Depuis des années, Parfène remplissait les fonctions de gardien au cimetière d’Orenbourg. Venu de la campagne tout enfant, il avait vécu sa vie monotone et paisible dans la ville qui, baignée par l’Oural, mêle les coutumes d’Europe aux mœurs bariolées de l’Asie. Il considérait avec un mépris indulgent les marchands tartares dont les femmes portent des culottes de soie et les caravaniers khirgizes, couverts de laine en hiver comme en été, et qui poussent lentement à travers les rues les grands chameaux aux yeux doux.
Quand la révolution bouleversa la Russie, il était déjà vieux. Ses fils servaient dans l’armée, ses filles, mariées, avaient gagné d’autres villes. Comme tous et toutes étaient illettrés, il s’était habitué à n’en point recevoir de nouvelles. Il habitait avec sa femme une petite bicoque, adossée au mur du cimetière et tous deux aimaient pour sa douceur immuable le paysage des croix grises séparées par de larges allées où poussaient des saules pleureurs et des peupliers. Les communistes lui laissèrent sa place, car personne ne se souciait de passer sa vie en compagnie des morts, et, comme lui n’en désirait point d’autre, il fut un des rares citoyens que la tempête ne toucha point. Il continua donc de soigner des tombes anciennes, à en creuser de fraîches et à ouvrir les portes aux convois.
Les mœurs nouvelles ne lui plaisaient point. À fréquenter les cercueils, il avait pris l’habitude de l’ordre et de la hiérarchie. Il savait que tout le monde ne peut être enterré à la même place et qu’il doit y avoir de beaux enterrements comme il doit y en avoir de pauvres. Sa philosophie était courte, bonhomme, sereine, et les raisonnements communistes n’y pouvaient rien. Sa femme, Matrena, une bonne vieille qui, sous le grand fichu couvrant sa tête, avait l’air d’une image passée, partageait ses idées. Seulement, chez elle, le respect des morts s’augmentait d’une rêverie superstitieuse. Elle ne croyait point que, comme le prétendait son mari, le cimetière n’était rempli que d’os blanchâtres. Elle pensait que les âmes vivaient toujours près des squelettes enfouis et, souvent, il lui semblait entendre le bruissement ailé que font les paroles de ceux qui dorment – sous la verdure ou sous la neige.
Aussi la vieille femme souffrit-elle bientôt dans sa piété. Il y eut des combats autour d’Orenbourg ; la ville elle-même passa de mains en mains, tantôt aux cosaques de Doutof, tantôt aux gardes rouges. Des obus éventrèrent les allées tranquilles, renversèrent les fins peupliers, saccagèrent les tombes sacrées. Matrena vécut alors dans la terreur des revenants, car elle savait que les morts n’aiment point à être troublés dans leur rêve éternel et viennent manifester leur dépit à ceux qui ont mission de protéger leur repos. Le vieux avait beau rire de ces craintes, elle restait soucieuse.
Mais, les combats finis, ce fut encore pire. Les commissaires avaient prescrit une répression farouche ; les bourgeois furent fusillés dans les rues silencieuses, des officiers furent massacrés sauvagement. On apportait au cimetière des cadavres défigurés, des corps sans membres, des visages piétinés, et il fallait que Parfène les enfouît pêle-mêle dans une fosse commune. Matrena passait ses journées à prier pour la paix de leur âme et ses nuits à trembler, en regardant les fenêtres.
Puis, en hiver, le typhus ravagea la ville. Il emportait des familles entières, il fermait à jamais des milliers de regards. Les cercueils manquèrent. Il fut impossible de creuser des fosses dans le sol glacé. Alors, les deux vieux épouvantés virent arriver tous les jours des tombereaux de cadavres, nus pour la plupart, car le linge faisait terriblement défaut dans la ville. Ils étaient déjà roidis par le gel et s’entrechoquaient aux cahots des traîneaux. On leur avait réservé dans le cimetière un coin libre et on les y versait à même la neige qui leur faisait une couche molle, candide et glaciale. Ils restaient là, dans la pose que le hasard leur donnait ; les uns se tenaient debout comme vivant encore, d’autres glissaient sur le côté, d’autres enfin dressaient leurs jambes rigides vers le ciel. La nuit, la lune les couvrait de sa traîne bleuissante et ils avaient l’air de tenir quelque mystérieux concile ou d’écouter le sifflement du vent dans les branches des saules pliés sous la neige.
Un soir, Parfène et Matrena s’étaient couchés, après avoir vu passer le convoi ordinaire. Ils avaient fait leurs prières devant l’icône primitive qui, de son coin, veillait sur eux d’un regard doré. Bientôt, le vieux ronfla doucement, mais Matrena ne pouvait s’endormir…
Cependant, là-bas, au fond du cimetière, dans le monceau de cadavres au-dessus duquel rêvait la lune, quelque chose remuait. Une forme vivante se frayait un passage parmi les corps raidis. Elle parvint à se libérer et, chancelante, se dirigea vers la porte du cimetière. Elle s’enveloppait dans un grand drap que la nuit claire chargeait d’ombre. Parvenue à la maisonnette des gardiens, elle frappa.
Matrena, en geignant, quitta son lit et vint ouvrir. Le cri qu’elle poussa réveilla Parfène ; et, comme elle, il vit, entrant dans un rayon de lune, un cadavre roulé dans son linceul. La vieille s’était réfugiée sous l’icône et tremblait ; le gardien multipliait les signes de croix pour conjurer le revenant…
Quand le jour se leva, le typhique évanoui que le froid avait ressuscité dormait dans le lit de Parfène et le vieux, assis sur une chaise, berçait sa femme qui marmottait une chanson de folle.
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(Joseph Kessel, « Contes de la Liberté, » in La Liberté, cinquante-septième année, n° 21360, jeudi 5 janvier 1922 ; repris en volume dans le recueil Nouveaux Contes, Paris : Éditions des Cahiers Libres, 1928 ; Marco di Gregorio, « Le Fossoyeur, » huile sur toile, 1873)