d’une ferme, il rencontra un petit chien blessé qui se traînait à grand-peine sur deux pattes.

« Il paraît, pensa tout haut le voyageur, que les animaux ont aussi des notes particulières pour rendre chaque sensation… Voyons comment le chien exprime la gamme de la douleur. »

Et, s’approchant de la pauvre bête, il se mit à la secouer et à lui tirer les pattes cassées. Le chien poussa quelques gémissements étouffés, puis mourut.

« Tant pis ! murmura Daniel ; il est mort trop vite. C’est une expérience intéressante à recommencer. »

Plus loin, un rossignol chantait dans un taillis.

« Gosier flexible, bel instrument ! s’exclama homme au cœur neuf. Les notes sont si coulées, fondues, qu’il semble presque impossible de les distinguer… Cependant, à la rigueur, on pourrait noter ainsi ce morceau : la, la, la, ré, sol, ré, ré… »

À l’entrée de son village, il fut accosté par un enfant de sept à huit ans, aux vêtements en lambeaux, à la figure vieillotte, qui lui demandait un petit sou.

« Encore toi, l’enfant de la fille Gonsen, n’est-ce pas ? qui mendies ? À cet âge ! Ne pourrais-tu travailler, petit fainéant ? N’y a-t-il pas des fabriques où tes pareils apprennent à lire, à écrire et à compter tout en gagnant leur vie ? Ta mère n’a pas plus de honte que toi. Si je te revois jamais tendre la main, je vous fais expulser tous deux du pays comme vagabonds. Tu entends ? »

Deux larmes tombèrent des yeux du jeune mendiant.

« Ah ! deux sous que je dois à maître Ingelmard, » ajouta-t-il plus bas.

Il trouva sa mère courbée, ridée, amaigrie, qui se précipita à son cou, et qui l’aurait étouffé sous les baisers – s’il eût eu son ancien mauvais cœur…

« Oh ! comme le voilà beau et fort ! Plus beau encore et plus fort qu’avant son départ ! J’ai assez souffert ; Dieu, enfin, a exaucé mes prières…

– Dieu, qui, Dieu ? ricana l’élève du célèbre académicien ; tu me parais bien naïve pour tes soixante ans, mère. »

La pauvre femme ne put retenir ses pleurs.

Deux ans se sont écoulés, et Daniel Abintus, une grande bourse pleine d’or à la main, se présente pour la seconde fois devant le président de l’Académie des Marchenronds.

« Maître, ça devient cher, votre admirable cure : voyez le tribut de l’année, comptez !

Je ne souffre plus, c’est vrai, mais aussi je ne sens plus. Et puis, tout le monde assure que je n’ai pas de cœur, pas plus qu’une tige de sureau !

Autrefois, j’avais des instants de joie immense, des heures où la nature entière semblait se parer pour moi… Tout est maintenant uniforme et vide !

D’ailleurs, je ne serai jamais assez riche pour vous payer. Quatre villages comme le mien n’y suffiraient pas.

– Désormais, je vous tiens quitte, répondit le savant ; je suis assez récompensé.

– Daignez m’entendre encore… Ma mère est morte de chagrin, mes amis me renient ; mes chiens m’abandonnent pour le premier passant venu ; les gens, les bêtes, les choses, tout pleure, tout se plaint autour de moi sans cesse. Enfin, je regrette mes anciennes jouissances, mes tristesses mêmes. Remettez-moi dans l’état où vous m’avez pris, maître ; rendez-moi mon vieux cœur, et le reste de ma fortune vous appartient.

– Vous avez passé trois ans dans l’officine du professeur Ingelmard, jeune homme ; vous devriez savoir qu’il ne possède qu’une matière animée, qu’il n’y en a qu’une ! Je peux vous replacer un autre viscère encore, trente à la file, qui varieront entre le cœur du mouton et celui du tigre, le plus solide de tous ; mais un pareil au premier, impossible ! Celui qui vient de la mère reste inimitable. »

Daniel Abintus vécut longtemps, longtemps. Il devint à son tour docteur émérite ; il fut de vingt Académies célèbres. Il écrivit cinquante savants traités où il analysa le vent, la tempête, la lumière, la foudre, le chant du rossignol, les mille bruits de la création. Il inventa des machines à vapeur qui marchaient sans feu, des ballons qui volaient dans le vide, mais, excepté lui-même, il n’aima jamais rien ni personne.

Il mourut riche d’argent et de gloire ; mais à payer d’un seul sou, ou d’une seule lettre de ses œuvres, chaque larme qu’il fit couler, Daniel Abintus serait mort insolvable.
 
 

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(Avec la mention : « Traduit par Alphonse Baudouin, » in L’Éclaireur de l’arrondissement de Coulommiers, journal politique, littéraire, administratif, commercial, agricole & judiciaire, soixante-et-onzième année, n° 1721, samedi 26 mars 1881 ; in L’Indépendant des Basses-Pyrénées, quinzième année, n° 7, dimanche-lundi 23-24 octobre 1881 ; sous la signature d’Alphonse Baudouin sans mention de traduction, « Le Coeur neuf, nouvelle, » in La France illustrée, vingt-cinquième année, n° 1241 et 1242, samedis 10 et 17 septembre 1898 ; avec, de nouveau, la mention « Conte danois traduit par Alphonse Baudouin, » in La Gironde, hebdomadaire illustré du Sud-Ouest, soixante-seizième année, nouvelle série, n° 8, dimanche 2 janvier 1927. Frédéric Martin, « Le Cœur sur la main & la Mort dans l’âme, » huile sur toile, 2018. Du même auteur, le lecteur pourra consulter la curieuse anticipation phrénologique : « Enlevons la bosse, conte fantastique, » déjà publié sur ce site)

 
 
 

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☞  Sous le titre : « Das Neue Herz, » le conte d’Alphonse Baudouin a fait l’objet d’une traduction allemande par Julius vom Hag, dans la revue mensuelle de Peter Rosegger, Heimgarten: eine Monatsschrift, sixième année, n° 2, novembre 1881.
 
 

DAS NEUE HERZ

 

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