Lorsque le singe « Anda » vit entrer le professeur Bergham, il fut pris d’un violent accès de fureur. Le masque hideusement contracté, les yeux sanglants, il s’accrocha aux barreaux de sa cage, les secoua violemment.

Ah ! que ne pouvait-il s’élancer sur cet homme qui, depuis de longs jours, le martyrisait au nom de la science.

Le savant sourit dédaigneusement.

Le professeur Bergham, considéré comme l’un des praticiens les plus habiles de son temps, ne dédaignait pas, en marge des cours, de jouer au bel esprit.

Il avait d’ailleurs, dans son aréopage, des admirateurs béatement complaisants. Il risqua donc une plaisanterie dont l’orang-outang fit les frais.

Cependant, peu à peu, le silence s’était fait dans l’amphithéâtre. Les étudiants, assis en demi-cercle au pied de l’estrade, attendaient qu’il plût au vieux maître de commencer.

Anda, lui-même, s’était tu. Craintif, tremblant, tassé dans le fond de sa cage, l’échine basse, il se demandait à quel supplice on allait l’accommoder encore.

Son œil hébété suivait le professeur Bergham. Sans comprendre ce que disait cet homme, il n’en sentait pas moins vaguement quel était l’objet de la discussion, car, à de certains moments, les têtes se tournaient vers lui. Il sentait peser lourdement le poids de vingt regards froidement attentifs.

Mélancoliquement, Anda songeait au temps où, librement, il gambadait dans les forêts de Bornéo avec les guenons de son âge !

Cela ne datait pas de bien loin encore. Six mois à peine ! mais que de tribulations depuis ! que de souffrances endurées, que de regrets stériles et de plaintes jamais écoutées…

La capture ! il se souvenait de cela surtout.

Par un beau soir transparent comme il en est sous les tropiques, il reposait candidement près de sa compagne quand les hommes avaient, tout à coup, surgi dans le fourré. Farouche, il avait montré des dents, joué des griffes, rugi pour protéger la retraite de sa femelle. Quand il avait voulu fuir à son tour, une balle, en lui fracassant l’épaule, l’avait arrêté dans sa course.

Et depuis, il n’avait plus cessé d’être le souffre-douleurs des hommes implacables.

Sa vie misérable et désemparée n’était plus qu’un long cauchemar. Tassé dans un angle, tout le corps secoué par la terreur, Anda, du coin de l’œil, regardait alternativement le professeur, puis les garçons de laboratoire, de solides gaillards, qui n’attendaient qu’un geste du maître pour s’emparer hardiment de l’anthropoïde et le coucher sur le marbre du « billard. »

Ce jour-là pourtant, Anda en fut quitte pour la peur. Le docteur se contenta de l’observer attentivement avant de congédier tout son entourage.

Le professeur Bergham, demeuré seul, s’assit pensivement devant son bureau, parcourut des notes, compulsa des dossiers, feuilleta dix ouvrages, fit des calculs, revint vers son pensionnaire et l’examina de nouveau.

Anda, comprenant l’inutilité de toute manifestation de ressentiment, demeurait blotti dans son coin. Le vent de la haine, toutefois, gonflait son cœur. Son regard oblique fulgurait d’éclairs homicides.

Le docteur Bergham s’était remis au travail ; la plume grinçait sous sa main puissante ; les feuillets se couvraient d’une écriture tourmentée, capricieuse.

Cependant, le jour baissait peu à peu. L’ombre s’épaississait aux angles de la salle. Le maître avait rejeté le porte-plume et se laissait aller au caprice d’une songerie scientifique.

La douce chaleur de la pièce ne tarda pas à engourdir les facultés du professeur. Bientôt, se laissant aller à une lassitude heureuse, Bergham chassa loin de lui toute précaution professionnelle et s’endormit, le nez dans ses dossiers.

Anda, tout d’abord, se méfia. Peut-être l’homme n’était-il qu’assoupi ?

Rassuré peu à peu par cette respiration régulière, il osa se redresser, s’approcha, contempla longuement son ennemi affaissé.

Jusqu’alors il avait à peine osé lever les yeux sur lui ; à présent, il le détaillait, s’attardant à étudier les traits exécrés, la protubérance du nez un peu fort, le poli du crâne dénudé, les oreilles légèrement décollées.

Certes ! le professeur Bergham n’était pas beau.

Anda le considéra avec une moue de pitié : « Et dire, pensa-t-il, que les hommes prétendent qu’ils descendent de nous ! ces gens-là ne doutent de rien. »

Pour un moment, cette comparaison rendait au singe sa sérénité. Il se gratta la tête, se découvrit une puce ; ses idées prirent alors un autre cours.

