À Denver – Une Circé américaine – Disparition d’êtres humains

 
 

Il y a quelques années, les habitants de Denver, ville du Colorado, étaient en proie à un indicible sentiment de terreur. La terreur qu’on éprouve devant un péril énigmatique, quoique réel.

Il s’agissait de disparitions d’êtres humains.

Un beau jour, on apprenait que M. Oxhead, l’herboriste, n’était point rentré chez lui depuis la veille ou que miss Jenny Sweetmilk n’avait pas reparu dans sa famille désespérée, ou encore que l’on n’avait plus de nouvelles du petit Tom Rednose. Ils étaient sortis bien tranquillement, et jamais plus on ne les avait revus.

Après ces disparitions-là, il y en eut d’autres.

Si les victimes eussent appartenu exclusivement au monde miséreux, peut-être ne s’en fût-on pas inquiété. Il y a des êtres dont la disparition ne produit pas une ride à la surface de l’océan humain.

Mais le monstre inconnu qui se faisait ainsi dévoreur d’existences ne semblait pas se soucier beaucoup des distinctions sociales, et il n’était pas une famille qui ne se sentît menacée.
 
 

À la recherche du monstre inconnu

 
 

Ces disparitions continuaient encore, malgré les recherches de la police, lorsque William Morton se chargea d’éclairer ce mystère.

Âgé de trente-sept ans, d’une intelligence froide et incisive, d’un courage réfléchi, Morton avait débuté dans la police ; puis, le goût d’écrire lui étant venu, il était entré dans le journalisme, devenant à la fin directeur du Topeka Record. Mais il avait toujours conservé une inclination pour son ancien métier.
 
 

Le journal de William Morton

 
 

« … Me voici en campagne, dit le directeur du Topeka Record dans son journal. Tous les renseignements que je me suis efforcé d’obtenir, tant du maire et des policiers que des habitants, se résument à rien. Ces gens persistent à croire à une bande de malfaiteurs qui veut terroriser la ville. Cette hypothèse ne tient pas debout.

L’hypothèse de crime passionnel doit être pareillement écartée.

Que reste-t-il donc à supposer ? peut-être l’œuvre d’un fou terrible, de quelque être à la mentalité indéfinissable. La folie explique toutes les atrocités. »
 
 

Quel est le fou ?

 
 

« Il y a à Denver bon nombre de toqués : le banquier Forton qui s’affirme arrière-petit-fils de Washington ; le professeur Cabridge, qui s’imagine avoir été autrefois dromadaire ; mistress Liebman, qui a la manie de se promener en peignoir, dans la rue, à deux heures du matin. Ce sont des malades, mais inoffensifs.

Il est des folies plus dangereuses, par exemple la folie ambitieuse, la folie scientifique.

La folie ambitieuse ? Mon enquête ne m’a révélé personne, à Denver, qui en fût atteint.

La folie scientifique, alors ?

Tout d’abord y a-t-il à Denver des savants ?

Le chimiste Hubson ? Le professeur Rainy ? L’astronome Flox ? Non. Simplement des spécialistes ! Et la doctoresse Anellmore ?

Oh ! ce n’est pas possible. N’importe. J’irai au Vieux-Bois. »
 
 

 

La doctoresse Anellmore

 
 

À la distance de deux milles de Denver, dans une région isolée et même sauvage, s’élevait l’habitation dite le Vieux-Bois.

Le seul aspect du lieu expliquait ce nom. Un mur rectangulaire, haut de vingt pieds, enclosait, sur un longueur de cent mètres et une largeur de cinquante, un terrain planté de hêtres et de pins. Bien qu’on ne pût, du dehors, apercevoir que le sommet des arbres, on devinait un lieu sauvage, laissé tel, évidemment, par le bon plaisir du propriétaire.

Ce propriétaire était une femme : la doctoresse Violetta Anellmore.

À Denver, sa cité natale, où elle ne se montrait plus depuis de longues années, on la considérait comme un des plus éminents physiologistes de l’époque. Elle possédait très suffisamment de quoi vivre, et, après avoir exercé pendant dix ans avec un grand succès, s’était renfermée au Vieux-Bois, se refusant à en sortir ou même à recevoir des clients.

De temps à autre seulement, elle adressait à quelque faculté un mémoire des plus remarqués sur l’évolution du cerveau chez les mammifères.

Qui donc eût osé la soupçonner ? »
 
 

Au « Vieux-Bois »

 
 

En approchant de ce lieu solitaire, le directeur du Topeka Record, bien que fort peu impressionnable, eut cette pensée :

« Comme on serait à l’aise ici pour commettre des crimes ! »

Cette idée, loin de l’intimider, n’eut pour résultat que d’accroître son désir de résoudre l’énigme.

