IV

 
 

Pauvre Alicia ! Son honnête nature d’épicière s’était un peu relevée, au moment où elle racontait sa traversée épique sur le cercueil de sa mystérieuse rivale, si bien que lord Ewald s’était senti quelque regret de renoncer à une aussi belle personne ; car, si elle manquait de toute distinction dans l’esprit, ni le cœur, ni l’énergie, ni la loyauté ne lui faisaient défaut.

Malheureusement, la désinence de cette curieuse épître était par trop in piscem, et annonçait une nature incorrigible.

Il hésitait cependant sur ce qu’il allait lui répondre, lorsqu’il s’aperçut qu’il lui restait à lire le post-scriptum suivant :
 

P.-S. Le colis de M. Édison est resté consigné à la douane, à réclamer contre les frais. Je me suis énergiquement opposée à ce qu’on le visitât, parce que je suis sûre qu’on y aurait trouvé cette horrible femme nue, qui me ressemble, hélas ! et que ç’aurait été une honte pour moi. A. C.
 

« Sotte pécore ! s’écria le lord en froissant le papier. Une honte pour elle de ressembler à la Vénus de Milo ! Ô fille de Béotie ! ! »

Sur ce, il lui répondit au courant de la plume :
 

Ma chère Alicia,
 

Vous recevrez, inclus dans la présente, un chèque de 110 105 dollars 75 cents, pour solde de tout compte entre nous, et je vous laisse le choix entre le comte Coëlhos et le révérend William Johnson ; mais, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de prendre le révérend.

Avec une mise de fonds comme celle que vous vous trouvez sous la main, vous avez beaucoup de chances de prospérer à la Nouvelle-Zélande et d’y devenir millionnaire. Vous êtes une honnête fille à laquelle je serrerai toujours la main quand je vous rencontrerai ; mais, malgré votre merveilleuse beauté, vous n’êtes pas faite pour le monde. Vous avez bien fait de ne pas laisser ouvrir le colis d’Édison ; il renferme en effet une statue, mais une statue très décemment habillée. Veuillez, pour surcroît de précaution, la faire envelopper dans une nouvelle toile, bien cordée ; c’est pour cela que je vous envoie un surplus de 5 dollars 75 cents.

Je vous embrasse bien amicalement.
 

CELIAN EWALD.

 

Sur ce, il se relut et s’aperçut qu’il avait lardé la pauvre fille d’ironies cruelles, qui répugnaient à sa nature de gentilhomme.

« Bah ! dit-il, ce serait lâche, si elle le sentait ; mais son cœur est comme les faux mollets d’une danseuse, on peut le transformer en une pelote d’épingles, sans qu’il en éprouve la moindre douleur. L’essentiel est d’être débarrassé honnêtement de cette divine bécasse, et d’avoir retrouvé sa merveilleuse copie. Dans huit jours, Hadaly sera ici. »

Sur cet espoir, il cacheta sa lettre et télégraphia à la douane de Southampton pour déclarer la nature du colis et demander qu’il ne fût pas ouvert, en offrant de payer les droits les plus forts pour ce genre d’importation. Après avoir reçu une réponse affirmative, il tira sa montre. Elle marquait neuf heures ; c’était le moment d’entrer chez son hôte.

Il le trouva prêt à enfourcher son coursier, et, après un frugal déjeuner, tous deux, montés sur de vigoureux poneys, prirent le chemin qui longeait la falaise.

En juin, le Phébus britannique est aussi sérieux que charmant, et, sans être bien grandiose, ce paysage essentiellement maritime était de plus très pittoresque. La finesse, c’est ce qui distingue de l’Allemand le Saxon affiné par le Normand ; et cet affinement se retrouve dans la langue, comme dans les paysages de l’Angleterre.

Sir Guy ne se sentait pas d’aise ; la brise marine lui soufflait au visage et lui ramenait à la gorge une foule d’histoires sérieuses ou gaies, qui ne demandaient qu’à sortir. De son côté, le jeune lord était comme le barbier du roi Midas : son cœur débordait ; il fallait qu’il parlât à quelqu’un ou à quelque chose, homme, bête ou roseau.

