C’était au fumoir ; mais les femmes, maintenant, y précèdent les hommes.

« Messieurs, avait dit Gladys Marxa, en s’installant au long d’un divan de cuir, nous ne prétendons pas vous gêner. Nous savons, Suzanne et moi, que les hommes n’ont de l’esprit que pour dire des horreurs. »

Et, presque aussitôt, le « fait du jour » étant l’arrestation d’un satyre, grand pourfendeur de bergères, nous nous mîmes à conter, à tour de rôle, d’effroyables histoires de meurtre et d’amour.

Les deux jeunes femmes écoutaient en frissonnant ces récits où c’étaient toujours leurs pareilles qui souffraient et mouraient ; et elles songeaient, secrètement flattées, au mystérieux pouvoir de leur faible chair asservissant l’homme jusqu’au crime.

« Il n’y a que le docteur qui n’ait rien dit, remarqua tout à coup Villersac ; et, pourtant, n’est-ce pas lui, le psychiatre, l’aliéniste, qui pourrait le mieux nous peindre la bête humaine dans sa fureur ?

– Du moins, répliqua Suzanne d’Anglave, il ne ferait pas comme vous ; il ne nous servirait pas des faits divers qui traînent dans les imaginations de concierges depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. »

Et elle ajouta, avec un sourire du coin de la bouche qui soulignait le sous-entendu :

« J’espère, pour lui, qu’il a des souvenirs personnels.

– Voyons, docteur, reprit Gladys Marxa, avec des mines gourmandes, violez, pour nous, quelques secrets professionnels…

– Vous seriez la première à le regretter, lança Richard Davriès. Rabsal ne soigne que des gens du monde et, s’il y en a pas mal qui commettent des saloperies, ce n’est que rarement par amour.

– Il est vrai, fit enfin le docteur, qu’il n’y a pas, dans ce que je pourrais vous conter, de quoi vous lécher les babines. Je suis flatté que vous me tiriez la langue ; mais réservez-la pour d’autres circonstances. Une seule fois, jusqu’ici, j’ai rencontré ce que l’on appelle, ce que vous aimez à appeler « le crime sadique. » Mais ce criminel n’était pas de ceux, je vous assure, qui tentent une victime de choix. C’était un chemineau, un vrai, avec de vrais haillons, et qui ne ressemblait en rien à celui de Jean Richepin.

– Il avait tué ? demanda Suzanne.

– Non, quoique son crime n’en soit pas moins macabre.

– Vas-y, mon vieux, intervint Claude Sourieux. Tu grilles d’envie de nous sortir la tienne.

– Eh bien, voilà, commença Rabsal. J’avais vingt-cinq ans alors, et je terminais ma thèse sur L’Obsession et l’Hystérie.

Un peu surmené par la préparation des derniers examens, j’avais eu l’idée de venir passer deux mois, en pleins bois d’Auvergne, dans la bicoque dont, seul survivant des Rabsal, j’avais hérité à la mort de mon oncle.

Vous pensez bien que là, à cinquante lieues de toute station estivale, ce n’étaient pas les obligations mondaines, ni même les plaisirs habituels aux jeunes gens, qui pouvaient aggraver mon surmenage. À neuf heures, j’étais au lit et, si je me levais, parfois, à l’aube, mes matinées appartenaient à la chasse, à la marche, à des courses de poulain échappé à travers la campagne. Quant aux après-midi, elles étaient le plus souvent remplies par la sieste, une sieste de bête de somme, saoulée d’air et recrue, à l’ombre d’un arbre.

Au bout de huit jours de cette vie, je connaissais, à dix lieues à la ronde, toutes les maisons forestières, toutes les huttes de bûcherons, toutes les meules de charbonniers, et je m’étais fait une amie, une délicieuse petite amie.

Âgée de dix-sept ans, à peine en paraissait-elle quatorze ; et plate du buste, étroite des hanches, elle ne répondait guère aux goûts de mes vingt-cinq ans : je ne sais pourtant si je m’en avisai jamais.