Dès son arrivée, William Morton commença, en stratégiste prudent, par reconnaître le terrain.

Le mur d’enceinte n’avait qu’une seule porte, mais cette porte était double : d’abord en fer avec des barreaux épais, puis en bois plein.

Au sommet et sur toute l’étendue de la muraille, c’était un amoncellement de culs-de-bouteilles et de pointes de fer qui eût donné à réfléchir aux plus audacieux cambrioleurs.

« La doctoresse n’aime pas à être dérangée, pensa le journaliste. Ces précautions indiquent peut-être des choses intéressantes à l’intérieur. »
 
 

Que faire ?

 
 

Fallait-il sonner, se faire annoncer et, sous un prétexte quelconque, pénétrer auprès de la doctoresse ? Mais si Violetta Anellmore, qui se tenait sur ses gardes, refusait de le recevoir ?

S’il pouvait voir quelque domestique, il l’interrogerait habilement et déciderait s’il convenait de s’introduire au Vieux-Bois ouvertement ou par surprise.

Pendant des heures, le journaliste demeura à l’affût, assis à terre à quelque distance de la porte.

Pas une fois celle-ci ne s’ouvrît.

« Voilà qui corse le mystère, pensa-t-il ; va pour l’escalade ! »
 
 

La stratégie de William Morton

 
 

Le soir tombait lorsque, ayant arrêté son plan, William Morton s’en fut se procurer deux objets indispensables : une corde à nœuds de huit mètres, un peu plus que la hauteur du mur, terminée par un grappin de fer et un sac de grosse toile.

La lune pleine voguait dans un ciel sans nuages, lorsque le téméraire journaliste, ayant jeté le grappin et solidement fixé la corde au mur, effectua son ascension. Le sac étendu sur le faîte du mur lui servit à s’y asseoir à califourchon en dépit des culs de bouteille.

Alors, il explora du regard le terrain.
 
 

L’habitation du Mystère

 
 

Tout d’abord, derrière la porte s’étendait une cour intérieure, enclosant une maison large et basse, à un seul étage. Évidemment l’habitation de la doctoresse. On apercevait une lumière brillant derrière les rideaux blancs d’une fenêtre ; sans doute était-ce son cabinet de travail. Deux autres fenêtres très larges et closes de persiennes indiquaient l’emplacement d’un laboratoire.

« … Un laboratoire… ou un amphithéâtre de dissection ! » murmura involontairement William.

Séparé de cette cour et de l’habitation par des murs un peu moins hauts que le mur extérieur, s’étendait le parc. Parc étrange !

Tout d’abord, c’était, après le mur de la cour, une longue grille et, de l’autre côté de cette grille, un jardin potager, une étable, puis des taillis, des allées s’entrecroisant et sur lesquelles buissons et arbres épais projetaient leur ombre. Enfin, complètement isolé du reste de l’habitation, une sorte de hangar.

« Je comprends pourquoi elle n’envoie pas ses gens au marché, pensa le directeur du Topeka Record. Elle a sous la main tout le nécessaire. »
 
 

 

L’homme et les bêtes

 
 

Soudain, des formes vagues s’agitèrent dans l’ombre des taillis ; puis Morton entendit comme une rumeur confuse de cris inarticulés et surgirent, courant vers lui, trois êtres.

Un homme, un singe et un ours.

L’homme venait le premier, fuyant : un homme simplement vêtu d’une longue vareuse de laine bleue. Derrière lui, le singe – un chimpanzé africain autant qu’on en pouvait juger – et l’ours couraient sur la même ligne.

William Morton eut l’impulsion de tirer le revolver, qui naturellement ne l’abandonnait pas, et de faire feu sur les deux bêtes pour dégager l’homme. Mais il comprit que, s’il signalait aussi bruyamment son entrée au Vieux-Bois, il lui serait bien difficile d’arriver à ses fins. Instantanément, il prit son parti. Laissant fixée au mur par le grappin la corde qui lui avait servi à effectuer son ascension, il en lança l’autre bout à l’intérieur du parc et aussitôt s’y laissa glisser.

Il mit pied à terre au moment même où l’homme arrivait à deux pas de lui.

« Vite ! cria-t-il au fuyard. Prenez la corde et grimpez sur le mur ! »

L’homme, en apercevant Morton, eut un geste, un cri inexprimables. Un geste de terreur folle, un cri, sorte de gloussement qui n’avait rien d’humain. Nous l’avons dit, William Morton était brave : il n’en demeura pas moins pétrifié dans une sensation inexprimable, tandis que l’homme d’un bond fantastique, disparaissait dans les taillis.

