« Introduisez M. Zaraïs. »

Et le juge d’instruction, repoussant avec impatience les dossiers dont s’encombrait son bureau, assujettit son lorgnon comme les anciens chevaliers assuraient leur armure avant le combat.

Zaraïs entra, et le salut que le magistrat adressa au célèbre peintre israélite marqua la déférence d’un élève pour le maître : la peinture était le violon d’Ingres de M. Delmas.

Tout le monde connaît la gigantesque stature de Zaraïs, sa magnifique tête d’apôtre, sa crinière blanche bouclée ; il entra dans le cabinet du juge avec les allures d’un lion qui s’avance sur le dompteur et, sans laisser à Delmas le temps de placer un mot :

« C’est pour l’affaire de la Matapuercos que vous m’avez fait appeler, bien entendu ? J’en suis fort aise, car j’ai quelques éclaircissements à vous donner sur ce sujet, et, si vous n’aviez pas pensé à me les demander, c’est moi qui serais venu vous trouver.

– C’est parfait, mon cher ami. Mais d’abord, veuillez entendre le récit de l’événement tel qu’il a été fait par un témoin oculaire, Laurie Amédée… le garçon qui vous servait à table. Voici. »

M. Delmas attira une liasse de papiers et, après avoir cherché un instant, se mit à lire, de cette voix particulièrement blanche et monotone qui, on ne sait pourquoi, doit symboliser l’impartialité de la justice.

« Hier samedi, 19 courant, vers trois heures de l’après-midi, le gérant m’a commandé une table de cinq pour M. Zaraïs. J’ai gardé la table du coin, n° 7, qui est celle que préfère M. Zaraïs, pour faire face à la salle et sans courant d’air, attendu que M. Zaraïs est un bon client de la maison et généreux pour les pourboires.

À huit heures moins le quart, M. Zaraïs est arrivé avec un ami que je ne connais pas ; puis deux autres messieurs, et enfin vers huit heures Mme Matapuercos. Toutes les tables étaient occupées, sauf la petite du milieu, comme de juste, étant la dernière que prennent les clients, vu que l’air de la porte y donne en plein dessus. Mme Matapuercos avait une traîne très longue toute brodée d’or, avec quoi il y eut beaucoup de remue-ménage dans tout le restaurant comme chaque fois qu’elle vient, parce que tous les clients se retournent pour la regarder, surtout les étrangers.

Mme Matapuercos est une habituée de notre restaurant ; elle vient quelquefois avec l’un, quelquefois avec l’autre, et très souvent, au contraire des autres dames, toute seule.

Mme Matapuercos paie très régulièrement ; elle n’a pas mauvais caractère du tout, et je puis même certifier qu’un jour j’ai eu le malheur, ayant été poussé par un nouveau domestique maladroit, de lui renverser de la sauce sur sa robe ; elle n’a même pas porté plainte comme aurait fait toute autre. Au contraire, elle est connue comme bonne cliente, pas difficile et la main large.

En ce qui concerne les billets qu’elle recevait lorsque quelque client lui en faisait passer un, elle se le faisait lire par le garçon, disant qu’elle ne savait pas lire, et elle n’y répondait jamais, pas plus lorsqu’elle venait seule que lorsqu’elle était avec quelqu’un.

Le plus souvent elle venait avec S. A. le prince Stéphane, comme on peut le voir sur nos livres.

Hier soir, quand la table 7 fut occupée, ces messieurs et dame demandèrent :
 

Le Potage Saint-Germain

La Croûte aux Huîtres à l’Américaine

Le Caneton au sang

Le Pâté de Foie gras de Toulouse

Les Petits Pois au sucre

Et les Pêches Condé.

 

Comme vins :
 

Chablis ordinaire

Côtes rouge

Et Mumm cordon rouge.

 

La note s’est élevée à 94 fr. 75, et M. Zaraïs m’a laissé le billet.