Dès notre première rencontre, dans la prairie où elle paissait ses vaches et où l’une d’elles me réveilla en me soufflant sur la figure, je ne vis que les yeux de la petite bergère, des yeux aux pupilles extraordinairement dilatées, si doux, si profonds, si absorbants, que le regard s’y perdait.

Les yeux de femme que l’on préfère, d’ordinaire, à vingt-cinq ans, sont ceux où il se reflète ; mais, peut-être à cause que je n’avais pas le choix, comme vous savez, je découvris bientôt, auprès de Lucette, dans mon cœur de fils unique, une tendresse de frère aîné.

Orpheline de père et de mère, recueillie par un oncle ivrogne et paillard qui la jugeait idiote et la menaçait, à tout propos, de lui casser son bâton sur les épaules, elle dépérissait sans se plaindre, attachant sur moi, sur ses vaches, sur les nuages où je lui montrais des caravanes fantastiques, le même regard d’amour désespéré.

Il ne me fut pas difficile de diagnostiquer, chez la pauvre petite, une phtisie granuleuse.

De fait, en quelques semaines durant lesquelles je la visitai deux fois par jour, sans me soucier de la sournoise hostilité de l’oncle, sa respiration devint amphorique, ses joues se plombèrent, ses narines s’amincirent : l’angoisse moirait maintenant ses yeux immobiles. Elle mourut le 10 août.

Or, le surlendemain de l’enterrement, le bruit se répandit dans le village que sa tombe venait d’être violée. Le gamin qui colportait la nouvelle racontait que la fosse était béante et le cadavre découvert…

Le maire, immédiatement prévenu à son domicile, et songeant qu’il y aurait, peut-être, lieu à des constatations médico-légales, me fit prier, par le garde-champêtre, de l’accompagner au cimetière.

Il était bien vrai qu’on avait profané la sépulture.

La couronne de perles, accrochée à la croix de bois par l’oncle de Lucette, gisait au milieu du chemin ; la fosse bâillait ; mais un pied de terre recouvrait encore la bière et, quand elle eut été, sur l’ordre du maire, exhumée et déclouée, nous pûmes nous convaincre que personne n’avait soulevé le voile de tulle abaissé, deux jours auparavant, sur le visage de la morte.

Elle paraissait dormir, les mains jointes sur la poitrine, ses minces chevilles serrées l’une contre l’autre.

Je lui dis secrètement un dernier adieu et, tandis que le fossoyeur, aidé du garde-champêtre, l’ensevelissait de nouveau, j’inspectai les alentours de la tombe.

À deux pas de la couronne, je ramassai un large et long couteau, à la lame terreuse et dont le manche portait des traces de sang.

Je décollai la motte de terre qui adhérait encore à l’acier : de nouvelles taches rougeâtres apparurent…

C’en était assez pour reconstituer mentalement la tentative criminelle.

L’homme, empoignant son couteau, s’en servait comme d’un pic pour creuser la fosse ; et, tout à coup, la lame heurtant quelque caillou, se refermait sur ses doigts ; mais, quoique blessé assez profondément, à en juger par la quantité de sang perdu, il continuait sa besogne farouche jusqu’au moment où un bruit, le pas, peut-être, d’un paysan matinal sur la route, l’épouvantait. Il s’enfuyait alors, laissant s’échapper son couteau de sa main.

Me souvenant du trop célèbre sergent Bertrand qui déterrait et violait ou mutilait, parfois, cinq et six cadavres dans une nuit, j’invitai le maire et le garde champêtre à visiter une à une toutes les tombes.

« Vous pouvez quasiment les voir toutes d’ici, » fit le fossoyeur.

Il nous suivit pourtant, s’appuyant sur sa pelle en marchant, comme sur une canne.

