« Prenez garde où vous marchez, » me dit l’homme en vert.

La nuit était sans lune. Nous venions de pénétrer par une grille mal assurée dans un jardin de villa et suivions un lacis de sentiers, alors que nous aurions pu emprunter une allée rectiligne qui filait jusqu’à la masse compacte de la maison.

« Quel drôle de chemin, dis-je.

– C’est à cause des pièges à loup, » rétorqua mon hôte, car l’homme était mon hôte.

Traversant en voiture la banlieue de M…, j’étais tombé en panne devant chez lui. Tandis que je m’escrimais, avec une lampe électrique, à examiner le carburateur, il était apparu derrière la grille, le sire au visage pâle dont les « bacchantes » égouttaient. Avec son vieux feutre enfoncé à coups de poing sur la tête et son vêtement de velours, je lui trouvais un peu la silhouette d’un garde-chasse, au moment où les phares de ma guimbarde tapèrent sur lui.
 
 

 

L’hospitalité qu’il m’offrait jusqu’au lendemain m’agréa parfaitement.

Quand nous fûmes parvenus face à un petit perron, un rai de lumière filtra d’une fenêtre. Des persiennes s’entrouvrirent.

« Que se passe-t-il, papa ? interrogea la voix fiévreuse d’une femme. Est-ce déjà lui ?

– Non, ne t’occupe pas, Fausta, répliqua l’homme avec lassitude.

– Vous attendiez quelqu’un ? dis-je.

– Hélas ! » fit-il en secouant ses souliers sur le carrelage du vestibule. Puis il reprit : « On attend toujours quelqu’un ici ; quand ce n’est pas un vivant, c’est un mort, » et il rit. « N’y prenez pas garde, ma fille est un peu nerveuse. »

La pièce où nous entrâmes, sordide et décrépie, paraissait être la salle à manger avec un buffet et des chaises. Mais le sinistre éclairage qui tombait d’un plafonnier de papier et cette froideur des choses, tout parlait d’un foyer sans une main féminine.

Jambes écartées, les mains plaquées aux cuisses, l’homme me considéra d’un air abruti.

« J’ai une chambre, mais pas de draps, fit-il.

– Aucun besoin de draps ; je veux seulement m’étendre et je tiens à vous dédommager de tout. Un fauteuil me suffira. »

Nous bûmes un verre d’eau au robinet d’un évier malpropre et je montai l’escalier de bois derrière l’homme. La pièce, sommairement meublée, tapissée d’un papier à fleurs moisi, – c’était la chambre d’amis, – me fit assez bonne impression, mais l’air y était glacé. L’automne était précoce.

« Voulez-vous tirer les persiennes ?

– Inutile. Le matin me réveillera. »

Pourquoi restait-il piqué devant moi ?

« La clef est dans la serrure, dit-il encore ; vous pouvez vous enfermer… parce que, je voulais vous prévenir… ma fille est médium.

– Médium ?

– N’ayez pas peur si elle frappe à la porte.

– Je fermerai donc.

– Êtes-vous marié ? reprit-il en tournant et retournant son trousseau dans les mains.

– Non ; pourquoi ?

– Parce que Fausta a une fortune dans la tête.

– Et alors ?

– Et bien ! voilà…

– Elle est somnambule ? fis-je en retirant ma veste, mais il ne connaissait pas ce mot-là.

– Non, elle a des dons de psychologie.

– De psychologie ?

– Oui, quelque chose comme ça.

– C’est son gagne-pain ? fis-je.

– Non, mais si elle se marie, elle risque de perdre ses dons.

– Alors, ne cherchez pas à la marier. »

Il commençait à m’importuner ; j’avais hâte de m’enrouler dans ma couverture et de dormir. Il poursuivit après un silence :

« Je ne peux plus y tenir ; c’est un démon. Il lui faudrait un homme, à cette fille-là. Monsieur, je vous en supplie, il faut qu’elle parte de chez moi. »

Je ne pus m’empêcher de sourire. « Joli cadeau, en vérité, » m’écriai-je. Mon bonhomme n’avait plus sa tête, sûrement. Cette Fausta m’intriguait. En tout cas, elle avait de qui tenir. Me douterais-je que le souvenir de cette créature danserait souvent devant moi ?

« C’est aussi une cantatrice, reprit-il. Mais ce n’est pas elle qui chante. Ça lui vient des esprits.

– Elle est décidément très douée, répliquai-je en bâillant.

– On peut le dire. C’est une dot, cela. »

De l’autre côté du corridor, on entendit du bruit. La fille était sortie de chez elle.