Connaissant à fond son hôte, il n’eut pas de peine à diriger la conversation de façon à mettre sur le tapis les progrès scientifiques du siècle. Sir Guy se tenait soigneusement au courant, mais, selon son expression, il ne se laissait pas emballer. Il ne gobait pas beaucoup Édison, que lord Ewald portait aux nues. À ses yeux, cet électricien ne faisait que recueillir les fruits de ce que d’autres avaient semés. Ce fut l’occasion pour lord Ewald d’entrer en matière et de lui raconter toute l’histoire d’Hadaly. À son grand étonnement, elle n’empoigna pas du tout le brave vétéran. Après avoir bien réfléchi à la scène finale, il dit à son jeune ami : « Édison est un grand électricien, je n’en disconviens pas ; mais je ne le crois pas un grand métaphysicien. Il vous a rendu un grand service, c’est incontestable, en vous guérissant d’une manie mortelle ; mais il vous en a guéri par une autre, qui, heureusement, me semble plus facile à extirper. Cependant, je crois que lui-même n’y eût pas réussi, et il est heureux que vous ayez eu recours à moi, car vous pouvez vous attendre à subir une crise terrible de désenchantement, lorsque vous reverrez cette merveilleuse Hadaly. Comme l’a dit Édison lui-même, la scène que vous m’avez racontée a été plus effrayante qu’il ne l’avait pensé, parce que sa science y était pour bien peu de chose. Édison n’a pas voulu vous tromper. Votre Hadaly n’a joué dans cette scène, aussi gracieuse qu’effrayante, je l’avoue, que le rôle d’un phonographe assez agréablement déguisé. En somme, ce n’était qu’une poupée qui se promenait avec des fils télégraphiques attachés aux talons. Ce n’était pas elle qui vous parlait ; c’était cette mystérieuse Mrs. Anderson, et remarquez que ce nom est la traduction anglaise d’Andréide. À propos, avez-vous vu son visage ?

– Non, répondit lord Ewald. Édison m’a dit qu’elle était jeune et belle ; mais c’était pour moi un personnage secondaire, dont la voix ni les traits ne pouvaient m’intéresser bien vivement. Ses traits, je n’ai donc pas cherché à les voir, et elle n’a pas eu l’occasion de m’adresser la parole. Le seul souvenir que j’en aie gardé est celui d’une taille souple et élégante.

– Eh bien, il est à croire que vous ne lui étiez pas vous-même aussi indifférent, et que vous avez dû lui inspirer une violente passion. Édison n’en avait aucune connaissance ; aussi sa stupeur a-t-elle égalé la vôtre, lorsque vous lui avez répété votre conversation dans le parc avec l’automate. Mrs. Anderson était vivante au commencement de cette scène, si sinistre et si radieuse ; c’était elle qui vous téléphonait le rôle d’Hadaly, et, morte, son âme a continué à vous le téléphoner ; mais, délivrée des chaînes de ce monde, elle est devenue plus tendre et plus pressante. Vous avez reçu la déclaration d’amour d’une morte.

– Est-ce possible ?

– Beaucoup plus possible que tout ce que vous m’avez raconté de votre automate, auquel je ne crois guère.

– Mais, cependant, j’ai vu.

– Comme vous avez entendu. Il y a toutefois cette différence, que probablement vous entendrez de nouveau, tandis que vous ne reverrez pas l’automate, tel qu’il vous est apparu dans un rêve. Je crois donc de mon devoir de vous prémunir contre un désenchantement qui pourrait avoir des conséquences assez graves peut-être, si Mrs. Anderson ne continuait pas son rôle charitable.

– Vous croyez donc qu’elle le continuera ?

– Sans doute, si vous lui faites bon accueil ; vous avez dû voir qu’elle est humble et fière, et qu’elle a besoin d’être encouragée.

– Mais puisqu’elle est morte !

– Est-ce que la mort existe pour le savant ? La mort est une invention sociale. Nous sortons de ce monde, comme nous y entrons, sans nous en apercevoir. Notre rêve éternel continue, ici ou ailleurs, avec d’autres partenaires. Mrs. Anderson n’est donc pas morte, et vous la reverrez, j’en ai la conscience.

– Mais elle n’a plus de corps !

– Mon Dieu, elle pourrait au besoin se contenter de celui d’Hadaly, si ce n’était un embarras complètement inutile, au moins en tête à tête. Avec les amoureuses de l’autre monde, il n’y a pas de partie carrée.

– Parlez-vous par expérience ?

– Naturellement.

– Vous avez donc votre Hadaly ?

– J’ai mon Hadaly. À la sienne qui veut, pourvu qu’il en soit digne.

– Pourriez-vous me dire comment vous êtes entré en relation avec elle ?

– Certainement, mais ces choses ne se racontent pas au grand jour. Gardons ce récit pour ce soir, avec accompagnement de narghileh ; provisoirement, permettez-moi de vous expliquer scientifiquement la possibilité de ces relations. »
 

(À suivre)

 
 

 

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(Claude-Sosthène Grasset D’Orcet, « Fantaisies romantiques – nouvelles, » in Revue britannique, reproduisant les articles des meilleurs écrits périodiques de l’étranger complétés par des articles originaux, soixante-sixième année, tome II, 1er avril 1890 ; illustrations de Raphaël Drouart pour L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, Paris : Henri Jonquières, 1925)