Et William n’était pas encore remis de sa stupeur lorsque le singe et l’ours se jetèrent sur lui.

Sous ce choc, son revolver tomba à terre et le directeur du Topeka Record eut cette claire pensée :

« Je vais mourir ! »
 
 

 

Le miracle de l’horreur – Esprits d’hommes et corps de bêtes


 
 

Grande fut la stupeur de William, plus grande encore que celle qu’il avait éprouvée en voyant l’homme le fuir en poussant un cri inarticulé.

Le singe et l’ours l’embrassaient, couvrant son visage de larmes, et dans leurs yeux apparaissait quelque chose d’indéfinissablement humain. On eût dit qu’ils voulaient parler et ne le pouvaient.

« Oh ! murmura Morton. Vais-je devenir fou à vouloir éclaircir ce mystère ? »

Les deux animaux avaient une mimique extraordinaire. Ils se touchaient la tête, puis touchaient celle du journaliste, comme pour indiquer quelque échange d’idées… ou de matière cérébrale.

Ils faisaient des efforts désespérés comme pour parler, et tout à coup Morton se demanda s’il ne rêvait pas : il lui avait semblé que le singe venait de prononcer ces mots : « Homme… Oxhead… »

Il ne se trompait pas. Avec toutes les difficultés qui obstruent la langue des premiers hommes, ils commencèrent à bégayer des mots ; le singe répétait : « Homme… homme… » Et l’ours, plus péniblement encore, grognait : « Om… om… »

William Morton sentait une sueur froide lui perler aux tempes. Il se fût attendu à tout, excepté à cela. Une inspiration subite lui vint : il tendit au singe son carnet muni d’un crayon.

Et le singe, fébrilement, traça d’une écriture informe que Morton devina plutôt qu’il ne la lut, ces lignes stupéfiantes : « … Sommes hommes… Moi, Oxhead herboriste… Tous attirés par doctoresse… changé cerveaux… hommes bêtes… bêtes hommes. »
 
 

 

La thèse d’un savant – Vivre sans cerveau !

 
 

William Morton reçut un choc indescriptible.

Très versé en physiologie animale, il se rappelait la thèse originale soutenue naguère par le professeur Cronford. Ce savant affirmait que le cerveau n’est pas indispensable à la vie de l’être, et que si l’ablation de cet organe pouvait être effectuée dans des conditions impeccables, à condition de laisser intacts le cervelet et la mœlle épinière, l’individu, inconscient, subsisterait.

La doctoresse Anellmore s’était-elle livrée à quelque expérience analogue plus épouvantable ?
 
 

 

Folie ou génie – Dénouement

 
 

Conduit par les deux… oserons-nous dire animaux ? William Morton pénétra dans le hangar qu’il avait aperçu, et là, ce qu’il vit lui déchira le cœur : des hommes ou apparences d’hommes, à l’aspect bestial, ne parlant aucune langue articulée ; des animaux de toutes sortes, au regard humain, larmoyant et désespéré, faisant des efforts incroyables pour exprimer une pensée. Il y avait surtout là une ânesse le fixant avec des yeux doux et lamentables.

Le singe la désigna en balbutiant :

« Iss E…y …wetmilk. »

Miss Jenny Swertmilk ! Pas elle tout entière, mais son esprit dans le corps d’une ânesse !

Et comme William Morton demeurait foudroyé, le singe qui s’était déclaré l’herboriste Oxhead disparut pour revenir au bout d’une minute, portant un registre dérobé dans une pièce attenante.
 
 

 

Le journaliste y lut ces notes écrites de la main même de la doctoresse :

« Enfin, j’ai réussi l’impossible, l’incroyable !

Après une quinzaine d’expériences qui ont entraîné chaque fois la mort du sujet, j’ai pu, sans atteindre le cervelet et la mœlle épinière, enlever entièrement le cerveau d’un être humain pour le transporter à la place du cerveau d’un animal, et réciproquement. Ce que la mythologie prêta à Circé, moi, doctoresse américaine, je l’ai réalisé ! »

William Morton n’acheva pas ; un cri retentit : la doctoresse Violetta Anellmore était devant lui !

Une détonation suivit le cri. La savante, voyant son secret découvert et, devant elle, non plus la gloire, mais la potence ou le cabanon, venait de tirer de sa poche un mignon revolver et de se faire sauter la cervelle.
 
 

 

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(Charles Malato, in Mon Dimanche, revue populaire illustrée, quatrième année, n° 119, dimanche 12 mars 1905)