« Fermez vite, » fit le père hâtivement.

Mais la capricieuse était déjà parmi nous comme l’insomnie, et revêtue d’un kimono qu’inondaient ses cheveux d’or. Son corps était parfaitement harmonieux ; son visage, d’autre part, dénotait une forte influence lunaire. Sous cette robe de nuit qu’elle avait serrée à la taille avec le geste instinctif de l’allumeuse, saillaient deux seins lourds. Son père lui expliqua mon aventure. Fausta me détailla, incrédule, jouant avec une bague foraine qu’elle portait au médius.

« Tu réclames des visites, dit le père ; en voici une. »

Il lui parlait comme à une gamine turbulente. Et moi de conseiller à mes hôtes de regagner le corridor :

« Il faut être sage, il faut dormir. Demain, je me lève tôt, » dis-je assez stupidement, comme si ces arguments de jeune homme sage pouvaient valoir.

La fille eut un sourire énigmatique, plein d’impureté, en me disant au revoir.

« Nous aimons beaucoup les visites, minauda-t-elle ; nous avons souvent du monde. Serez-vous bien ici ? C’est la chambre que j’habiterai pour mon mariage… »

Elle parlait comme une machine à coudre. Je parvins à m’en défaire et fis « ouf » après avoir tiré le verrou.

Elle parut dans sa chambre nuptiale, la grande ensorcelée de nuit. Il pouvait être deux heures du matin. Tard, j’avais entendu des discussions et des pleurs à côté. Et soudain Fausta avait cogné à ma porte, d’une voix suppliante. D’abord résolu à faire le mort, j’avais fini par entrouvrir l’huis, comme un automate, peut-être aussi par générosité. Et elle était entrée, tout à fait naturelle.

« N’ai-je pas l’air d’une impératrice ? me dit-elle ; je prends pour toi le surnom « d’impératrice Fausta. »

Elle ne me parut pas plus folle que bien d’autres, d’autant qu’il n’est pas facile de discerner où commence chez les êtres leur poussée vers l’infini.

Maintenant, elle se penchait au feu. Tout à l’heure, j’avais mis une allumette dans l’âtre, mais le bois était humide et bouillonnait. N’empêche que j’éprouvais quelque plaisir à le voir charbonner.

« Le soldat est dans ma chambre actuellement, me dit Fausta soudain. Veux-tu venir le voir ? »

J’étais assis sur le lit, jambes pendantes.

« Le soldat qui compte son or, » acheva-t-elle.

Je la considérai avec pitié et découvris qu’elle avait perdu ses façons animales par quoi elle m’avait attiré tout à l’heure. Ses yeux ne déversaient plus que des flammes d’inquiétude.

« Aide-moi, ajouta-t-elle en m’enlaçant, à chasser ce fantôme. Ce serait mon grand-père que je n’en serais point surprise. Constamment, il glisse un serpent dans les lavabos et mon père tâche de le tuer avec sa vieille baïonnette de Verdun. Quelle menace perpétuelle ! »

Elle regarda la fenêtre comme si on allait y voir s’y détacher la sentinelle. Mais le reptile se prélassait sans doute dans le lierre.

« Il y a longtemps, poursuivit-elle, que j’attends le voyageur que je devais aimer et qui me délivrera du fantôme. Il est faux que nous recevions des visiteurs. Jamais, au contraire. Tu es le premier. Mon père me tient enfermée, de peur que je parle en ville. Qui oserait entrer dans une maison où les ombrelles s’ouvrent seules et descendent l’escalier comme des dames ? Une maison dont la façade est toute embrasée au couchant, où les vitres s’allument, deviennent mauves, où tout est phosphorescent, et je suis rôtie comme dans un four ; ma face, mes mains deviennent rouges, rouges. C’est le soldat qui met le feu. Et mon père qui veut faire croire que je suis un médium ! Je n’aspire qu’à vivre, à fuir mon persécuteur. Connais-tu les histoires du curé d’Ars et du bouledogue ? Non ? Alors, tu ne connais rien à l’Histoire Sainte. »

Tout en parlant, elle flambait le bout des pincettes.

Je consentis à l’accompagner chez elle. Nous nous arrêtâmes sur le seuil de la porte.

La silhouette d’un homme coiffé d’un képi était parfaitement dessinée devant la table.

« L’entends-tu ? » me dit-elle.

Effectivement, je perçus le murmure de l’individu qui dénombrait d’invisibles médailles, mais on ne voyait que son dos ; ses mains restaient cachées.

