Monsieur,
Il y a juste un an de cela : c’était le 30 novembre 1865, vous aviez accepté une délicate mission, celle de présenter devant cet officier de l’état-civil qui s’appelle le public, un nouveau-né qui n’était pas de bien forte constitution : Pauvre petit ! il criait beaucoup dans les premiers jours, il faisait beaucoup de bruit ; il tenait à faire croire qu’il avait la vie dure ; et certes, on avait pu supposer que le mioche résisterait ; sa mère, malgré des vices organiques, se cramponne depuis si longtemps à l’existence !…
Bref, et pour parler sans métaphores, vous prononciez un discours d’inauguration à l’ouverture des conférences littéraires de la salle Valentino, organisées par la Société des gens de lettres.
Il vous paraîtra peut-être bien étrange que certaines paroles, certaines appréciations, émises alors avec une certaine émotion qui n’était pas sans charmes, soient rappelées aujourd’hui à un an de distance. Mais les proverbes auront toujours tort, et pour beaucoup, si l’on ne peut dire : Scripta manent, vous voyez que l’un peut ajouter avec hardiesse : Verba non volant.
Or, voici le trait que vous, monsieur Paul Féval, alors comme aujourd’hui président de la Société des gens de lettres, et représentant le sentiment littéraire de l’époque, ainsi que le trésor littéraire résume le génie du siècle, vous décochiez à l’adresse des romans anglais :
« Je ne professe pas (c’est vous qui parlez) une tendresse particulière pour le roman prétendu moral, sermonneur et pédagogique, inventé par nos charmantes voisines, les institutrices de Londres, le roman au biberon, qui dépense huit cents pages écrites avec des confitures à prouver que l’esclavage est un malheur, l’ivrognerie un vilain défaut et l’assassinat une mauvaise habitude. Je rirais volontiers de ces massues de sucre candi, enfonçant toujours des portes qui ne sont jamais fermées, s’il n’y avait le cher, l’éblouissant chapitre du thé, etc., etc. »
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Çà, changeons de note. Vous avez raison. C’est trop banal, aussi, de vouloir prouver qu’il n’est pas humain de faire mourir des nègres sous le fouet… Madame Beecher nous la donne belle avec son sentimentalisme de presbytérienne… il est vrai, dira quelque entêté, que cette massue de sucre candi a quelque peu servi à forger des armes plus solides… mais, bast ! à quoi bon s’inquiéter de ces futilités ? Les don Quichotte ont fait leur temps, l’assassinat a du bon, quoi qu’on en dise, le servilisme est d’un excellent rapport, et l’ivrognerie n’effraie que les bégueules. Dépenser huit cents pages à combattre tout cela, c’est enfantin.
Le roman français, dont vous vous faisiez alors l’avocat convaincu et, certes, bien désintéressé (qui en eût douté ?), le roman français boit franchement du casse-poitrine, mais il le coupe aussi quelquefois avec du sang. Ce n’est pas la tasse de thé vulgaire et familiale… Quelle fadeur ! Vous pimentez du trois-six avec du poivre, voilà au moins qui vous ragaillardit le cœur.
À la fraîche, qui veut boire !…
Je puise à plein verre et je verse… Paul Féval, première, année 67, cachet Librairie centrale… avec cette étiquette : la Vampire !!!
« Les deux monstres à visages d’anges… »
Ah ! à propos… il s’agit de deux vampires, mâle et femelle.
« … restèrent immobiles, vaincus par la fatigue voluptueuse… le regard d’Addhéma brûlait sourdement… la lutte d’amour recommença, sauvage et semblable aux ébats des bêtes féroces qui effraient la solitude des halliers. »
C’est peut-être un peu vif, mais c’est si français !
« Puis ce fut le tour de l’orgie.
Et encore et toujours.
Les lueurs du matin éclairèrent la suprême bataille. (!!!) Au milieu des flacons brisés, de l’or éparpillé, des tapis souillés de vin et de fange… dans le foyer, un brasier brûlait ; au-dessus du brasier, un bassin de fer contenait du métal en fusion… Parmi les charbons ardents, une barre de for rougissait.
Addhéma dit :
« Je ne veux pas voir le soleil se lever. Ô toi que j’ai aimé, vivante et morte, Szandor, mon roi, mon dieu ! tu m’as promis que je mourrais de ta main après cette nuit de délires… J’aspire au bienheureux sommeil de la mort.