Quand ces messieurs et dame en étaient au café, est entré un client qui n’est pas un habitué. C’était un petit, énormément gros et lourd, qui s’est affalé à la petite table du milieu, faisant juste face à Mme Matapuercos.

Je ne saurais dire s’il l’a regardée de travers ou non ; il avait l’air plutôt abruti que de s’occuper des femmes, et il a demandé le menu, disant de lui apporter le potage d’abord, qu’il commanderait ensuite.

Je ne sais pas d’où il sortait, mais ce n’était pas un homme éduqué comme nous avons l’habitude d’en voir chez nous ; il mangeait sa soupe d’une façon dégoûtante ; ça lui coulait sur son gilet, et il faisait des bruits qui ne sont pas à entendre dans un restaurant bien tenu.

Juste à ce moment, j’entends Mme Matapuercos qui dit en riant, avec son accent : « Cé porc-là, il faut qué ché lé saigne ! »

Elle se lève, elle prend sur le chariot le couteau à découper : nous croyions tous qu’elle voulait faire une farce ; elle s’approche du monsieur, lui prend la figure par le nez en lui soulevant la tête et lui coupe la gorge tout net.

Nous en étions bleus. Le sang avait sauté comme d’un robinet à douches ; Mme Matapuercos en était couverte des pieds à la tête ; il y en avait sur la nappe, par terre, dans la soupière. Là-dessus, comme de juste, les dames qui étaient présentes se sont trouvées mal : il a fallu aller chercher le médecin et le commissaire ; le gérant était furieux, car c’est la première fois qu’une chose comme ça se passe dans la maison, et c’est bien désagréable pour tout le monde, mais surtout pour le personnel.

Mme Matapuercos n’avait rien bu à dîner ; elle ne prend jamais ni vin, ni liqueurs, ni eau minérale ; elle boit de l’eau naturelle avec ses repas. Ces messieurs n’ont pas bronché ; ils n’ont fait aucune remarque sur le client avant, et, après, tout le monde était trop bousculé pour se rendre compte de ce que disaient les uns et les autres.

– Eh bien ! Zaraïs, cette déposition est-elle exacte ?

– Parfaitement. Je n’aurais pu vous raconter la scène plus exactement moi-même.

– Eh bien ! pouvez-vous y ajouter le seul chaînon manquant et me dire à quel mobile a obéi la Matapuercos en commettant ce crime ?… La victime est un Américain, un certain M.  Gold, de passage à Paris pour la première fois. Il est avéré que cette fille ne le connaissait pas et ne pouvait pas le connaître. Mais ne l’a-t-elle pas pris pour un autre ? Ne s’agit-il pas d’une vengeance ancienne exercée à froid ? Qu’en pensez-vous ? »

Zaraïs sourit.

« Vous souvenez-vous, dit-il lentement, de l’affaire Bornat ?

– Non, pas du tout. De quoi s’agissait-il ?

– Eh bien, voilà sept ou huit ans, on avait trouvé dans le bois de Vincennes le corps d’un boucher nommé Bornat. C’était par une chaude journée d’été ; l’homme avait dû vraisemblablement faire une sieste sous un arbre, et on avait certainement dû profiter de son sommeil pour le tuer, car il était d’une force et d’un poids remarquables et aurait lutté terriblement si on l’avait réveillé. De plus, il était armé, ayant à portée de la main son couteau professionnel, dont l’assassin s’était servi pour lui trancher la gorge de part en part. On ne lui connaissait pas d’ennemi personnel ; on a nécessairement attribué le crime à quelque rôdeur, et l’affaire a été classée. »

Delmas sursauta.

« Voyons, Zaraïs, ne me proposez pas des charades à deviner. Vous soupçonnez la Matapuercos de ce coup ? Avez-vous des indices ? des preuves ? Cette question est trop sérieuse pour nous livrer à des farces d’atelier. »

Zaraïs sourit de son sourire énigmatique.

