Pour le commandant Moreau.
Je marche tout près d’elle, la jaseuse. Parfois, elle s’éloigne d’un écart brusque, ou bien elle se cache derrière des saulaies ; et je l’entends rire pendant que je la cherche. Elle muse et s’amuse ; ici, elle fait tourner, l’espiègle, quelque roue de moulin ; là, elle donne à boire aux bœufs qui tendent vers elle leurs naseaux. Tantôt, elle court vite, toute menue ; tantôt, elle flâne, avec des airs imposants de souveraine aux champs. Je l’ai vue sombre comme un ciel d’orage, et gaie comme un reflet d’azur. Je ne sais pas au juste où elle m’emmène, la vagabonde. Elle ne marche jamais bien droit ; on dirait qu’elle est grise de grand air et de soleil.
Et puis, elle a un si joli nom : Yvette. Il lui ressemble ; il a, comme elle, un parfum de fleurette de prairie, de poésie de banlieue.
Vous la connaissez : c’est une petite rivière de la campagne de Versailles. J’ai pour mission de la suivre, depuis sa source jusqu’à son embouchure, pour l’explorer.
Sur un papier où son cours, tracé en bleu, serpente comme une veine sur un sein nu, je marque pas à pas les largeurs, les profondeurs, les ponts, les gués, les passages praticables. Aux prochaines manœuvres, ce texte documenté aidera le coup d’œil d’aigle de nos généraux. Cela s’appelle : préparer une improvisation.
*
Depuis le matin, elle m’emmène dans sa course ; nous avons traversé des bourgs et des prairies, des villas et des bois.
Mais, le plus souvent, nous cheminons tous deux dans la campagne épanouie de mai, seuls.
Je n’entends rien que son gazouillis un peu mélancolique, ce dialogue clair des pierres et de l’eau.
Et ce murmure continu, cette haleine pénétrante, verte et mouillée, réveillent en moi le souvenir des promenades en Marne, au temps du canotage : les haltes devant les guinguettes débordées, les yoles rapides et vibrantes comme des libellules, ou les retours la nuit, le bruit des rames qui touchent l’eau d’un frémissement doux de baiser et la quittent tout en pleurs, dans le calme infini du soir ; enfin, ce joli sport abandonné, qui s’empoétisait d’une idée de lutte, de dangers continuels, sur cette eau sournoise et jolie, qui lisse en passant ses herbes traîtresses, comme une femme peigne sa chevelure…
Et parfois, elle devient inquiétante, cette campagne où m’entraîne l’Yvette, inquiétante à force de solitude et de silence. J’ai peur des saules aux silhouettes humaines, des rives douteuses, où l’herbe cache l’eau. Je tressaille à tous les bruits de cette vie mystérieuse. Et je salue, joyeux, la trace d’une main d’homme qui asservit la rivière perfide, un vannage qui l’étrangle, un abreuvoir qui l’élargit, le moulin qui la détourne, ou le ponceau qui la franchit… Alors, il me semble que je suis moins seul et moins loin.
Puis, à un détour, c’est un vaste domaine, un parc, une ferme modèle, dont la vie animale secoue mon rêve inquiet.
Indiscret comme le petit cours d’eau, j’entre avec lui partout où il pénètre, en franchissant murettes, haies et sauts de loup. Je suis prêt, d’ailleurs, à couvrir, à la première rencontre, mon indiscrétion d’un ordre de service. Mais il est déjà quatre heures, et je n’ai pas trouvé âme qui vive sur mon chemin.
Et tout en m’en félicitant, je regrette l’aventure, la brève aventure, ou drôle ou mélancolique, ironique ou tendre, la petite alerte de cœur ou d’esprit que notre curiosité guette toujours, quand nos pas nous entraînent vers l’inconnu.
*
Mais voici qu’un haut mur se dresse, barre la rivière et s’étend à perte de vue, emprisonnant tout un pan de forêt.
L’Yvette y pénètre par une baie ménagée dans la fondation, mais soigneusement grillagée. Va-t-il me falloir contourner cet immense domaine ? J’appelle et, par un hasard heureux, un jardinier vient ouvrir une petite porte de fer. Je lui explique ma mission, et troublé de respect par l’uniforme et les mots officiels, il s’incline sans mot dire et me laisse entrer.
L’admirable parc ! J’ai traversé, depuis le matin, bien des villas, où ma rivière était parfois ravalée au rôle de fossé d’entourage, ou emprisonnée dans un lit de ciment, comme un ruisseau de jardin public. Mais ici, elle serpente en liberté sous les arbres vénérables, et rien n’égale la tranquille splendeur de ce site. Au loin, dans le poudroiement du soleil oblique, j’aperçois des gazons veloutés, et la haute et blanche façade d’un château, sous les ardoises miroitantes de la toiture.
