Ma première faute avait été de m’encombrer d’un compagnon de voyage tel que William Hartley, orgueilleux comme un paon, féru de ses connaissances coloniales et prompt à la détente comme un pistolet.

Ma seconde faute, dans ma hâte d’abréger le voyage, avait été d’abandonner la piste frayée pour couper à travers la forêt.

Je compris que les choses allaient se gâter quand, au campement du soir, j’entendis Hartley s’en prendre à Pendi, le chef de nos porteurs. Nous n’étions plus qu’à deux journées du but, mais j’avais demandé de hâter l’étape car je venais de ressentir un frisson que je connaissais trop. Les deux blancs que nous étions, les cinq porteurs nègres et leur chef, tout le monde était d’une humeur de massacre après huit heures de progression trébuchante dans la lumière verdâtre, poissée de miasmes et d’humidité. Hartley aurait dû se méfier et se taire. Là-bas, à la Résidence, on m’avait prévenu. On me l’avait donné comme suspect à bien des points de vue.

Aussi bien aurais-je dû intervenir au moment où il menaçait le nègre à propos d’une vétille. D’autant même que je connaissais le pointilleux amour-propre de Pendi. Mais, ceux qui ont fait du paludisme le savent, les premiers retours d’accès laissent pendant quelques heures le plus énergique dans un état d’indifférence où s’émoussent les meilleurs réflexes.

La nuit fut calme, même pour moi qui m’étais abruti de quinine, mais, le lendemain, Hartley vint m’annoncer au réveil que Pendi et nos cinq porteurs avaient disparu.

« Nos caisses ? fis-je.

– Non. Ils n’ont rien pris. Rien que ma carabine. »

Il dut alors observer mon visage, car il demanda :

« Vous sentez-vous plus mal ? »

C’est bien simple, je n’avais pas la force de me lever.

« Laissez-moi avec nos bagages, lui dis-je. Prenez de l’eau et quelques boîtes de conserves. Vous serez demain à Thurja, d’où vous m’enverrez chercher. »

C’était une solution. Pour ma part, je ne l’aurais pas acceptée. On n’abandonne pas un camarade en pleine fièvre au beau milieu de la forêt tropicale. Je dois reconnaître que l’hésitation de Hartley ne dura pas longtemps.

« Je ne puis faire cela, dit-il enfin. Il nous reste votre carabine et assez de vivres pour attendre que vous soyez sur pied. »

Le seul fait qu’il ait hésité me dégoûtait un peu. Et puis cette idée de carabine avait dû aider à sa décision. Car il ne pouvait décemment m’emprunter mon arme et il savait aussi bien que moi ce que l’on peut rencontrer sur sa route dans ce charmant pays.

Deux jours passèrent, qui subsistent dans mes souvenirs sous la forme d’un sérieux cauchemar. À la fin du deuxième, à l’heure où l’étrange lumière, diffusée par la spongieuse voûte verte qui semble boire le soleil, commence à vaciller avant de s’éteindre, j’eus le sentiment d’être au bout de ma résistance.

« Quinine ? » proposa Hartley, qui me regardait d’un air écœuré.

C’était notre unique remède. J’en avais pris tant que j’avais pu. Je songeais que Hartley allait être bientôt délivré. La courroie de ma carabine restait passée autour de mon cou. Précaution dont j’avais un peu honte…

Je dus fermer les yeux et partir pour je ne sais quel monde hanté de visions. Quand je repris connaissance, parce qu’on me touchait l’épaule, je crus que je rêvais encore : Aïa était devant moi.

Je crus que je rêvais, et cependant j’avais reconnu Aïa. L’un n’empêche pas l’autre. Cent fois, au poste de Thurja, l’un de nous avait évoqué l’image de cette fille qui vivait dans la forêt où une petite tribu dissidente de fétichistes lui rendait, disait-on, les honneurs dus à une déesse. Ils avaient installé leurs cases à l’endroit où, théoriquement, passait la ligne de démarcation du territoire belge. Mais, ni les Belges, ni nous autres, n’avions songé à les déranger tant ils semblaient inoffensifs. Seuls, les marabouts des villages voisins jetaient parfois l’anathème sur ces fervents d’un culte différent du leur. Alors c’était nous qui nous mêlions paradoxalement de défendre les insoumis contre les représailles de leurs frères de couleur…

Pourquoi cette indulgence en leur faveur ? Aïa et la légende qui l’environnait y étaient pour quelque chose. Elle personnifiait la beauté noire, telle qu’elle se manifeste rarement, mais alors avec tant d’imprévu et de perfection dans la pureté, tant de joliesse aussi que le moins artiste des broussards en reste frappé de rêverie.