« Quand il s’agit d’une créature aussi parfaitement belle que la Matapuercos, dit-il, vous ne trouverez parmi les artistes que des témoins à décharge. Cette femme a des jambes impeccables et une chute de reins comme je n’en ai jamais vu de pareille. Ses seins semblent taillés dans de la pierre, et, sauf que le grain de sa peau est un peu rêche, je ne connais pas d’animal humain qui lui soit comparable. C’est pourquoi il ne faut pas la juger comme on jugerait une autre personne, mais en considérant ce qu’elle est. Et, sauf moi, nul ne le sait exactement.

Voici douze ans, je voyageais dans le nord de l’Espagne. En ma qualité de sale Juif, je suis assez polyglotte pour pouvoir errer de village en village, me faire des amis et voir des spectacles qui sont lettre close pour les touristes élégants des grands hôtels. Je m’étais donc campé à Villanua, en Aragon, un petit hameau de montagne où l’on ne connaît ni le téléphone, ni le télégraphe, ni le chemin de fer, ni même la poste. Quand une lettre arrive, le maire ou le curé la font distribuer, et à cela se limitent les communications avec le monde extérieur. C’est parfait.

Le jour, je me livrais à des orgies de peinture ; le soir, je fumais la pipe avec les indigènes sous les solives enfumées de la cheminée. Car, là, on se tient dans la cheminée et non pas autour. C’était l’hiver. Le soleil donnait des effets extraordinaires sur la neige. Les côtelettes d’agneau qu’on mange dans ce patelin sont un de mes meilleurs souvenirs gastronomiques. Bref, je me décidai à prolonger mon séjour.

Noël approchait. C’est la grande fête espagnole, et des voisins vinrent gracieusement m’inviter à assister à l’holocauste du cochon. Bien entendu, cette invitation comprend la préparation des provisions et le formidable repas qui suit.

Pour la curiosité du fait, j’acceptai. Et, à l’heure dite, je me trouvai dans la cour dallée où le héros de la journée attendait sans se douter du sort glorieux, mais triste, qu’on lui réservait. Autour du pavé, des hommes debout, silencieux, la cigarette à la bouche, contemplaient l’animal. Des femmes allaient et venaient, portant des bassines et des seaux. Une troupe de gamins fit irruption sur le parvis : « La Matapuercos ! la Matapuercos ! » criaient-ils sur tous les tons de fausset que peut donner la gamme.

Elle les suivait. Pieds nus, bras nus, tête nue ; ses cheveux noir-bleu tressés et roulés en casque d’acier surmontant son impassible visage de Minerve : jamais je n’ai senti plus vivement qu’en la voyant l’« Incessu patuit dea » du poète.

Deux hommes saisirent la victime, la jetèrent sur le flanc ; la Matapuercos prit un couteau qui pendait à sa ceinture et, sans souci des hurlements de la bête égorgée, fit sa besogne, froidement, d’un seul coup. Quand le sang fut égoutté et que l’animal eut terminé ses derniers soubresauts, elle se détourna dédaigneusement, laissant aux autres les soins ordinaires de récurage et de préparation. Une clameur d’approbation s’éleva. « Voilà qui est tuer ! – Il n’y a pas un homme qui le ferait mieux. – Et la force qu’elle a ! Regardez-lui les bras ! »

Toute dégouttante de sang, la Matapuercos vint vers moi. Je remarquai avec plaisir que pas un des hommes présents ne se permit, envers cette superbe fille de vingt ans, quelqu’une de ces familiarités coutumières à la campagne. Et, en attendant l’heure du souper, on me raconta qu’elle était d’un village voisin, qu’elle tuait tous les cochons parce qu’elle avait une main admirable, mais qu’à cause de son talent elle était orgueilleuse et n’avait ni amant ni fiancé.

La Matapuercos soupa avec nous. Je lui manifestai mon désir de faire son « portrait, » et, à ma grande surprise, non seulement elle accepta sans difficulté, mais ses compagnes marquèrent quelque jalousie de cette distinction.

