« … Vous n’avez jamais eu peur, là-bas, madame ? »
Les Verschère sont des compatriotes à moi, des Flamands. À peine mariés, – Mme Verschère n’avait pas vingt ans alors, – ils sont partis pour le Brésil. Quinze ans plus tard, ils en sont revenus riches, très riches : l’élevage des bœufs, vous savez. Le sud du Brésil – comme on est là dans l’autre hémisphère, c’est le sud qui offre un climat tempéré, tandis que le nord se trouve sous l’Équateur – est aussi favorable à l’élevage des bœufs sur une grande échelle que l’Argentine.
Mme Verschère jeta sa cigarette et répondit :
« Peur ?… Si, une fois. »
Son mari, qui l’avait entendue, confirma :
« Eh bien, moi aussi ! Le plus drôle, c’est qu’il n’y avait peut-être pas de quoi. Mais sur le moment, je vous assure… c’était rudement impressionnant.
– C’était la dixième année après notre arrivée, continua sa femme. Je me suis toujours plu, au Brésil. Il y a bien des jours où je regrette la vie que nous y menions. C’est si beau, c’est si bon de voir grandir, saison par saison, printemps par printemps, une chose qu’on a créée. Nous avions déjà un troupeau… un troupeau de combien de têtes, Rodolphe ?
– Je ne me rappelle pas… On a fini par vingt mille… Cinq ou six mille, peut-être, à ce moment.
– Et déjà nous habitions la nouvelle maison. Une belle maison, très vaste, confortable, que nous venions de faire construire. Quatre étages ! Et, presque toujours, la journée de travail terminée pour mon mari, c’est au quatrième que nous montions pour voir se coucher le soleil, toutes fenêtres ouvertes, pour jouir du vent frais qui s’élevait à cette heure-là. Sans nous déranger, nous regardions la terre, notre terre, celle que nous avions faite de nos mains. Rien que de ce côté, quatre ou cinq mille hectares. La grande plaine herbeuse, d’abord, et puis la forêt, la grande forêt vierge, sans limites et presque impénétrable, sauf aux Indiens, qui savent les pistes.
Aux heures les plus chaudes, les bœufs se rapprochaient de la lisière de ces grands arbres, pour en goûter l’ombre en ruminant. Le matin seulement, et la nuit, ils gagnaient la plaine…
Un soir, – il pouvait être six heures, – nous étions là, à une fenêtre de notre quatrième. Nous fumions tous les deux, mon mari et moi ; nous causions. Ou bien, d’assez longues minutes, nous ne disions plus rien du tout. J’imagine que nous songions – pardonnez-nous : « C’est à nous, tout ça ; à nous !… »
Tout à coup, je dis à Rodolphe :
« Tiens, c’est comme dans Macbeth. Regarde : la forêt qui marche ! »
Mais ce n’était pas la forêt, c’étaient les bœufs, seulement les bœufs. Et ils ne marchaient pas, ils couraient, ils couraient !… Oh ! de toute leur force, de toute leur vitesse. Et c’était l’amoncellement de leurs cornes dressées — ces bœufs-là ont de très grandes cornes, comme ceux d’Espagne – que j’avais pris pour un grand bois se mettant à voyager.
« Qu’est-ce qu’ils ont ? demandai-je ; ils sont fous ?… Un stampède ?… »
Parce que, quelquefois, les bœufs deviennent fous. Ils sont pris d’une frayeur sans cause et foncent tous ensemble, dans la même direction. Mon mari crut aussi à un stampède. Il siffla les peones, les gardiens. Nous en avions une cinquantaine, une vingtaine de blancs, bons cavaliers, le reste, des noirs.
« Montez à cheval, dit-il, et arrêtez les bêtes ! »
Mais déjà, dans les écuries, les chevaux ruaient dans leurs bas-flancs, brisaient tout, rompaient leurs attaches, et fuyaient, fuyaient derrière la maison. Il fallut du temps, après, pour les rattraper !
Et alors, nous vîmes ! Mon mari cria :
« C’est le boa ! Le grand boa-devin ! »
Je l’aperçus en même temps que lui. Une bête énorme ! Et horrible ! Il avait bien quinze mètres de long, et le corps aussi gros que le corps d’un gros homme. Je tremblais de tous mes membres. Je fermai non seulement les fenêtres, mais les volets. Et je criai aux servantes et aux peones de l’intérieur :
« Fermez les portes, toutes les portes !
– C’est absurde, voyons ! Nous sommes au quatrième… Et je ne suppose pas qu’il ait la fantaisie de grimper l’escalier ! »
Il avait raison. Mais je voyais bien pourtant qu’il n’était pas rassuré.