Le cimetière contenait une dizaine de caveaux portant, à leurs frontons, les noms à particule de familles nobles à jamais éteintes ; cent cinquante à deux cents dalles gravées et bordées du treillage en fer forgé des sépultures paysannes ; douze à quinze croix de sapin fichées, de-ci, de-là, à la tête des morts indigents…

Le maire avait déjà oublié Lucette et le Vampire.

« Eh, le Parisien, me dit-il en clignant de l’œil, on meurt vieux à la campagne. » Et, soulevant les couronnes dont les perles s’égrenaient sur les dalles, il hochait sa tête ratatinée à la lecture des états-civils :

« Claude Taillefer, mort dans sa soixante-douzième année. – Pierre Barbanceau, décédé à quatre-vingts ans. – Hortense Reymondet, rappelée à Dieu dans sa quatre-vingt-deuxième année. »

« En voilà une, fit le garde champêtre, que le bon Dieu n’était pas pressé de revoir.

– Vous habitez, n’est-ce pas, de l’autre côté de la route ? demandai-je au fossoyeur.

– Oui, M’sieu le docteur, à cent mètres, comme qui dirait de la porte du cimetière.

– Et vous ne faites pas de ronde, la nuit ?

– Pourquoi faire, bon sang ! Les défunts ont-y besoin de not’ compagnie… Surtout pour ce que me donne la mairerie. Dix francs par mois pour tout potage, et l’herbe que je ramasse à ma suffisance. C’est-y pas une moquerie, dans un pays ousqu’on peut pas se décider à défunter et ousque c’est les familles qui me payent pour les fosses… »

Nous étions, en causant, revenus devant la tombe de Lucette, que tout le village, maintenant, entourait.

Chacun affirmait avoir rencontré, la veille, le chemineau qui, sûrement, avait fait le coup. Mais le garde champêtre haussa les épaules :

« Si l’on peut dire ! Moi qui suis toujours sur mes deux pieds et le doigt sur la gâchette de mon fusil, ousque je mets du plomb double zéro ! »

Le maire, cependant, se demandait s’il devait aviser de l’événement le Procureur de la République.

« Croyez-vous que c’est lui qui retrouvera le chemineu ? s’exclama le garde.

– Surtout, opina le fossoyeur, qu’à cet’heure, la fosse est rebouchée, comme qui dirait qu’elle a jamais été ouverte. »

Et les paysans se remirent en marche vers le village ou vers les champs.

– Et l’oncle de Lucette ? questionna Gladys Marxa, interrompant le docteur.

– L’oncle de Lucette, répondit celui-ci, il était venu voir, comme tout le monde, et il s’en retournait à son eau-de-vie.

– Et le couteau ensanglanté ? interrogea Suzanne d’Anglave.

– Je l’avais emporté à tout hasard, reprit Rabsal, et je le contemplais avec une superstitieuse terreur, comme le Signe de l’insondable perversité humaine.

Ce n’était point là l’outil d’un voleur. Un voleur ne se fût pas attaqué à la tombe la plus dépouillée, à la tombe où une unique couronne de verroterie pendait à une croix de bois. Non, aucune méprise n’était possible ; c’était le désir, l’antique et farouche Désir, qui avait armé le bras du vagabond.

Je me le représentais, se faufilant à travers les cyprès, rampant à la grille des caveaux ou s’agenouillant sur les dalles. Semblable à des millions d’hommes en quête, à la même heure, à travers les villes, c’était un corps qu’il cherchait, rien qu’un corps de femme, où éteindre l’ardeur qui travaillait ses reins. Il interrogeait les épitaphes, au pied des croix, comme d’autres les numéros au-dessus des maisons closes. Comme eux, avec le même tressaillement d’aise, il se disait tout à coup : « C’est là. »
 

CI-GÎT

LUCETTE SOURDINET,

morte à dix-sept ans

le 10 août 1898.

 

–––

 

Regrets

 

Dix-sept ans ! Elle avait dix-sept ans ! Et elle n’était enterrée que depuis deux jours !

L’imaginait-il vivante, ou la désirait-il morte ?