Le lendemain, le maire vint en personne me faire observer que, pour peindre une sainte, je devrais prendre de préférence la vieille Concha, qui suivait tous les offices et était une perle. J’eus beau lui expliquer que je ne peignais point de saintes, je n’arrivai pas à le convaincre. Il resta persuadé que tous les tableaux sont destinés aux églises et que je faisais trop d’honneur à la Matapuercos en la mettant sur les autels.

Cependant, comme les Espagnols ont l’excellente qualité de savoir respecter la liberté d’autrui, personne ne s’opposa à ma volonté et, dès le lendemain, je commençai mon tableau. Ma première idée avait été de peindre la Matapuercos telle que je l’avais vue, impassible, sanglante, hautaine, avec ses atours de village. À cet effet, je lui barbouillai les bras et les mains de carmin et lui enjoignis de laisser sécher avant de commencer. Par hasard, dans la pièce qui me servait d’atelier, traînait un vieux tapis de table oriental à rayures d’or sur fond rouge. « Oh ! le joli châle ! » s’écria la Matapuercos. Et, d’un mouvement, elle s’y enroula, donnant à l’étoffe les plis des draperies antiques, sans peine et naturellement, parce que ses muscles sont ceux que les Grecs prêtaient à leurs dieux et à leurs héros. C’est ainsi que je la peignis, cruelle, sauvage, superbe : je n’eus qu’à lui mettre un plateau entre les mains pour en faire ma Salomé, celle qui a eu la médaille. En bonne justice, sur ce plateau aurait dû être représentée une tête de porc parée de persil, mais, de la part d’un Israélite, ce tableau aurait passé pour une plaisanterie indécente, en sorte que ma Salomé porte la classique tête humaine. Mais ses bras sanglants, son impassible férocité, qui m’ont valu tant de critiques et tant d’éloges, je ne les ai pas imaginés : c’est la Matapuercos elle-même prise sur le fait.

Je lui plaisais, apparemment, car elle devint tout de suite ma maîtresse. Elle ne me demanda ni cadeaux ni serments ; il n’y a aucun calcul chez cette fille-là. Dans sa carrière galante, je suis sûr que des millions lui ont passé entre les mains et également sûr que, hors ses bijoux et ses robes, elle ne possède pas un liard. Elle était sage, fière, et pourtant elle se donna à moi sans pudeur ni coquetterie d’aucune sorte, comme une femelle prend un mâle qui lui convient. C’est pourquoi je ne l’ai jamais aimée, de cœur s’entend.

Cependant, l’hiver fini, je l’emmenai à Paris, où elle fit la sensation que vous savez. Je la nippai convenablement et je la gardai deux ou trois ans. Je vais peut-être vous paraître niais, mais je crois qu’elle m’est restée fidèle pendant le temps que nous avons vécu ensemble. Plus que cela, je crois qu’elle est successivement fidèle à tous ses amants : elle en change, elle ne les trahit pas. Je ne l’ai jamais vue rire ni pleurer ; elle a horreur de la musique, du théâtre, de la conversation ; elle ne parle que lorsque c’est indispensable et ne s’habille que par obligation de métier. Elle mange et dort avec joie ; tout le reste lui est indifférent. Vous n’ignorez pas les ruines, les suicides, les duels dont elle a été cause ; je suis persuadé qu’elle ne s’en doute même pas. Elle ne sait pas lire et se soucie d’ « histoires » comme un poisson d’une pomme.