« Aïa ! »

Elle fit signe que c’était bien elle.

« Que fait-elle si loin dans la forêt ? »

Ce fut Hartley qui répondit. Il parlait aussi bien que moi la plupart des idiomes d’Afrique.

« Elle dit que vous êtes malade et qu’elle peut vous guérir. »

La tête bouclée de la petite déesse me faisait :

« Oui, oui… » mais, l’instant d’après, elle avait disparu.
 
 

Les plantes magiques

 
 

Il paraît que le délire me prit. Je ne sus rien du retour d’Aïa ni de ses soins. Dix-huit heures plus tard, je la revis près de moi : tout en comprenant que j’étais tiré d’affaire. En marchant prudemment j’aurais pu repartir le soir même. Mais la nuit était à nouveau trop proche.

« Avec quoi m’as-tu guéri ? »

Elle connaissait toutes les plantes. Elle portait sur elle une liane d’un brun rouge, enroulée et nouée autour de ses hanches.

« C’est cela ? »

Ce n’était pas cela.

« Celle-ci, dangereuse quand on ne connaît pas ! »

Elle parlait un langage inimitable, où elle mêlait au français et à l’anglais qu’elle savait, les mots de son propre dialecte, que j’étais censé comprendre.

Elle m’expliqua que c’était cette liane qu’elle était venue chercher si loin de sa tribu. Elle détenait je ne sais quelle vertu exemplaire, en même temps qu’elle symbolisait le pouvoir d’Aïa. Il lui en fallait une pour effectuer les incantations propices au culte qu’elle célébrait, et cette plante ne se rencontrait qu’en un seul endroit connu d’elle.

« Elle meurt après cinq pluies, et alors je dois en chercher une autre. »

Hartley nous écoutait en asséchant méthodiquement notre dernière fiole d’alcool. Je remarquai qu’il avait trouvé le moyen de se raser. Ma barbe, qui avait poussé dru, m’agaçait les joues. Ce soir-là,

j’aidai Hartley à faire le feu. Aïa exprimait qu’à son sens cette précaution était inutile. Elle s’étonnait que nous puissions ressentir le froid de la nuit.

« Mais les fauves ? »

Elle montrait les arbres où il suffisait de grimper.

« J’entends bien. Il y a tout de même les serpents ! »

Aïa secouait la tête. Elle ne craignait pas les serpents. Que pouvait craindre, d’ailleurs, cette fille qui se promenait seule dans une forêt où n’osent pénétrer que les blancs, armés de carabines et de grenades ? Elle accepta de faire route en notre compagnie, le lendemain au moins. Son village était situé au-delà de Thurja, où nous allions.

Quelques heures de vrai sommeil achevèrent de me remettre. J’avais veillé le premier jour pour que Hartley pût se reposer. En ouvrant les yeux, le matin, je vis que la faction avait été reprise par Aïa. Elle était debout, près de notre brasier éteint, appuyée sur ma carabine, qu’elle avait détachée de mon cou sans me réveiller.

« Tiens, je croyais que tu n’avais pas peur des bêtes ? »

Elle fit un signe vers Hartley. Évidemment j’aurais dû me douter que celui-ci ne resterait pas insensible au charme de notre compagne imprévue.
 
 

La liane vivante

 
 

L’heure était venue de nous mettre en marche. Nous abandonnions provisoirement nos caisses. Nous emportions deux jours de vivres. Des heures de lumière glauque, de marche exténuante dans une moisissure spongieuse. À la halte, je demandai à Aïa comment s’appelait cette liane si précieuse qu’elle portait en guise de ceinture.

« Aïa.

– Mais c’est ton nom ?