Mystique, poursuivait-il le rêve d’une maîtresse amoureuse, rendant caresse pour caresse ; ou, sadique, lui fallait-il la passivité des cadavres pour assouvir sa cruauté ?

Vieillard, se souvenait-il de la tiédeur et de l’odeur des chairs pâmées ? Jeune homme, n’avait-il jamais aimé que les corps glacés et les relents de la pourriture ?

Je côtoyais deux abîmes vertigineux : l’infini de l’horreur et l’infini de l’amour. Et tous deux tenaient dans une carcasse de chemineau.

Ma nuit ne fut qu’un long cauchemar, coupé de courts instants de rémission, où Lucette m’apparaissait, les mains crispées à sa gorge menue, attachant sur moi des yeux immenses, épouvantés.

Au jour, le délire tomba ; mais l’hallucination tourna à l’idée fixe. Rien désormais, ni la marche, ni la chasse, ne put distraire ma pensée du Vampire inconnu.

Sa passion, me disais-je encore, n’est pas de celles que l’on maîtrise et aucune autre, jamais, ne l’en détournera ; il est voué, jusqu’à ce qu’on l’arrête et l’enferme, à son rampement nocturne autour des tombes.

Mais cet amour contre nature ne s’attache-t-il pas, comme l’autre, à la forme une fois désirée ?

Le Vampire n’a-t-il pas emporté, dans son cerveau, l’image qu’il se faisait de Lucette, tandis qu’agenouillé sur sa fosse et la creusant, il rêvait à l’étreinte prochaine ?

La cristallisation stendhalienne n’est-elle pas la loi de tous les appétits ; et ceux-ci ne sont-ils pas d’autant plus exclusifs qu’ils créent plus arbitrairement leur objet, d’autant plus avides qu’ils sont empêchés de se satisfaire ?

Vous devinez, Mesdames et Messieurs, la suite logique de mes réflexions.

À dix heures du soir, j’étais en faction dans le cimetière, étendu tout de mon long entre deux tombes, et attentif à ne laisser dépasser ni ma tête, ni mes genoux. Mais j’eus beau écarquiller les yeux et tendre alternativement les deux oreilles, je ne vis ni n’entendis revenir le Vampire.

La première fièvre de l’attente calmée, je m’abandonnai de nouveau à ma manie inductive, mais je m’ingéniai à me prouver qu’il ne reviendrait pas, qu’il ne pouvait pas revenir.

Dérangé une première fois, il avait laissé tomber son couteau de sa main et il s’était enfui sans le ramasser. Comme tant de criminels parmi les plus féroces, il était donc nerveux et timide. Or, il ne doutait plus, aujourd’hui, que sa tentative fût connue ; il devait craindre d’être épié, suivi peut-être… Et je l’imaginais, chétif, plaintif, délivré par la peur de son horrible désir.

Je continuai cependant ma faction jusqu’à l’aube et je la repris le soir, après une sieste qui avait duré du déjeuner au dîner.

Le lendemain matin, je me jurai de ne pas retourner au cimetière, car j’avais des névralgies dans la tête et des courbatures par tout le corps ; mais, vaincu par le sommeil, je me couchai à midi ; et, quand je me réveillai à sept heures, je compris qu’il me serait impossible de renoncer à cette exaltation cérébrale où j’avais vécu, durant deux nuits, allongé, immobile et muet, parmi les morts.

Ainsi que tant de psychiatres à leurs débuts, j’étais en proie au délire systématique. Mes inductions contradictoires et toutes également plausibles, avaient peu à peu cédé la place, au cours de mes veillées funèbres, à des images qui, maintenant, m’obsédaient. Je ne raisonnais plus : je croyais.