« Deux mille cinq cent deux, deux mille cinq cent trois, deux mille cinq cent quatre, » comptait-il d’une voix de sourd-muet que l’on a « démutisé. »

Fausta, puissante de haine, toucha violemment l’épaule de l’inconnu avec ses pincettes. Il sursauta, se tordit, s’affaiblit, mais il ne se retourna pas. Ce fut son père qui cria, lequel venait d’arriver derrière nous. C’était comme si on avait porté le fer ardent sur lui, comme si le choc l’eût tiré de sa nébuleuse, car le soldat s’effaça sous mon geste, au même moment.
 
 

 

D’un seul coup, ce fut pour moi l’éclairage du mystère. Je me souvins de cette femme qui apparaissait à ses amies tenant un bouquet de violettes, de cette institutrice qui, tout en surveillant l’étude du haut de sa chaire, se dédoublait, se promenait parmi ses élèves, translucide.

Alors, Fausta s’appuya à moi de tout le poids de son corps impérial et fut secouée de pleurs. Je me demandais si nous n’étions pas tous trois victimes d’une hallucination. Mais non, j’étais bien hors du sommeil.

« Je parie, dis-je au père, que vous êtes le fantôme. Il faut vous soigner. »

Il était blême et ses yeux ardents s’enfonçaient dans une auréole noire.

« C’est lui ! C’est lui ! fit la fille en pointant un doigt sur le malheureux qui se frottait l’épaule.

– Comment serait-ce moi ? se défendait l’homme. Mon frère plutôt !

– Vous vous dédoublez, » dis-je, et je voulus rire…

« C’est ma fille qui est médium, » rugissait-il.

Pourquoi mettait-il tant de ferveur à nier ? C’était comme si j’avais mis le doigt sur son secret.

Fausta avait repris son aplomb.

« Viens dans ma chambre, dit-elle, mystérieuse ; nous filerons demain ensemble. »

Devant mon haussement d’épaules, elle parut fâchée et courut s’enfermer chez moi, espérant que je l’y rejoindrais et m’appelant encore.

Il ne me restait plus qu’à tuer cette interminable nuit en essayant de dormir. J’éteignis la lampe, redoutant que le bonhomme ne se manifestât à nouveau, car je demeurais convaincu qu’il était l’inconscient auteur de cette matérialisation nocturne et qu’il n’ignorait rien de son privilège ou de son malheur. À l’aube, une odeur âcre et nauséabonde me réveilla. Je me jetai dans le corridor. Nul doute qu’il y avait un incendie dans la chambre qu’occupait la jeune fille. Le père hurla :

« Où a-t-elle trouvé des allumettes ? Ne lui en auriez-vous pas donné ? Le feu l’hypnotise. Elle joue avec. »

Mais il ne paraissait pas sincère.

Nous enfonçâmes la porte. Le lit brûlait et l’atmosphère n’était plus respirable. Fausta était étendue roide à terre. Sans doute s’était-elle évanouie et maintenant, gravement brûlée et du sang à l’épaule, elle agonisait peut-être.
 
 

 

Comment avouer au père : « C’est moi le responsable ! C’est moi qui avais allumé le feu ! » J’avoue que je me tus. J’avais été le double instrument du destin. Mais le père n’était-il pas lui-même la raison du drame ? Quand nous pûmes ranimer la malheureuse, elle geignit : « Le soldat m’a suivie ici. Il m’a jetée au feu. » Je regardai l’homme. Il détourna les yeux, des larmes roulaient sur ses joues ; toute la détresse de l’humanité misérable s’étalait sur cette chambre. La tête de la moribonde retomba sous les dentelles noires, comme parmi les toiles d’araignée du songe. C’était comme ces visages dont on découvre l’humaine porcelaine sous une couche de suie.

Tête nue, je partis chercher un médecin. Dehors, je me retournai pour considérer la façade de l’étrange demeure que blanchissait l’aurore. De la fenêtre, le père m’adressa un signe pour m’indiquer la direction à prendre. Mais, à une autre fenêtre, il y avait encore le père et il portrait un képi et il avait un rire sardonique et, de sa main, il m’indiquait le sens opposé en faisant le geste automatique du policeman ganté.

Après avoir accompagné le docteur jusqu’à l’entrée du jardin, je ne revins pas sur les lieux du drame. Cet événement se déroulait en 1938. Lorsque je suis repassé dernièrement par là, je n’ai pu retrouver la villa.
 
 

 

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(Henri d’Amfreville, illustrations d’André Ravereau, in Carrefour, la semaine en France et dans le monde, troisième année, n° 101, jeudi 25 juillet 1946)