La route s’allongeait blanche entre des coteaux d’un noir d’encre, hérissés de maigres ajoncs où le vent hurlait avec des clameurs apocalyptiques, et, sous la rafale, les arbres tordaient leurs branches en se courbant comme au passage de quelque être inaperçu et épouvantable. Des nuées énormes venues de l’Ouest couraient dans le ciel bas et sombre d’où pleuvait une lueur livide donnant aux choses un reflet verdâtre et l’averse fouettait la campagne nue, sans bestiaux, sans êtres humains dont l’aspect si morne, si farouche eût-il été, aurait au moins rassuré mon cœur.

Car j’allais dans mon manteau ciré, incessamment agité par la bise, j’allais sans but sur la route blanche, morne, interminable et triste… triste comme mon désespoir.

Ce n’était pas la nuit, ce n’était pas le jour. Une cloche lugubre, fêlée, avait au loin, dans quelque hameau perdu et déjà endormi, sonné l’Angelus, oh ! un Angélus de deuil qui, pour un instant, avait empli d’une rumeur sinistre la désolation de cette campagne.

Mais où donc étais-je ? J’avais traversé la ville hostile, sans passants, sans lumière, tous les volets clos, et je me dirigeais, je ne sais où, vers le hameau que je croyais accueillant, avec son auberge coiffée de chaume qu’une lampe éclaire de sa lueur douce, où la flamme du sarment crépite dans la vaste cheminée… Et ce hameau n’apparaissait point… Et sans cesse la route blanche, longue, interminable se tordait entre les coteaux noirs hérissés d’arbrisseaux s’agitant sous le vent comme des nains méchants, et plantés d’ormes échevelés dont les branches agitaient leurs rameaux comme des tentacules d’hydres.

Oh ! cette marche sans but, dans ce soir blême, assailli de bourrasques, cinglé par la pluie sous ce ciel affreux où les nuages plombés accouraient sans fin du fond de l’horizon et vomissaient l’épouvante…

Et toujours je suivais la route longue, morne, interminable, qui se tordait entre les coteaux d’un noir d’encre, hérissés d’ajoncs s’agitant sous le vent comme des nains méchants.

La nuit malgré tout ne venait pas… cette lueur verdâtre laissait deviner les moindres reliefs des choses, et soudain, se détachant d’un pan de tour décrépit, croulant, où d’énormes corbeaux agitant leurs ailes noires criaient dans la tempête, j’aperçus un être pâle, aux ailes d’ombre, membraneuses, griffues, qui s’envola avec un grincement agaçant comme un bruit aigre de scie.

Oh ! cet être étrange, combien de fois n’en ai-je pas vu – dans mes rêves – de semblables… combien, hélas ! devrai-je en apercevoir encore après la mort.

Et près de la tour d’où il s’était envolé, la route me conduisait, semblant s’achever là ou tourner brusquement vers de nouveaux paysages plus épouvantables encore qu’il m’allait falloir traverser avant de gagner le hameau, le hameau accueillant à l’auberge au toit de chaume qu’une lampe éclaire de sa lueur douce.

Je ne voyais plus l’être anguleux, aux ailes membraneuses, au cri grinçant, comme on n’en rencontre que dans les cauchemars ou après la mort, mais je sentais qu’il était là, qu’il volait autour de moi ; c’était le vent de ses ailes qui agitait mon manteau, qui me souffletait la face, et je n’osais plus regarder devant moi, sachant bien que sa seule vue me ferait tomber, glacé d’effroi, sur la route.

La Tour !… La Tour !

Elle se dressait, spectrale dans la lueur livide, dans les broussailles convulsées, dans l’horreur des sapins tragiques…. Sous un amas de lierre, une voûte s’y ouvrait comme une gueule… et de cette voûte sortaient des clameurs lointaines, des gémissements étouffés, des sanglots d’enfants qu’on égorge…

Et ces oiseaux qui tourbillonnaient autour en un vol fou… horreur ! ce n’était pas un vol de rassurants corbeaux, mais, virevoltant, se cabrant, agitant leurs ailes griffues et membraneuses… oh ! c’était une bande d’êtres pâles, anguleux, aux cris aigres…. de ces êtres qui tourbillonnent autour des âmes apeurées, après la Mort.

Mais que m’est-il survenu auprès du pan de mur livide, se dressant sur le coteau noir dans l’échevellement des abrisseaux dont la bourrasque tordait les rameaux comme des tentacules d’hydres ?

Quels maux ai-je eu à souffrir de ces êtres indescriptibles dont le vol me fouettait du cruel soufflet de leurs ailes griffues et membraneuses… aspioles, stryges, êtres hideux qui ne s’entrevoient que dans les ténèbres de la survie ? Quelle horreur ai-je contemplée du seuil de la voûte basse s’ouvrant comme une gueule dans la noirceur attirante des broussailles ?

Hélas ! je ne puis le dire, je ne pourrai jamais le dire…. depuis, je marche sans cesse dans la nuit close, dans la nuit sans voix… dans le noir !…
 
 

 

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(Jules de Clairfontaine, in La Mouette, revue idéaliste de littérature et d’art [Le Havre], deuxième année, n° 19, juillet 1919 ; Leonor Fini, « Les Stryges, » huile sur toile, 1947)