Le Vampire était là, tapi derrière quelque haie, dans la campagne, attendant la nuit où il se mettrait en marche vers le cimetière. Alors, il dévalerait les routes, à grandes enjambées silencieuses, les poings serrés dans les poches du large pantalon, la tête rentrée entre les épaules…

À quelque cent mètres de la grille surmontée de la croix, il s’aplatissait sur le sol ou se blottissait contre un arbre, scrutant anxieusement l’obscurité… Puis il se redressait, il se glissait le long du mur, tâtant les pierres avec ses paumes, le corps infléchi sur les genoux et les jambes molles. Il poussait la porte, dont les gonds rouillés grinçaient dans le silence partout épandu ; et il se rejetait, affolé, contre la muraille. Mais, bientôt, les battements de son cœur et de ses tempes s’apaisaient ; il s’enhardissait ; une fois encore, il se coulait entre les cyprès…

Et je le voyais positivement, oui, je le voyais, courbé sur une fosse à demi creusée, fouillant la terre noirâtre à grands coups de son couteau, dont la lame luisait à la lune.

À ce moment, l’hallucination fut si précise, que je m’élançai les bras en avant, pour saisir l’homme. Ce mouvement, en me remettant, en quelque sorte, en contact avec le monde extérieur, me rendit la conscience de mon moi. Honteux, humilié à l’idée qu’on pouvait me voir gesticulant tout seul, je regardai à droite et à gauche.

Alors seulement, je m’aperçus que je me trouvais au deuxième tiers environ du raidillon qui montait du village au cimetière. Je tirai ma montre : il était dix heures du soir. Une fois encore, l’idée fixe avait conduit mes pas.

Je repartis ; je longeai le petit mur que nul tesson de bouteilles ne hérissait ; j’atteignis la porte grillée et, m’accroupissant pour me dissimuler derrière sa partie pleine, je passai ma tête entre deux barreaux.

Comme la nuit du crime, la lune régnait sur le décor de sombre verdure et de pierres grisâtres, boule d’argent en fusion entourée de vapeurs laiteuses.

Sa lumière diffuse prêtait aux plus vieilles stèles élitées par la pluie et le vent, comme aux dalles de ciment couleur de sable, la blancheur et l’éclat du plâtre. Chaque tombe m’était devenue familière et des lambeaux d’épitaphes traînaient dans ma mémoire :
 

« Pierre Barbanceau, quatre-vingts ans. – Hortense Reymondet, rappelée à Dieu… »

 

Je comptai trois cyprès, deux croix : là était la tombe de Lucette.

Soudain, une idée déchira, comme un éclair, le pêle-mêle de phrases tronquées, de raisonnements avortés, d’images indistinctes, que je ressassais à la manière des fiévreux : l’idée que je pourrais être pris pour le Vampire ; et, terrifié, ainsi qu’il eût fait lui-même, je me rejetai contre le mur ; j’interrogeai, éperdu, le silence.

Aucun bruit ne parvint à mon oreille hyperesthésiée, que le bruit de galop de mon cœur qui, peu à peu, s’assourdit, se mua en un bourdonnement, en un ronronnement de moteur.

Je l’écoutais, me comprimant la poitrine à deux mains, épouvanté de constater que les ondes sonores s’amplifiaient, gagnaient les veines de mon cou et de mes tempes…

Fermé-je les yeux ? – M’écroulé-je au long du mur ?

La nuit s’épaissit à mon visage, jusqu’à me donner la sensation d’un contact visqueux et glacé. Je m’enfonçai comme un noyé dans la vase, dans un chaos de boue et de sang, peuplé de larves obscènes.

Cependant, ma faculté d’analyse se déliait, agile, ténue, ailée, devançant, annonçant les métamorphoses.

Je vis, d’abord, le possédé que j’étais devenu. Je me vis, moi-même, affalé en pleine nuit, les yeux hagards et les mâchoires grelottantes, à la porte d’un cimetière.

Je voulus fuir, crier ; mais j’étais sans mouvement, sans voix ; et je goûtai, soudain, cet attendrissement sur soi qui fait le charme invincible des plus atroces cauchemars.

Je me contemplais, je me plaignais et je pleurais.

