À le contempler, perdu dans ce coin de la forêt des Ardennes, morne éboulis de pierres grises et noires, mangées par la mousse et les ronces, il fallait faire effort d’imagination pour se figurer ce repaire des renards, des corbeaux et des émouchets, animé de bruits humains et participant aux fastes guerriers de la vie féodale.
En vain j’avais essayé de percer le mystère de sa vie passée. Les archives de la commune dont il dépendait avaient été brûlées lors de la Révolution. Pour le reste, les gens du village se contentaient de répondre en se signant :
« C’est le château du Diable !… »
Impossible de leur en tirer davantage sur le compte de ce voisin près duquel jamais ils n’osaient s’aventurer la nuit.
J’allais quitter le pays sans avoir satisfait ma curiosité quand une entorse malencontreuse m’obligea, à défaut de médecin, à avoir recours au rebouteur du village. Je sus gagner sa confiance, et c’est lui qui, un soir, devant une bonne marmite de vin chaud, me raconta à voix basse l’histoire que voici :
« Non, Monsieur, me dit-il, le manoir que vous voyez là n’a pas toujours eu cet aspect de ruine et de désolation. Il fut, en son temps, un des plus animés des Ardennes. Il dressait au ciel, d’un effort menaçant, ses dix grosses tours et ses vingt petites, ses innombrables échauguettes et son donjon dont le sommet griffait les nuages dans leur course.
Un puissant seigneur l’habitait avec sa femme et sa fille ; et, tour à tour, ses épaisses murailles résonnaient du fracas des guerres ou du tumulte joyeux des tournois.
Or, un jour, le maître partit pour une lointaine croisade. Sa famille l’attendit une année, puis deux, puis trois… Et quand il fut à peu près certain qu’il ne dût plus revenir, sa femme mourut de désespoir…
La jeune fille resta seule maîtresse du château et consacra dès lors sa vie au bonheur de ses sujets… Bien que sa jeunesse, sa beauté et son rang l’eussent désignée pour une vie joyeuse et enfiévrée, elle fuyait toutes les occasions de réjouissances qui lui étaient offertes et semblait se complaire dans la solitude, où elle s’abandonnait à la joie cruelle des larmes et du souvenir…
Pourtant, une fois, sollicitée avec plus d’obstination que de coutume, elle accepta d’assister à une fête donnée dans un château des environs. Elle en revint toute différente car, désormais, elle vécut avec, devant les yeux, l’image obsédante d’un jeune chevalier inconnu qui, vêtu d’une armure noire et monté sur un destrier noir, avait triomphé dans le tournoi de tous les pieux présents et s’en était allé sans avoir voulu relever sa visière.
Sollicitée dans sa curiosité par ce personnage énigmatique, elle ne manqua plus dès lors une joute. Mais il ne lui fut plus donné de revoir le paladin mystérieux, et elle en éprouva une déception qu’elle s’en voulut de ressentir aussi forte…
À quelque temps de là, un trouvère, de passage au château, chanta devant la jeune fille un lied d’amour dont les accents bouleversèrent son cœur et amenèrent dans ses yeux, pour la première fois, des larmes d’une douceur inconnue ; et comme elle demandait quel en était le poète, le trouvère lui répondit que c’était un jeune chevalier nouveau venu dans la région et dont on ignorait le nom…
Or, un après-midi qu’elle revenait seule, à cheval, d’une promenade en forêt, elle fut tout à coup assaillie par une horde de bandits et jetée à bas de sa monture : la Mort était sur elle. Mais, à ce moment, un cri partit d’un fourré ; elle vit les branches s’écarter et un seigneur vêtu d’une armure noire s’élancer sur les brigands en brandissant une épée flamboyante. Elle s’évanouit…
Quand elle rouvrit les yeux, le chevalier était à genoux près d’elle, la visière relevée et lui soutenant la tête… Elle lui sourit, heureuse de constater que la mâle beauté du visage qui la contemplait ne décevait pas ses rêves… Mais lui, d’une voix grave, parla :
« Belle châtelaine ! c’est pour moi un bonheur sans prix de vous avoir sauvée ; permettez maintenant que je vous reconduise jusqu’à votre demeure et soyez persuadée qu’il ne vous arrivera rien de fâcheux sous ma garde… »
Il ramena en effet la jeune fille jusqu’à son manoir, et après s’être fait prier, il promit de revenir voir celle qu’il avait arrachée à une mort certaine, et qui, rougissante, l’en priait avec des accents émouvants de reconnaissance…
Il revint… il revint même si souvent que bientôt on apprenait dans les châteaux avoisinants les fiançailles du chevalier et de la châtelaine…
Les jeunes gens vécurent dans un enchantement réciproque le temps qui les séparait de leur mariage. Mais la veille de leur union, le chevalier, ayant pris sa fiancée à l’écart, lui dit, la mine grave :
« Ma douce amie, écoutez-moi… Je vais vous faire une prière qui vous semblera bien étrange, mais si vous m’aimez vraiment, vous en respecterez le mystère et ne me forcerez point à m’expliquer. Ne m’interrogez jamais sur mon existence passée, et surtout, quoi qu’il m’advienne, quel que soit le danger que vous craigniez pour ma personne, si grande puisse être votre détresse, je vous en conjure, ne priez jamais Dieu pour moi, vous appelleriez le malheur sur ma tête ! ! »
Et, avant que la jeune fille, étonnée, eût eu le temps de se reprendre, il tira d’un coffret en bois précieux une petite fleur rouge brillante comme une étoile, et, la tendant à sa fiancée, il poursuivit :
« C’est la fleur de notre amour ; prenez-en bien soin afin qu’elle ne se fane jamais, car le jour où ses pétales tomberont, cela en sera fait de notre vie heureuse ! ! »
Inquiète, la châtelaine le regarda : son visage, qu’une barbe noire terminait en pointe, avait un air sombre et ses yeux brillaient d’une façon singulière ; mais elle crut y lire à la fois tant de douceur et tant d’amour que ses craintes se dissipèrent.