Ce doit être une de ces aimables demeures du grand Règne, le Trianon de quelque haut seigneur de cour, jaloux du Château royal. Les environs de Versailles en sont tout parsemés, de ces domaines dont les murs orgueilleux enclosent des lieues de campagne.
Et, délaissant un peu ma rivière, je détends la fatigue de mes douze heures de marche dans la paix sereine qui tombe des hauts arbres.
Quelqu’un ! une vieille dame s’avance ; ses cheveux blancs, haut dressés, prolongent son front, sous la capeline en calèche ; elle porte une robe surannée, de soie puce, et, sur les épaules, un fichu clair tout semé de fleurettes. Avec sa démarche sautillante et cassée, ses yeux vifs dans sa face blanche, elle a l’air de sortir de l’autre siècle.
Respectueux, le képi à la main, j’explique ma présence. Alors, elle pince délicatement sa robe à deux mains, plonge en une révérence et, d’une voix restée fraîche, une voix aiguë et rieuse d’enfant :
« Vous êtes chez vous, monsieur ; vous êtes chez vous. »
Je balbutie des remerciements et je m’éloigne. Quelque aïeule.
Dix pas plus loin, je rencontre le châtelain, un homme court et gros, la face rouge et les yeux mobiles. Nous nous saluons, et je recommence mon discours. Il feint poliment d’écouter et murmure de vagues paroles, en grand seigneur à qui la présence d’un lieutenant dans son parc reste aussi indifférente que celle d’un papillon sur ses fleurs.
Pourtant, il règle son pas sur le mien et me confie d’un air pénétré :
« Ah ! monsieur, nous vivons dans une bien triste époque. »
Voilà une phrase qui est toujours actuelle. Poliment, j’approuve, payant d’un tribut d’attention la brève hospitalité du châtelain.
Une chose m’étonne : ce gentilhomme crache par terre à tous moments. Il poursuit :
« Le progrès ? Niaiserie. Il n’y a de changé que l’enseigne. Ils ont rasé la Bastille, monsieur, et ils ont reconstruit Mazas trois cent vingt-cinq mètres plus loin. »
Je m’incline encore. C’est d’une logique d’arpenteur.
« Croiriez-vous, monsieur, que ces gens-là m’ont enfermé dans ce domaine ? »
Stupéfait, je dévisage mon homme. Il ne badine pas. Je m’exclame :
« Pas possible ! Il existe encore des…
– Parfaitement. Mais patience. Les temps sont proches. Voulez-vous être des nôtres ? »
Où suis-je tombé, grands dieux ! Dans quel noir complot ? Mais le châtelain fixe sur moi des regards ardents :
« Vous hésitez ?
– Je… Non. C’est-à-dire… »
Ses yeux flamboient.
« Vous hésitez ??
– Mais non… »
Alors, cet homme éclate :
« Ah ! ah ! ah ! Il hésite ! Le félon !… C’est un traître ! À moi, à moi, tous… tous… »
Il écume. Et soudain, des cris répondent aux siens. De tous côtés, des gens accourent, aux gestes désarticulés, aux yeux inquiétants. Les uns rient. D’autres pleurent. Tous hurlent. L’aïeule danse une gigue. Et toute la grande bâtisse blanche s’émeut ; aux fenêtres grillagées, des têtes grincent, glapissent, aboient. Non, le chenil sous le fouet, le Parlement en délire, la ménagerie affamée, tous ensemble ne crieraient pas tant.
Les fous ! les fous ! Je suis entré dans un asile d’aliénés !
Alors, j’ai soif d’air sain, car on respire de la folie au milieu de cette meute épileptique.
Et je m’enfuis vers la grille monumentale, tandis que l’aïeule me poursuit et glapit ironiquement, avec sa révérence de vieille danseuse :
« Vous êtes chez vous ! Monsieur, vous êtes chez vous !… »
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(Michel Corday, in Gil Blas, dix-huitième année, n° 6042, mardi 2 juin 1896 ; in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, treizième année, n° 1094, samedi 22 août 1896 ; in Les Romans militaires, aventures de guerre et d’amour, deuxième année, n° 22, jeudi 18 février 1904 ; in Mon Dimanche, revue populaire illustrée, huitième année, n° 356, dimanche 26 septembre 1909. Les illustrations sont tirées respectivement de la publication dans Les Romans militaires et dans Le Supplément)