– Moi, Aïa-Tadjé. »

Tadjé signifie quelque chose comme charmeur ou sorcier. Aïa-Tadjé pouvait donc se traduire : charmeuse de liane.

« Et qu’a-t-elle de particulier, cette liane ?

– Vivante.

– Mais toutes les plantes vivent.

– Non. Vivante comme toi et moi.

– Quoi ? manger ? boire ? dormir ? parler ?

– Non. Comprendre. Savoir.

– Je vois. C’est une plante-fée. »

Aïa avait décidé de nous quitter à la fin du jour, de nous laisser camper et de poursuivre son chemin, malgré la nuit.

« Aïa, on se perd dans la forêt quand il fait sombre !

– Pas moi. »

Elle nous abandonna comme elle l’avait dit, avec un geste d’adieu, de son bras levé, et un sourire pour moi seul. Depuis le départ, elle n’avait pas adressé la parole à Hartley.

« Vous n’avez pas su apprivoiser la petite déesse, dis-je, quand nous fûmes seuls auprès de notre feu.

– Une déesse ? Quelle blague ! Je connais toutes sortes de sorcières, du Bayak à l’Oubanghi. Celle-ci a plus de malice que les autres, je veux bien, et surtout elle s’aperçoit que vous êtes sensible à ses façons de jeune singe. Une négresse n’est jamais qu’une négresse, mon vieux. »

Le lendemain, nous sortions enfin du couvert pour retrouver le soleil, le bain de chaleur et l’herbe rousse. Deux heures après la sieste, nous apercevions les cases pointues du village, puis les tentes du campement. Le soir, on ouvrait une caisse de champagne en notre honneur.

Pour moi, une fois satisfaites les curiosités des camarades, je n’avais plus qu’à reprendre le trantran quotidien. Quant à Hartley, Thurja ne constituait pour lui qu’une étape vers le territoire britannique.

Il occupait ses journées à tirer des cailles. Il paraissait infatigable, et, comme il était, de plus, beau buveur, il ne manqua pas d’éblouir, au début, notre petit groupe sédentaire. Notre commandant manquait toutefois d’enthousiasme :

« Un drôle de coco que vous nous avez amené. Je n’aime pas sa façon de tenir les cartes au poker. »

Confidentiellement, je répétai ce que l’on m’avait dit à la résidence. Deux ou trois fois, dans certains postes, où séjournait Hartley, il y avait eu des velléités de soulèvement chez les indigènes.
 
 

La consigne du silence

 
 

Le soir, on faisait taire le phonographe pour me demander des détails sur Aïa. Ceux d’entre nous qui avaient poussé jusque chez elle étaient rares. La consigne était de respecter la quiétude de la petite secte, tant qu’elle ne ferait pas parler d’elle. D’autre part, il était interdit de s’aventurer en forêt sans ordre de mission. Mais la présence, à courte distance, de cette beauté noire influait sur l’imagination de ces garçons prisonniers de la brousse.

Le toubib n’avait jamais entendu parler d’une liane nommée aïa. Tout au plus savait-il que nos voisins fétichistes tenaient en honneur et adoration certaines plantes bizarres. Le marabout de Thurja, lui, en pouvait dire plus long. Mais il ne se laissait entraîner sur ce sujet qu’avec répugnance, en exagérant les signes extérieurs de l’effroi. Selon lui, la tribu d’Aïa-Tadjé avait passé un pacte démoniaque et très répréhensible avec une certaine partie du règne végétal.

J’en avais entendu d’autres, et ces histoires me semblaient un peu ridicules, sans plus d’intérêt, en outre, que la plupart des légendes qui circulent dans ce pays plein d’inconnu, où le soleil chauffe d’un feu continu les rêveries. J’avais décidé d’aller surprendre un de ces jours la gracieuse déesse de la sylve, en dépit de tous les règlements. Je lui devais bien une visite.
 
 

 

J’en trouvai vite l’occasion. Sous le prétexte de ravitaillement, je jouissais au camp de plus de liberté que les autres. Je me fis porter à pied-d’œuvre, à la lisière de la forêt, et j’effectuai seul le reste du trajet.