– J’ai promis, je tiendrai, ma toute belle, répliqua Szandor sans trop d’émotion. »
Il manque de savoir vivre, le vampire… on a l’air un peu ému, au moins !
« … Es-tu prête, mon amour !
– Je suis prête, » répliqua Addhéma.
Szandor mouilla un mouchoir de soie pour entourer l’extrémité du fer rougi.
Addhéma suivait tous ses mouvements d’un regard inquiet et sombre, guettant sur ses traits une trace d’émotion.
Mais Szandor songeait aux belles jeunes filles de Prague et sourit en fredonnant une chanson à boire. »
C’est tout simplement un petit polisson, que ce vampire !
« L’œil d’Adhéma brûla.
Szandor retira du foyer la barre de fer qui rendit des étincelles.
« Elle est à point ! » dit-il avec une gaieté sinistre. »
Toujours gai, le vampire ! on jurerait qu’il surveille la cuisson d’une côtelette !…
« Elle est à point ! répéta Addhéma. Szandor, mon bien-aimé, adieu !
– Adieu, ma charmante ! »
Szandor leva le bras.
Mais Addhéma lui dit :
« Je ne veux pas te voir me frapper, ange de ma vie ! Donne, je me percerai le sein moi-même, tu verseras seulement le plomb fondu.
– À ton aise, répliqua Szandor. Les femmes ont des caprices. »
Et il lui passa le fer rouge. »
Pauvre vampire… il ne comprend pas que c’est un truc !
« Addhéma le prit et le lui plongea dans le cœur si violemment que la tige brûlante traversa sa poitrine de part en part.
Le monstre tomba, balbutiant un blasphème inachevé.
« Les jeunes filles de Prague peuvent t’attendre ! murmura la vampire… Puis elle baisa le front livide de son monstrueux amant et se mit dans le cœur le fer qui était rouge encore. »
Comme en termes galants ces choses-là sont dites !
*
Mon Dieu ! monsieur Paul Féval, je suis bien embarrassé de ce qui m’est arrivé hier, et je ne sais comment vous le raconter. Mais, sans songer à mal, tout bonnement, je lisais à haute voix le passage ci-dessus… Il y avait dans le salon où je me trouvais une jeune fille de vingt ans et un grand garçon de quinze ans… Je me retournai ; la jeune fille rougissait et cachait son visage dans son mouchoir, le jeune homme était tout pâle et semblait mal à l’aise.
Je ne compris pas d’abord ; mais en jetant de nouveau les yeux sur la page fatale, je frissonnai, et ce fut à mon tour de passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
En effet, la jeune fille avait saisi au passage ces mots de lutte d’amour sauvage, semblable aux ébats des bêtes féroces, des suprêmes batailles.… dame ! elle ne comprenait pas beaucoup… mais pourtant !… Il y a si peu d’enfants aujourd’hui.
Quant au jeune homme, il murmura d’une voix étranglée :
« Il y a donc encore des vampires ! »
*
Car, ne l’oubliez pas, monsieur Paul Féval, votre réputation est terrible, vous êtes un homme sérieux, il y a tout un public qui vous gobe et pour qui tout ce que vous écrivez est arrivé.
Certes, je ne nie pas que l’exhumation du vieux poncif de lord Ruthwen, surtout étiqueté de cette rubrique non moins alléchante que peu française, LA VAMPIRE, n’ait cours forcé aux étalages des débitants de schnick littéraire… Ça gratte ! je ne dis pas non… et cela n’est pas écrit avec des confitures… mais si cela ne fait pas de bien, je puis jurer que cela fait du mal.
Tenez-vous beaucoup à ce que vos lecteurs croient aux vampires ? J’ai beau creuser ma piètre cervelle, je ne me rends pas bien compte de l’utilité que cette conviction peut avoir pour la société. Mais pourquoi diable aussi vais-je employer ce grand mot d’utilité ?