La seule pensée que j’aie jamais vue germer spontanément dans son cerveau est celle-ci : quand elle aperçoit un animal gras, elle le contemple avec satisfaction et dit : « Il est à point pour le tuer. »

Le jour où eut lieu l’affaire Bornat, nous avions déjeuné ensemble dans une guinguette du voisinage. Après le repas, je me mis à peindre un sous-bois, et ma maîtresse passa son après-midi en promenade. Elle rentra rayonnante. Le jour suivant, je lui racontai le crime qui s’était commis si près de nous et lui montrai la photographie de la victime, que reproduisaient tous les journaux. Elle la regarda attentivement, puis me dit avec une satisfaction évidente :

« Il était très, très gras ; il était grand temps de le tuer. »

Mais, comme bien vous pensez, je n’eus pas alors le moindre soupçon.

Quelque temps après, Rémy, le sculpteur, qui partait pour Alger, me pria de lui garder son chien pendant son absence. Naturellement, j’y consentis, et, ne devant rentrer chez moi que le soir, je le fis porter à la Matapuercos, en la priant de s’en occuper. C’était une bête choyée, grasse à lard, crevant dans sa peau par excès de nourriture et manque d’exercice. Mais je n’avais rien à refuser à Rémy. Quand je rentrai chez moi, ce soir, ma maîtresse me remercia vivement de l’envoi du chien.

« Il était très gras, me dit-elle. Je l’ai tué et nous le mangerons demain. »

J’étais en fureur. J’administrai une raclée soignée à la pauvre fille, qui n’y comprit goutte, et, écœuré par sa stupidité, mais ne voulant pas la laisser sur le pavé, je la mis dans ses meubles, et je fis comprendre à Guermant, qui la guignait depuis longtemps, que la place était libre.

Depuis lors, la Matapuercos a fait son chemin. Je la vois en amie, de temps en temps, si tant est qu’on puisse appeler amitié l’admiration passionnée que m’inspire ce chef-d’œuvre de chair. En ce qui la concerne, elle vient volontiers dîner avec moi parce que je lui donne bien à manger ; c’est, je crois, son seul sentiment à mon égard. Et je ne regrette pas cette liaison, car elle m’a valu hier soir un des spectacles les plus émouvants dont j’aie jamais été témoin.

– Voyons, Zaraïs, vous êtes amoral !

– En art, mon cher, il n’y a pas de morale. « Qu’importe une vague humanité, pourvu que le geste soit beau !  » a dit ce pauvre Tailhade. Eh bien ! le geste de cette femme, marchant sur sa proie, sans haine, sans orgueil, sans colère, et la tuant d’un coup, sans douleur inutile ; cette résurrection de l’instinct ancestral bravant la réprobation d’une société civilisée, c’était splendide !

– Eh ! qu’en penseriez-vous si votre théorie se généralisait et si le geste que vous admirez tant s’adressait à vous ?

– Impossible. L’humanité se compose de types trop variés : les bêtes de proie, qui chassent, les bêtes de somme, qui travaillent – et j’en suis de celles-là, – les bêtes à laine, qu’on tond, les bêtes à lait, qu’on trait, et enfin les bêtes à lard, qui s’engraissent à ne rien faire et que notre civilisation idiote et nos préjugés modernes protègent seuls contre leur sort naturel.

– Dites-moi, mon cher, avez-vous souvent prêché vos idées anarchistes devant la Matapuercos ?

– Elle n’y aurait rien compris, si tant est que ce soit de l’anarchie.

– Alors, selon vous ?…

– Irresponsabilité complète. Ah ! si elle n’avait commis que le meurtre d’hier, son cas serait mauvais, mais faites-lui avouer le premier, et elle devient innocente comme… comme Oreste poussé par son destin. Je m’en suis aperçu trop tard, mais cette fille était née pour tuer, comme vous pour juger et moi pour peindre. C’est pourquoi elle accomplit cet acte avec la sérénité et la beauté de tout ce qui est inéluctable. Et puis… que savons-nous ? Pourquoi vit-on ?… Comment meurt-on ?… Allons, au revoir, mon ami. »

Et Zaraïs tendait la main à Delmas, qui le raccompagnait jusqu’à la porte, quand celui-ci l’arrêta sur le seuil.