Les cases du village étaient presque toutes désertes quand j’y arrivai. Il n’y avait là qu’un couple de vieux et une demi-douzaine de bambins nus. Il fallut une longue palabre pour qu’on se décidât à me faire conduire vers Aïa par un des négrillons. À douze cents mètres de là, tout le village était rassemblé auprès d’un bosquet de mézéliers au centre duquel surgissait un fromager séculaire. C’était le lieu choisi par la déesse pour ses incantations. Le tronc de l’arbre géant était creusé à la base. De loin, par-dessus les corps prosternés des nègres, je pouvais mesurer du regard la profondeur de l’excavation. Deux ou trois personnes auraient pu y prendre place. Aïa se tenait au seuil, tournée vers nous, dressée dans cette niche sombre comme une vierge dans une grotte primitive. Son regard, révulsé, ne devait pas nous voir. Elle était en état de transe. De la multitude accroupie montait un murmure enflé périodiquement jusqu’en un cri strident qui n’en finissait plus. Puis le murmure recommençait à sourdre après un silence. Cela dura ainsi jusqu’à ce que l’officiante parut revenir à elle. D’un geste, elle congédia alors son peuple, qui se retira à reculons, toujours courbé. Personne n’avait fait attention à moi.

« On peut entrer ? »

Elle ne fit rien pour prévenir mon intrusion dans son sanctuaire végétal. L’arbre était creusé plus profondément qu’on n’aurait pu le penser ; tout l’intérieur était tapissé de verdures qui pendaient de partout. Dans cet enchevêtrement de plantes, je distinguai tout de suite les spirales brunes et rouges de la liane dont Aïa portait le nom. Elle s’était développée de façon incompréhensible pour quiconque ne connaît les prodiges de la nature tropicale. Elle projetait autour d’elle de longs rameaux bifurqués, flexibles, qui oscillaient en frôlant le corps de la jeune fille comme les tentacules de quelque poulpe gigantesque. La tige la plus longue se redressait au centre de la cavité. Elle se terminait par une fleur telle que je n’en avais jamais observé jusqu’alors : une coupe de velours brillant, sombre comme la peau même de la déesse, et, au fond de cette coupe, une masse rouge et palpitante en forme de cœur.
 
 

Aïa et ses secrets

 
 

Aïa m’expliqua que la cérémonie à laquelle je venais d’assister correspondait à l’épanouissement de cette première fleur. Elle me montra une quantité de boutons prêts à éclore de même sorte. Elle ne semblait pas s’étonner de ma présence.

« Ton ami est venu. »

Je n’en fus pas surpris, quoique Hartley se fût gardé de m’en rien dire.

Elle me tendit alors ses poignets où se distinguaient des traces de meurtrissures.

« Dis-lui qu’il ne doit pas revenir. »

Elle souriait. Il n’y avait pas de colère dans sa voix.

« Regarde ! »

Elle avait étendu ses bras, et, soit qu’elle eût influé secrètement sur la sensibilité de la plante, soit pour toute autre raison mystérieuse, les lianes, qui n’avaient pas cessé de mouvoir, s’enroulèrent autour de ses bras comme des serpents familiers.

« Assez fort pour étouffer une grosse bête. Essaye ! »

C’est un fait que je ne parvins pas à la délivrer. Mes doigts glissaient sur une écorce moite, vigoureuse, douée d’une sorte d’élasticité qui la dé robait à la prise.

« Regarde ! »

D’elle-même, l’étreinte maintenant se relâchait.

Nous revenions ensemble au village. La petite déesse me fit les honneurs de sa case, où ses serviteurs, sur son ordre, nous apportèrent du riz, des grillades, de l’eau fraîche. Cela commença par la succession des rites en usage en pareil cas, mais bientôt nous en eûmes assez et le formulaire ayant abouti à un mutuel éclat de rire, fut abandonné d’un commun accord. Aïa m’offrait l’hospitalité la plus généreuse, et j’en aurais profité davantage si je n’avais pas été attendu par mon escorte. Je lui promis de revenir bientôt, et elle me pria une fois de plus de faire comprendre à « mon ami » qu’il devait renoncer à une nouvelle tentative.