Cependant, des chauves-souris géantes, buveuses de sang, me giflaient de leurs membranes poisseuses ; des coléoptères nécrophages bruissaient de leurs élytres dorées, boursouflant la chair molle des cadavres ; des morts se dégonflaient lentement, se liquéfiaient avec des glous-glous, en me considérant de leurs yeux vitreux.

Mais je ne ressentis, bientôt, nulle angoisse. Je regardai avec attention, puis avec complaisance. Mes narines se dilatèrent à des effluves fades ; mes deux mains se tendirent vers des formes offertes et nues…

L’horreur suprême était en moi ! Le désir, l’épouvantable désir allumé dans mon cerveau, s’insinuait dans mes veines, incendiait ma chair, et c’était lui, à cette heure qui me redressait, qui m’ouvrait la grille du cimetière, qui, à travers tombes et cyprès, entraînait ma démarche extatique vers la fosse de Lucette !

Je m’arrêtai enfin, et une sueur glacée m’inonda.

Le Vampire, l’Autre, était devant moi, glissant, là-bas, le long du mur, les coudes au corps, le menton sur la poitrine. Il allait à longs pas feutrés, éclairé en pleine face par la lune, sûr de son chemin, ne songeant qu’à son but.

Je m’étais dissimulé derrière un arbre ; et je n’eus, pour ne pas le perdre de vue, qu’à tourner autour du tronc, où je m’agrippai des deux mains.

L’homme, maintenant, s’agenouillait sur la fosse et il y demeurait un instant immobile, la tête de plus en plus basse, comme en prière. Puis, son bras droit se détendit, il empoigna la croix, l’arracha de terre d’un unique effort. Je remarquai alors la musculature énorme de ses épaules et de son dos, la carrure de sa mâchoire.

Le regard attire-t-il le regard ? Le fait est qu’il se retourna, semblant inspecter l’arrière-plan du cimetière où j’étais caché. Mais il se remit à l’ouvrage, creusant la terre avec une façon de fer de pioche sans manche, et la rejetant de droite et de gauche de ses genoux.

Il arriva un moment où il dut se déplacer, s’agenouiller un demi-mètre plus bas, au-delà des pieds de la morte et je compris qu’en haut, vers la tête et le buste, il avait mis le cercueil à l’air.

Appeler, crier, prévenir l’horrible profanation ? La peur m’en empêcha, la honteuse peur de ces épaules, de ce dos, de ces mains d’assassin ; une peur mélangée de je ne sais quel désir, plus honteux encore, de voir, de voir jusqu’au bout !

L’homme, cependant, disparaissait dans la fosse jusqu’à mi-corps et il y faisait effort de ses deux bras tendus. Je me dressai sur la pointe des pieds ; je crois que j’aurais tenté de me hisser sur quelque tombe proche, si un bruit de clous que l’on arrache n’eût déchiré le silence. Le Vampire venait de déclouer le couvercle de la bière.

Avais-je trahi ma présence ? S’effrayait-il, lui-même, du bruit qu’il avait fait ?

Il s’était relevé d’un bond et, debout, les poings aux hanches, il écoutait.

J’écoutais aussi, appelant à la fois et redoutant le premier chant du coq, la première lueur de l’aube qui le mettrait en fuite ; et, tremblant que son regard ne rencontrât enfin le mien, je ne pouvais détacher mes yeux de son visage.

La lune, si lumineuse qu’elle fût, ne me permettant pas d’en distinguer les traits, je l’imaginais difforme et monstrueux, à la ressemblance de son vice. Je lui prêtais le front bas et fuyant que l’on voit aux criminels dans les manuels de médecine légale, le nez épaté du bout, aux narines retroussées, des chiens flaireurs de charognes.

Toujours debout et roide des jambes et du tronc, l’homme, maintenant, abaissait et relevait lentement la tête ; il allongeait les bras, se passait les mains sur le cou, puis les croisait à sa nuque…

S’étirait-il, lui, d’aspect si vigoureux, déjà épuisé par sa mince besogne ?