« Si vous tenez beaucoup à ce qu’elle soit acquittée, allez donc trouver le petit Grony et racontez-lui votre histoire ; il en tirera une plaidoirie épatante. »
 

*

 

Six mois après, la Matapuercos, acquittée à l’unanimité, sortait du tribunal au milieu des ovations que lui faisait une foule enthousiaste. Elle reçut d’innombrables offres d’engagement, d’amour et de mariage, qu’elle se fit lire par Zaraïs. Sur ses conseils, elle accepta d’épouser en légitimes noces un riche boucher de Niort, qui s’était enthousiasmé pour les qualités professionnelles qu’elle avait montrées.

Le jour de leur mariage, ils visitèrent ensemble les abattoirs, et la Matapuercos, pour la première fois de sa vie, ressentit une émotion intense. Elle vibra devant la gigantesque tuerie comme un artiste mis en présence de son idéal. Depuis cet instant, une âme est née en elle, et son cœur appartient exclusivement au mari qui l’a initiée aux joies du métier. Installée à Niort, où on l’a surnommée « la belle bouchère, » elle est connue pour son infaillible diagnostic dans l’achat des animaux, qu’elle abat elle-même, calmement, sûrement, avec la dignité hiératique qui convient. Car, sans le savoir, elle est la prêtresse du culte suprême que la Nature nous a imposé, ce culte de la vie, dont la maxime essentielle se résume en ceci : « Dévorez-vous les uns les autres ! »
 
 

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(Barraute du Plessis, Orosia et les treize cochons, Paris : Alphonse Lemerre, 1912 ; « A London Dust-Yard, » gravure d’Edwin Buckman, 1873)

 
 
 

 
 

BARRAUTE DU PLESSIS – OROSIA ET LES TREIZE COCHONS, un volume à 3 fr. 50.

 

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Ces deux symboles, Orosia, d’une part, et les treize cochons de l’autre, représentent l’idéal et la matière toujours en guerre, toujours ennemis. Dans chacune des treize nouvelles qui composent ce volume, il y a un cochon qui sommeille ou s’agite. En face d’eux, nous retrouvons Orosia, intellectuelle mystique, qui agit dans un sens opposé, et cette construction littéraire n’est pas sans agrément. Le tout se passe en Espagne, pays où le sang, la volupté et la mort sont toujours, d’après M. Maurice Barrès, au premier plan.

C’est ainsi que la possédée Pépita, après avoir été purifiée par Sainte Orosia, est reprise d’une furieuse passion pour un Français, et l’aventure se termine par un double coup de poignard, lorsque l’amant annonce son départ.

La Matapuercas était une belle et effrayante créature, dont le plus grand plaisir était de tuer les gens et les bêtes qui marquaient quelque embonpoint. – Prenez garde, Madame, vous commencez à grossir… – Elle avait le monopole des exécutions de cochons et s’en acquittait avec une véritable virtuosité. Malheureusement, ayant vu un monsieur très gros, elle ne résista pas à son envie, et s’excusa en disant : « Il était très gras : il était temps de le tuer » – Prenez garde, Monsieur. – Acquittée, elle épousa un boucher et excella dans l’achat des bêtes. Elle les abattait avec une dignité hiératique.

Le Vieux Marc, un horloger du boulevard de Clichy, marié à une Basquaise, raconte d’une manière amusante la vie populaire de ce pays. On ne peut citer, faute de place, tous les cochons de l’auteur. Signalons seulement, en terminant, la fatale expérience du vieux seigneur de Csik, savant alchimiste et sorcier, qui échangea la cervelle de son jeune intendant contre une cervelle de cochon. Il s’ensuivit de bizarres et funestes catastrophes, et la conclusion n’a rien qui puisse encourager la vertu.
 
 

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(Gaston de Pawlowski, « La Semaine littéraire, » in Comœdia, sixième année, n° 1762, dimanche 28 juillet 1912)