J’ignorais alors que je ne rencontrerais plus Hartley dans des conditions normales.

J’appris à mon retour au camp que son escouade de porteurs était arrivée. Il l’avait fait recruter assez loin, en territoire belge. Il était parti aussitôt, sans même m’attendre pour prendre congé.

« Bon débarras ! me dit le commandant. Il a pris la piste des lisières. Drôle de chemin !…

– Pas drôle, si son idée est de passer d’abord chez les fétichistes ! Je parie qu’il y aura du grabuge ce soir chez Aïa ! »

Le commandant fronçait le sourcil :

« Vous croyez ? Dans ce cas nous ferions bien d’envoyer une ronde de surveillance. Voulez-vous vous en charger ? »

Rarement j’avais reçu avec une telle satisfaction un ordre de mission de nuit.

Il faisait un clair de lune magnifique quand j’abandonnai la chenillette qui ne pouvait pénétrer plus avant dans le couvert des arbres. J’avais avec moi huit gaillards hérissés de l’équipement réglementaire, mousquetons et grenades. Mais, si vite que nous eussions fait, nous arrivions trop tard.

Des gémissements nous accueillirent, dès qu’on aperçut au village nos torches électriques. La case d’Aïa était saccagée, son chaume conique renversé dans des débris de bambous et de pisé. Toucher à une habitation indigène est un geste auquel ne se risquent les blancs qu’en certains cas exceptionnels de représailles. Hartley n’y avait pas été de main morte. J’imagine qu’il avait pris le soin d’abord de fanatiser ses nègres contre les malheureux fétichistes. Deux ou trois de ceux-ci gisaient çà et là, assommés. Les assaillants s’étaient installés en pays conquis et se faisaient apporter à boire. Il fallut les coucher en joue pour les mettre à la raison. Hartley n’était pas avec eux.

« Et Aïa, où est-elle ?

– Elle s’était enfuie, me dit-on, vers l’arbre des sacrifices, poursuivie par le blanc.

— Et aucun de vous n’est allé la secourir ? »

Elle avait, paraît-il, défendu de la suivre.

Je pris ma course, éclairé par ma torche. Je ne sais quel miracle fit que je ne m’égarai pas. Tout était silencieux quand j’arrivai au tronc gigantesque. La gerbe lumineuse me montra l’ouverture à demi-voilée par un réseau de tiges et de feuilles. Devant cette porte, Aïa était accroupie sur ses talons, les mains jointes au-dessus de sa tête. Elle ne se détourna même pas à mon approche et je dus lui toucher l’épaule. Ses yeux étaient révulsés, extatiques.

« Hartley ? »

Elle me reconnaissait enfin. Elle fit un geste vers l’arbre.

« Il t’a suivie jusque là-dedans ? »

J’écartai les branchages. Je n’oublierai jamais ce qui m’apparut alors. La liane que j’avais vue précédemment au reflet glauque du jour, semblait maintenant, sous la lumière crue que ma main faisait trembler, bouger et vivre de façon terrifiante. Qu’on imagine une pieuvre immense et compliquée, dont les projections tentaculaires se tordraient inextricablement… Les anneaux de fibre élastique s’enroulaient autour d’une proie où je reconnus avec horreur ce qui avait été Hartley. Une épouvante affreuse habitait ses orbites creuses où le regard était mort. L’étreinte végétale le maintenait de bout, à peine fléchi sur ses jarrets. Sous son menton dressé, entre le cou et l’oreille, la fleur noire était collée comme une ventouse. Ses flancs palpitaient encore dans un effort de succion. Tout autour, d’autres fleurs commençaient à s’ouvrir, sombres comme la déesse qu’elles protégeaient. Chacune laissait voir au fond de sa tulipe entrouverte quelque chose qui était rouge, mobile, une sorte de chair que je pouvais croire vivante et passionnée comme un cœur de femme…

Sur le rapport que je rédigeai à mon retour, après une conversation avec le commandant, Hartley fut porté disparu en forêt. Explication à la fois suffisante et raisonnable.
 
 

FIN

 
 

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(Robert Destez, in 7 jours, grand hebdomadaire de l’actualité, n° 14, dimanche 5 janvier 1941)