Autant que possible, il faut tâcher de s’arranger pour n’être pas nègre. Quand il n’y a pas moyen de faire autrement, on doit s’efforcer de voir le jour dans un pays que les Européens n’ont pas l’intention d’initier à la civilisation.
Car la civilisation se manifeste parfois d’une façon qui empêche d’en apprécier tous les avantages.
Ainsi, le noir sur lequel le fonctionnaire colonial Toqué procédait aux expériences que l’on sait n’a évidemment pas compris à quelle nécessité sociale ou coloniale répondait le fait de lui introduire dans le corps, par une voie qui n’était pas la « voie ordinaire, », connue dans l’histoire, une cartouche de dynamite à laquelle on mit ensuite le feu.
Nous autres, qui appartenons à la race supérieure, nous ne sommes pas, du reste, mieux renseignés.
Si l’on envisage la question au point de vue purement scientifique, l’incertitude persiste.
Une cartouche de dynamite explosant dans ces conditions doit produire sur un nègre exactement les mêmes effets que si l’on expérimentait le ministre des colonies en personne.
Le fait est facile à vérifier, soit que le ministre des colonies consente à se prêter à l’expérience, soit qu’il délègue ses pouvoirs à un des membres du groupe colonial à la Chambre.
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Il est est à remarquer que lorsque des faits du genre de celui dont le fonctionnaire Toqué est l’auteur viennent à la connaissance du public, il se trouve toujours des gens pour dire : « C’est le soleil d’Afrique. »
On nous avait déjà servi ce refrain lors de l’affaire Voulet et Chanoine, on l’a resservi quand, dans une possession allemande, on découvrit qu’une de ces non-valeurs que l’Europe envoie en Afrique, un prince quelconque, s’amusait à introduire dans la boîte crânienne des noirs une baguette de fusil pour transformer leur cervelle en œufs brouillés.
Les nègres pourraient dire : « Puisque notre soleil a de ces effets sur le cerveau des Européens, que ne restent-ils chez eux, à l’ombre des pommiers ? »
Mais les nègres n’ont pas la parole.
On fait bien de ne pas la leur donner, ils en abuseraient, n’ayant pas sur la civilisation les mêmes idées que nous et, étant à ce point bornés qu’ils ne la jugent pas nécessaire.
C’est un fait que ces brutes ne tiennent pas à être civilisées ; on n’a jamais pu savoir pourquoi.
Il y a ainsi des êtres dont les gens bien intentionnés cherchent à faire le bonheur et qui, perpétuellement, renâclent, comme ces enfants auxquels leur mère veut faire prendre une médecine dans leur intérêt.
Il est juste de dire, d’ailleurs, que ce n’est pas par la bouche que le nommé Toqué administrait les médecines à ses nègres.
Avec lui, le point de vue change, mais la bonne intention subsiste.
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Pour bien apprécier les avantages que peut offrir la civilisation aux races inférieures et comprendre les agréments que leur réserve la politique coloniale, il faudrait imaginer cet événement :
Les habitants d’une planète voisine de la Terre, Mars ou Vénus, sont arrivés à un tel degré de supériorité intellectuelle qu’ils ont les moyens d’arriver jusqu’à nous.
La chose n’est pas aussi extraordinaire qu’elle en a l’air. Remarquez, en effet, qu’aller de Paris à la côte occidentale de l’Afrique est un jeu pour nous. Jamais un nègre, avant d’avoir été en contact avec les Européens, n’aurait pu concevoir un voyage lui permettant d’aller vers des terres inconnues au-delà des mers.
Donc, les habitants de Mars ou de Vénus, choisissons Vénus si vous voulez, peuvent venir vers nous aussi facilement que nous allons vers les Africains.
Sur cette planète, un parti existe qui a démontré la nécessité d’une expansion au-dehors, car Vénus tout entière est maintenant archicivilisée et la production manufacturière y est à ce point intense que trouver de nouveaux débouchés est devenu pour la planète une question de vie ou de mort.