La nuit était venue. Le professeur Bergham dormait toujours. Nul n’était venu le déranger. Le concierge, ignorant sa présence, demeurait claustré dans sa loge.

Un rayon de lune, descendant de biais par la fenêtre entrouverte, nimbait le crâne luisant du vivisecteur. Cette éminence livide, ruisselante de lumière, retint l’attention du singe.

L’envie lui prit de la toucher.

Hélas ! comment sortir ? Anda, pourtant désabusé par ses précédents insuccès, se jeta contre les barreaux, se meurtrit les doigts, siffla de colère. Les veines de son cou, démesurément enflées, saillaient comme des cordes. Son front se plissa ; ses yeux pétillèrent.

La rage, la soif de la liberté décuplaient ses forces. Soudain, pensif, il s’arrêta.

Le bruit, sans doute, allait éveiller l’homme. Ne valait-il pas mieux employer la ruse ? Il sonda le plancher, le toit de la cage, ne découvrit rien qui fût susceptible de l’aider dans sa tâche libératrice.

Il examina la serrure. La clef y était bien, mais il ne pouvait l’atteindre ; une toile métallique, courant le long des barreaux, ne lui permettait pas de passer une griffe.

Anda, pourtant, ne se découragea pas. Il mordit la toile, l’entama patiemment, puis, jouant des ongles et des dents, la déchira peu à peu.

Il ne tarda pas à glisser ses doigts par l’ouverture ainsi pratiquée. Après quelques tâtonnements, il parvint à faire jouer le pêne. La porte s’ouvrit en silence.

Anda sauta sur le parquet.

Le professeur n’avait pas bougé. La clarté glauque de la lune illuminait toujours son front puissant. Le singe se rapprocha, se campa derrière l’homme, le contempla avec une attention grandissante, passa ses pattes, tout d’abord assez légèrement, sur le crâne poli. Il s’enhardit jusqu’à gratter la peau luisante.

Le professeur, réveillé en sursaut, se retourna brusquement.

L’orang-outang, narquois, les doigts collés au corps, le jarret bien tendu, grimaçait, dans une attitude infiniment comique.

Le maître, blême, s’était dressé. Il n’avait pas la moindre envie de rire. Affreusement pâle, il recula en poussant un cri de terreur.

L’écho de cet appel réveilla les colères, les ressentiments de l’animal. Oubliant le plaisir du moment, il ne se souvint que des tortures qu’il devait à son ennemi. Se ramassant sur lui-même, il bondit sur l’homme épouvanté.
 

*

 

Le professeur Bergham avait repoussé l’attaque du singe et se dirigeait en toute hâte vers la porte. Anda, plus souple, le devança, lui barra le passage.

Le professeur recula de nouveau, tournant autour de lui des regards effarés, cherchant une arme quelconque, une issue pour s’échapper, un moyen de salut, quel qu’il fût. Rien ! rien que de la paperasse et des livres, des objets insignifiants dont se riait la bête.

Cependant, pour la seconde fois, Anda s’était précipité sur le docteur, serrant la gorge dans l’étau puissant de ses mains. L’homme chancela, les yeux soudain révulsés, la langue pendante, les lèvres déjà violettes.

Les deux corps enlacés roulèrent sur le parquet. Bergham se défendait avec l’énergie du désespoir. Il sut frapper, chercher les organes sensibles, forcer ainsi le singe à lâcher prise.

Il bondit vers la porte, l’ouvrit, appela d’une voix retentissante :

« Au secours ! au secours ! »

Mais le silence retomba sur les mornes corridors, aucune voix ne répondit à l’appel du docteur. Le singe, dont la douleur avait ravivé la colère, se ressaisit de sa proie affolée.

Épuisé, soufflant de peur, la gorge sèche, le professeur cette fois se défendit mal.

Rendu prudent, l’animal se tenait derrière sa victime. Les mains de celle-ci, impuissantes, battaient l’air, ne trouvant que le vide.

Enfin, le corps épuisé du vieux maître s’abattit lourdement. Le singe le prit par les pieds, l’attira au fond de la salle, puis, refermant la porte, il s’assit près de son ennemi, ne voulant rien perdre des spasmes de son agonie, le palpant, se penchant sur lui curieusement, soulevant bras et jambes.

Quand tout cela ne bougea plus, satisfait, Anda s’en alla par la fenêtre et se perdit dans la nuit sereine.
 
 

 

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(Jean de Kerleccq, « Conte du dimanche, » in Le Dimanche du Journal de Roubaix-Tourcoing, sixième année, n° 48, dimanche 7 décembre 1924 ; illustration de A. M. Trotter pour « The Murders in the Rue Morgue » d’Edgar Allan Poe, 1909)