Se détendait-il, dans une brusque résolution de ses nerfs, tordus et bandés par l’idée fixe ?

Venait-il de ramener sur soi, sous le coup de la peur ou du remords, cette obscure pensée obsédée par le désir ?

Ou bien, se penchant de nouveau sur la fosse béante et le cercueil sans couvercle, contemplait-il le corps de vierge livré à son bon plaisir ?

Aspirait-il, humait-il, avant l’étreinte, l’odeur que devait, à cette heure, exhaler le cadavre ?

Mais il s’était déjà redressé ; il tourna le menton de droite et de gauche, comme on chasse quelque courbature ; il se rapprocha de la fosse ; il s’y agenouilla sur le bord ; et, brusquement, il plongea de la tête et des deux bras…

Je sentis que mes jambes se dérobaient sous le poids de mon corps et je fermai les yeux.

Ce fut un cri qui me retira de l’abîme, un cri angoissé et contenu, une sorte de miaulement humain arraché à une gorge contractée…

Le jour naissait, lumière incertaine, derrière la moire transparente de l’aube ; et là, à quinze mètres de moi, sur le talus formé de la terre extraite à la tombe, deux corps étaient enlacés.

Arc-bouté au sol des pieds et des coudes, le Vampire, courbé sur sa proie, l’étreignait, des deux mains, à la croupe ; et ses reins puissants se soulevaient, s’abaissaient, ondulaient, mus par une volupté sauvage. Mais, elle, renversée aux bras du Vampire et rivée à lui par son sexe, elle se refusait encore, les jambes et les bras ballants, les seins dardés vers le ciel, la tête échevelée, sonnant et rebondissant à terre.

Et, toujours, le même cri s’échappait entre les dents du Vampire, cri d’âcre douleur, scandé par les soubresauts lascifs de ses reins.

La minute vint, enfin, où je pus m’arracher à l’enchantement de l’horreur, où je me retrouvai moi-même – pour une minute, hélas ! – et je courus sus au monstre.

Ce fut moi qui reculai, à petits pas, claquant des dents. Le monstre n’avait pas bougé. Sa tête, que je croyais penchée sur celle de la morte, était rejetée en arrière ; sa face maintenant, que je ployais sur mes genoux, était parallèle à la mienne ; et elle riait, elle riait, la peau des joues plissée des commissures des lèvres aux sourcils, les mâchoires découvertes jusqu’aux gencives, deux mâchoires de chien, tordues dans le rictus de la folie humaine.

Un éclair me traversa le cerveau, illuminant le travail d’observation inconsciente qui s’y était fait, durant cette nuit d’enfer.

Le « trismus, » me dis-je, le « trismus » concommittant à la raideur de la nuque, le « trismus, » annonciateur des contractures du tétanos !

Je me ressouvins, alors, du couteau maculé de sang ; je m’expliquai les attitudes mystérieuses du Vampire, ses mains nouées à son cou, ses contorsions et son cri ; je me retraçai les phases successives du drame.

Blessé à la main, mais insensible à la douleur, le misérable continuait de fouiller la fosse et souillait sa blessure au contact de la terre. Puis il s’enfuyait tout à coup et gagnait la campagne.

Trois jours, il cuvait sa peur et ruminait son désir, tapi au fond d’une hutte abandonnée ; et, peu à peu, son cœur battait plus allègrement dans sa poitrine, ses narines se dilataient à l’odeur phosphatée des sèves ; la nature, complice de sa monstrueuse obsession, tourmentait sa chair sevrée d’amour. Il se remettait en route, il escaladait le mur du cimetière, tandis que je haletais à la grille.

Mais un poison avait cheminé à son insu, dans ses veines, jusqu’aux cellules de la mœlle épinière ; le poison le plus atroce et le plus subtil, qui ne tue ses victimes qu’en exacerbant, en elles, toutes les facultés de jouir et les affole de la seule conscience de leur folie !