Alors, elle jura de ne jamais prier Dieu ni la sainte Vierge pour son seigneur, et, prenant délicatement la petite fleur, elle la porta dans sa chambre et la plaça dans un vase en argent…
Le lendemain, on célébra leur union… Des années passèrent où ils ne cessèrent de goûter ce bonheur que procurent la paix de l’âme et la certitude de l’amour partagé. Cependant, la jeune femme éprouvait parfois une certaine tristesse devant la répugnance que son mari manifestait vis-à-vis des choses et des gens d’église, et devant son obstination farouche à ne jamais vouloir franchir le seuil de la chapelle seigneuriale.
Toutefois, fidèle à son vœu, elle se gardait bien de l’interroger…
Or, un matin d’hiver, le chevalier partit pour chasser le loup… Le soir, il ne rentra pas et sa femme l’attendit, inquiète, toute la nuit ; le lendemain se passa en recherches vaines et, quand la seconde nuit arriva, l’épouse affolée, oubliant son serment, s’écria : « Sainte Vierge ! protégez mon chevalier ! » À peine avait-elle dit ces mots, qu’elle se souvint de sa promesse ; elle courut à sa chambre : dans le vase d’argent, il ne restait plus que la tige desséchée de la fleur rouge…
À ce moment, une cloche au loin tinta, et aussitôt un appel de cor retentit devant le pont-levis. La jeune femme se précipita au-dehors avec un horrible pressentiment au cœur : à la lumière de la lune, elle reconnut son mari que des paysans ramenaient mort sur une sorte de civière. Échevelée, elle se jeta alors sur le cadavre en demandant la mort à grands cris…
À cet instant, un événement inouï se passa : d’épais nuages voilèrent la clarté de la lune, un silence sépulcral se fit dans le château ; un à un, ses habitants furent tous changés en pierre, les murs commencèrent à tomber en ruines, d’énormes ronces sortirent de terre et grimpèrent comme des serpents le long des murailles ; et quand l’aurore chassa la nuit, les premiers rayons du soleil éclairèrent le spectacle sinistre du château tel que vous le voyez aujourd’hui…
Maintenant, acheva mon interlocuteur, l’âme des deux époux rôde encore autour du manoir. Une nuit dans l’année, un peu de vie renaît dans les vieux murs ; et l’audacieux qui ose s’aventurer près d’eux peut voir, dans la lumière pâle de la lune, le chevalier tout de noir vêtu et sa femme en robe claire, avec ses cheveux d’or au vent, faire le tour de leur château, se tenant enlacés et sautant de pierre en pierre. Puis ils s’élancent dans le vide et se dirigent vers une étoile qui ne brille que cette nuit-là : sans doute la fleur rouge de leur amour qui, montée au firmament, y étincelle pour l’éternité. Mais au moment où ils vont disparaître, une haute flamme illumine la nue et, tandis que la forme claire continue son ascension céleste, une grande ombre, tournoyant soudain dans le ciel, vient s’écraser sur la terre… »
… Telle est la légende du château de Varandal, comme me l’a racontée un soir Célestin Mayeure, le rebouteur de ce village…
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(Pierre Nezelof, « Contes de l’Avenir, » in L’Avenir de Paris, septième année, n° 2168, lundi 18 février 1924 ; Edgar Ende, « Mit den Vögeln (Entschwebend), » huile sur toile, 1932)