Le leader du parti ultra-colonial de là-bas l’a dit dans un discours qui a produit une sensation immense et il a ajouté : « Nous ne pouvons être sauvés qu’à la condition de coloniser une autre planète, la Terre, puisqu’elle est la plus proche. »
Et la colonisation de la Terre a été décidée.
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Ce fut peu de temps après qu’un matin, on vit, près de Paris, descendre du ciel 187 véhicules d’une forme étrange, d’où sortirent des êtres plus étranges encore, qui étaient des Vénériens – je veux dire des habitants de Vénus.
Leur chef fit signe qu’il voulait voir le chef de la nation et quelqu’un s’offrit pour le conduire à l’ Élysée avec deux de ses compagnons.
M. Loubet, prévenu par le téléphone, avait convoqué en toute hâte le conseil des ministres, et les Vénériens furent introduits.
Par un phénomène qu’explique leur haute intellectualité, chemin faisant, ils avaient appris le français et n’eurent ainsi aucune peine pour se faire comprendre.
« Il nous faut des ouvriers, des porteurs, » dirent-ils au chef de l’État.
Ainsi parlent nos coloniaux aux rois nègres, en Afrique.
M. Loubet, ferme et digne, d’ailleurs appuyé par le conseil des ministres, répondit :
« Vous aurez autant d’ouvriers qu’il vous plaira, en les payant.
– Les payer ? fit le Vénérien en chef. Tu ne voudrais pas ! (Déjà il savait l’argot !) Si, dans une heure, quinze cents hommes dont nous avons besoin ne sont pas à nos ordres, tu auras de nos nouvelles. »
Ayant dit, il sortit.
Les ministres et M. Loubet se regardèrent, atterrés. Mais leur stupeur fut de courte durée.
Le ministre de la guerre, – c’était M. Berteaux, – sautant sur un cheval fougueux, – celui d’un municipal qui venait d’apporter un pli, – courait mobiliser la garnison de Paris, celles de Versailles, de Saint-Cloud, de Saint-Germain, avec l’artillerie de Vincennes. Et, peu après, des forces imposantes se dirigeaient vers les esquifs des Vénériens.
Quand ceux-ci virent arriver les troupes, ils s’élevèrent dans les airs avec une rapidité inconcevable. Et, aussitôt, une épouvantable trombe s’abattit sur les régiments. En un instant, les quinze mille hommes présents furent anéantis, sans avoir même tiré un coup de fusil.
C’est à partir de ce moment que la France, et ensuite toute la Terre, ont commencé à comprendre quels bienfaits une civilisation avancée réserve aux races inférieures.
Aujourd’hui, les habitants de notre planète cirent les chaussures des habitants de Vénus, portent leurs pardessus, fournissent la main-d’œuvre dont ils ont besoin et échangent, dans des conditions, du reste très défavorables, leurs marchandises contre des marchandise nouvelles, dont ils n’avaient pas besoin auparavant et dont ils n’ont pas davantage besoin aujourd’hui.
Aux dernières nouvelles, on dit que, là-bas, sur la planète Vénus, les anticoloniaux protestent contre les procédés un peu brutaux dont on use avec nous. Mais personne ne les écoute, car, grâce à la civilisation imposée à la Terre, l’industrie de Vénus, ayant trouvé des débouchés, est de nouveau florissante.
Il y a même une exposition où l’on montre quelques spécimens de Terriens, entre autres un roi, un empereur, un président de République. Les habitants de Vénus les trouvent très laids. Après l’exposition, les savants se proposent d’en vivisectionner quelques-uns, pour voir si la souffrance se manifeste de la même façon sur la Terre que sur Vénus. Ces recherches sont considérées comme devant avoir un grand intérêt.
H. HARDUIN
(25 février 1905)
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(H. Harduin, « Choses et autres, » in Les Temps nouveaux, supplément littéraire illustré, volume V, n° 17, 25 août 1908 ; les illustrations sont extraites de L’Assiette au beurre, « Les Bourreaux des Noirs, » n° 206, mars 1905)