M’ayant aperçu, le monstre faisait effort pour fuir, pour bondir sur moi, que sais-je ?

L’émotion même que lui causait ma vue, précipitait la crise. Il s’affaissa sur sa proie et, soudain paralysé par les contractures qui incurvaient son échine, il me regardait toujours, la tête perpendiculaire à la nuque, le cou gonflé à se rompre par l’effet de cette torsion, les yeux exorbités par la souffrance, le plaisir et l’épouvante, les mâchoires crispées, laissant suinter une salive sanguinolente. Puis il se détendit, je vis bondir et rebondir ce corps de possédé…

– Assez, assez, » s’écria Suzanne d’Anglave en se bouchant les oreilles.

Le docteur se tut et passa sa main sur son front.

Alors seulement, nous nous regardâmes, fantômes de viveurs, noyés dans une fumée opaque.

Le nouveau matin blanchissait les persiennes et personne n’avait songé à éteindre les lampes.

« Et… il est mort ? demanda enfin Gladys Marxa.

– Oui, ou, du moins, fit lentement le docteur, il a dû mourir. On eût pu, avec du chloral, atténuer ses souffrances ; rien ne l’eût sauvé.

– Vous ne l’avez pas vu mourir ? reprit Suzanne.

– Non, je ne crois pas. Quand je revins à moi, j’étais dans mon lit, la tête enveloppée de compresses glacées. Une fièvre cérébrale s’était déclarée, qui ne me quitta de plusieurs semaines, et l’on m’emmena ensuite en Bretagne.

Vous avouerai-je qu’il m’arrive parfois de me demander si je n’ai pas été le jouet d’une atroce auto-suggestion, si je ne suis pas le seul, en définitive, à avoir vécu, toute une nuit, la passion d’un Vampire ?

Il y avait un moyen de m’éclairer, un seul ; c’était de retourner au pays, d’interroger les paysans qui m’avaient relevé dans le cimetière. Mais, à peine sorti de convalescence, je fis vendre ma maison par mon notaire et jamais je ne consentis à remettre le pied en Auvergne.

– Voyons, voyons, s’exclama Richard Davriès, il y a eu, j’imagine, une instruction judiciaire ouverte contre ton Vampire ?

– Tu oublies que, s’il n’a pas survécu à son crime, sa mort a éteint l’action publique…

– Soit, concédai-je, intervenant à mon tour ; mais lui mort, il y a quelqu’un, si tu n’as pas tout rêvé, que des juges eussent certainement interrogé, et c’est toi, toi que, dis-tu, on a relevé dans le cimetière, auprès de deux cadavres.

– Certes, me répondit doucement Rabsal. Ce qui me donne parfois à croire que le Vampire n’a jamais eu à mourir, n’ayant jamais existé, c’est que telle parut être, en effet, l’opinion de la magistrature… »

Villersac, Davriès, Sourieux, et moi-même, nous éclatâmes de rire. Mais Gladys Marxa, qui frissonnait encore, se dressa d’un brusque sursaut des reins et, nous toisant tous quatre, indifférente aux regards qui suivaient le contour onduleux de ses hanches, elle vint plaquer ses paumes aux épaules de Suzanne :

« N’est-ce pas, lui dit-elle, que toi aussi, tu as sommeil et qu’on est bien, nous deux, dans mon lit ? »

Les deux jeunes femmes se retirèrent, tendrement enlacées, unies, confondues dans un instinctif, éternel mépris des hommes.
 
 

 

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(Charles Briand, Contes pour une Femme, Paris : André Plicque & Cie, 1922 [Tirage de tête : 10 exemplaires sur japon impérial numérotés à la presse de 1 à 10 ; 30 exemplaires sur papier vergé d’arches, numérotés à la presse de 11 à 40] ; « Le Vampire de Vinezac, » illustration de couverture de La Police illustrée, journal politique et satirique, à propos de l’affaire du fossoyeur Janssouint, accusé de nécrophilie en 1883)