– Non, avoua M. Verschère, je n’étais pas rassuré ! C’est bête, la peur que vous causent les serpents ! Et celui-là !… Nom d’un chien, il était de taille !… Je me souviens pourtant d’avoir dit à ma femme :
« Il n’attrapera même pas les bœufs ! Ils courent plus vite que lui ! »
C’était vrai, bien que la rapidité de cette formidable chose sans pattes fût terrifiante ! À travers les volets, nous ne le quittions pas des yeux. La reptation de ces gigantesques anneaux, qui luisaient sous le soleil oblique, m’étourdissait. Mais les bœufs gagnaient tout de même sur lui. Sauf un seul, malheureusement ! Une pauvre bête qui avait reçu dans le flanc un coup de corne d’un camarade, et qui s’essoufflait…
– Et il n’a pas échappé, celui-là ! reprit Mme Verschère. Ah ! ce fut fait en un clin d’œil ! Ce monstre, cet animal abominable le dépasse, l’assomme d’un coup de tête sur la nuque… Le bœuf ne tombe pas, cependant, mais il s’arrête, il vacille sur ses jambes… Et, en un instant, le voilà roulé dans ces affreux anneaux, broyé, pétri… J’ai vu ça, oui, j’ai vu ça, et je le vois encore, même les yeux ouverts, en vous regardant. Après ça, le boa s’est allongé, tout à plat, et il s’est mis à engloutir, engloutir…
Ça n’avait pas l’air de l’amuser, ça lui donnait beaucoup de mal !
Les peones, qui s’étaient rapprochés, tout en se tenant à une distance respectueuse, crièrent :
« Les cornes ! Les cornes ne passeront pas ! »
Ils voyaient juste ! Ces cornes immenses, presque en forme de lyre, le boa n’arrivait pas à les avaler !
Par instant, nous pouvions voir sa gueule distendue – distendue à nous en faire mal à nous-mêmes – s’efforcer de franchir l’obstacle. Et puis, il se reposait. Et puis, il recommençait. Inutilement ! Ça ne voulait pas passer.
Alors, il se résigna. Je ne puis pas trouver d’autre mot : il se résigna. Il demeura complètement inerte, couché tout droit sur l’herbe. Il attendait. Il attendait quoi ? Nous ne le comprîmes pas d’abord ; nous ne le comprîmes pas durant des jours… Et puis, ce fut une odeur, une odeur ! Elle empoisonnait l’air, elle arrivait jusqu’à la maison. Nous en avions des nausées, nous ne pouvions plus rien manger ; le bœuf n’était pas arrivé jusqu’à son estomac, il se putréfiait dans son œsophage !
Vous voulez savoir combien de temps ça a duré ? Un mois, un bon mois ! Et le monstre vivait toujours. Nous disions aux peones : « Allez, maintenant, allez !… Il ne peut plus bouger ; cassez-lui la tête d’un coup de fusil ! » Je crois qu’à ce moment, j’éprouvais pour lui autant de pitié que d’horreur. Je le plaignais ! Mais les peones n’osaient pas. J’imagine que la peur du serpent est une peur mystique. Elle persiste même quand on sait qu’il est devenu inoffensif.
À la fin… à la fin, il arriva ce qui devait arriver : le bœuf était tellement pourri que les cornes tombèrent toutes seules. Alors, je vis ! C’est sûrement cet instant qu’attendait le boa : il avala cette tête sans cornes, avec le crâne, avec tout ! Ça ne le gênait pas, sans doute, ce goût de charogne. Mon mari déclara :
« Il en a encore pour une semaine à dormir en digérant. Mais, puisque ces idiots de peones ne veulent pas y aller !… »
Il prit son fusil, se plaça tranquillement à côté du boa, qui le regardait sans pouvoir bouger, et lui fracassa la tête. »
*
« Avez-vous gardé sa peau ? demanda languissamment une dame. On fait des choses charmantes avec la peau des boas : des souliers, des sacs. Même, j’ai vu une auto entièrement capitonnée en peau de boa. »
Évidemment, c’était cette possibilité d’élégance qui seule l’avait intéressée dans l’histoire.
« Ma foi non, répondit M. Verschère. À cette époque, ce n’était pas encore la mode. Mais j’éprouvai une humiliation à laquelle je ne m’attendais pas. Quelques semaines plus tard, ayant conté tous les embêtements que nous avions eus avec ce sale boa à un vieux chasseur indien qui parfois nous apportait du gibier, il m’écouta très froidement.
« Le grand serpent n’est pas un ennemi de l’homme, dit-il enfin. Quand il vient près des cases, c’est pour manger les rats… et il aime les petits enfants.
– Pour les manger, fis-je, comme il mange les rats !
– Mais non ! affirma-t-il sérieusement. Il les protège, il les défend contre les méchantes gens, contre les jaguars… »
Moi, je vous dis ça comme il me l’a dit. Que le grand boa-devin préfère les rats aux bœufs, après tout, c’est possible : si les rats sont plus petits, il en est quitte pour en manger davantage, et ils n’ont pas de cornes ! Mais lui confier des gosses, comme à un chien de garde… ça, je demande à réfléchir ! »
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(Pierre Mille, « Conte du Journal, » in Le Journal, n° 13203, lundi 10 décembre 1928 ; « Nos Contes, » in La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, quarante-deuxième année, lundi 17 juin 1929)