Après tout, je puis me tromper, et vous êtes sans doute de ceux qui emploient dans leur mauvaise acception ces mots passés en proverbe : Il faut une religion pour le peuple ! Vous tenez peut-être essentiellement à ce que les masses restent dans une ignorance apathique… Quel meilleur moyen d’abrutissement pouvez-vous alors employer que de délayer en trois cent quatre-vingt-trois pages une légende odieuse… Huit cents pages vous paraissent inutiles, quand il s’agit de prêcher le bien, mais quatre cents pages suffisent pour le mal… C’est très intelligent, et vous savez la comptabilité.
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Et encore si vous laissiez vos vampires dans le domaine brumeux des monts Krapacks, mais non… vous tenez à ce que rien ne manque à l’édification de vos lecteurs. Vous placez votre héroïne, la Vampire, en plein Paris, au commencement de notre siècle ; elle connaît et fréquente Napoléon, le préfet de police, Georges Cadoudal ; elle cause, elle vit, on la voit, on la touche, et elle opère elle-même sur les bords de la Seine, comme le premier Pierre Petit venu.
Quels charmants petits résultats j’entrevois d’ici !
Ma portière a un enfant de cinq à six ans… Elle vous aime beaucoup, monsieur Paul Féval, et j’ai eu l’imprudence de lui prêter votre livre… elle s’est empressée de faire peur à son gamin, qui passait ses mains sur ses tartines pour écrémer les confitures… et voilà le mioche qui, au moindre bruit, jette à droite et à gauche des yeux hagards. Il était insouciant, vous lui avez appris la peur ! Oh ! il n’ira plus sans lumière dans la chambre à côté… la vampire est peut-être là !
Et ma portière, à qui je m’efforçais de prouver que c’était là une pure fantaisie de votre imagination vagabonde, m’a répondu, en me regardant de travers : « Môsieu, elle a parlé avec Napoléon ! C’est imprimé! »
Que dois-je lui répondre ?
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Certes, monsieur, je ne me permettrai pas de discuter plus longtemps avec vous ; d’abord un mécanicien m’a dit un jour, en me montrant une vieille carcasse en fer : « Voyez-vous ! pour que je pusse vous expliquer cette machine-là, il faudrait d’abord que les pièces en fussent ajustées. »
Et il me paraît que c’est bien ici le même cas : je ne démonterai pas votre roman pièce à pièce, il faudrait y toucher et je crois que cela pourrait le casser ; cela ne me paraît pas ajusté.
Mais, par exemple, je relève dans le nombre deux traits de haute école qui me paraissent avoir un prix incontestable :
À la page 67, vous dites :
« – Quant au vieux bourgeois, ceux qui ont lu le premier épisode de cette série, LA CHAMBRE DES AMOURS, le connaissaient depuis longtemps. »
Ceci est de la réclame au premier chef, mais avec quelle habileté vous jouez de cette guitare… le premier épisode… donc il y a un commencement, avis aux esprits curieux de connaître l’ab ovo de toute chose ; puis cette série… Série ! !… Saisit-on tout ce que ce mot renferme de promesses… La vampire n’est qu’un anneau de la chaîne. Donc réclame rétrospective et anticipée à la fois. Le chocolat Perron est dépassé.
Et, à la page 233, pour qu’on n’en ignore :
« – Séverin faisait ici allusion à la bizarre aventure qui est le sujet de notre précédent récit : La Chambre des amours. On se souvient du rôle important que, sous son nom de Gâteloup, chantre à Saint-Sulpice et prévôt d’armes, il joua dans ce drame. »
Traduction en langue vulgaire, comme disait Gavarni :
AVIS AU LECTEUR : M. Paul Féval a l’honneur de rappeler au public qu’il a écrit sons ce titre : La Chambre des amours, une œuvre palpitante, d’un intérêt poignant, dont il reste encore quelques exemplaires chez son éditeur. Prix 3 francs.
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Je résume d’ailleurs, en quelques mots, mon opinion sur votre nouveau roman : Madame Bovary est un chef-d’œuvre.
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À propos, monsieur Féval, UNE VAMPIRE, cela s’appelle UNE GOULE !
Veuillez agréer mes salutations respectueuses.
JULES LERMINA.
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(Jules Lermina, « De Droite à gauche, » in Le Soleil, journal quotidien, deuxième année, n° 407, vendredi 30 novembre 1866 ; André Gill, portrait-charge de Paul Féval, in La Lune, deuxième année, n° 41, dimanche 16 décembre 1866)