CHAPITRE XVIII

 
 

Un appartement du Capitole servait de cachot à Kjoès.

Depuis huit jours qu’il se trouvait enfermé en ce lieu, nul n’avait encore voulu instruire le prisonnier du sort qui lui était réservé. Les hommes chargés de le garder et de le servir prétendaient n’en rien savoir.

« Votre destin est entre les mains des Vieux, répondaient-ils à toutes les questions ; eux seuls peuvent en décider. »

Ils prononçaient ces mots : les Vieux, sur un ton singulièrement empreint de respect et de vénération. Par contre, la vue de Kjoès semblait leur causer une sorte d’horreur mêlée de crainte, comme si l’individu placé sous leur surveillance eût été frappé de quelque mal dégoûtant et horriblement contagieux.

Parmi ces geôliers improvisés, Kjoès avait eu la surprise de reconnaître un vieil ami, Smile, avec lequel il entretenait jadis des rapports affectueux et qui, plus tard, se déclara son fervent disciple. Mais l’espoir que le jeune homme avait pu fonder sur cette rencontre fut de courte durée. Lorsqu’il voulut se recommander de leur ancienne amitié, Smile lui répondit froidement :

« Vous faites erreur, citoyen ; je ne vous connais pas. »

Et, pour écarter tout soupçon de complicité avec un homme aussi dangereusement compromis, il évita désormais de lui adresser la parole et même de le regarder.

Chacun, au surplus, reniait maintenant le prophète déchu, naguère considéré par tous comme un maître et un sauveur, et ceux qui l’avaient le plus vivement encouragé se faisaient remarquer par leur ardeur à le combattre. Ainsi, Kjoès sondait pour la première fois la vertigineuse ingratitude des hommes.

Placé sur cette pente, son esprit en arrivait généralement à évoquer le soutenir attristant de son arrestation.

Cet événement s’accomplit, comme chacun sait, le 8-7-15-340, à l’issue du dernier Conseil révolutionnaire ; Kjoès, assez désemparé, promenait son incertitude à travers la ville quand une femme, le reconnaissant, s’avisa de le désigner, d’une voix aiguë, à la curiosité publique :

« Kjoès ! C’est Kjoès !… »

Immédiatement, l’animosité populaire éclata de toutes parts en exclamations furieuses :

« À bas Kjoès ! crièrent les uns ; à bas l’usurpateur, l’imposteur, le faux prophète !

– À mort, ajoutèrent les autres, à mort l’ennemi du peuple ! À la mer le Messie, à l’électrope ! Au pilori ! À la fonte !… »

Fort heureusement, le développement révolutionnaire des Burupes n’avait pas encore dépassé le stade des violences verbales ; les gestes excessifs répugnaient à leur nature débonnaire ; à la vue du sang répandu, ils ressentaient un insurmontable malaise et bien rares eussent été les citoyens capables de donner la mort. C’est d’ailleurs cette insuffisance dans le caractère qui causa l’échec de la révolution de 340, car il semble bien certain que si le peuple avait eu l’énergie de tuer les Vieux d’abord, pour continuer par Charles, Kjoès et tous les membres des différents gouvernements provisoires…

Au demeurant, Kjoès avait été pendant de longues décades le maître de la foule ; il en conservait, aux yeux de ses pires ennemis, un reste de prestige qui le préserva de sévices trop graves ; aussi put-il se tirer de la bagarre avec de simples ecchymoses provoquées par le choc de projectiles lancés de loin et sans grande conviction.

C’est avec une amertume fort atténuée que le prisonnier du Capitole se rappelait ces faits. Il se sentait, au moral comme au physique, horriblement fatigué et n’éprouvait guère, pour toutes choses, qu’une assez morne indifférence. Au début de son incarcération, il avait beaucoup dormi, comme tout le monde : à ce moment, la ville entière dormait. Après la détente produite par l’annonce du retour des Vieux, une sorte de léthargie collective était venue apaiser les nerfs surmenés des citoyens. Tous se reposaient de l’immense effort qu’avait nécessité la Révolution. Ceux mêmes qui n’avaient fait qu’assister en spectateurs aux événements insurrectionnels dormaient d’aussi bon cœur que ceux qui venaient d’y jouer un rôle actif. Tous les auteurs sont d’accord sur ce point : les premiers demeurèrent, en moyenne, trente heures dans le coma, les seconds une quarantaine. En raison de ses fatigues depuis longtemps accumulées, le prophète, lui, resta plongé durant près de cinquante-deux heures dans le sommeil le plus profond.

Au réveil, cette invincible lassitude ne se trouvait pas entièrement dissipée ; il en avait conservé une sorte d’hébétude non dépourvue de douceur et jointe au sentiment inavoué d’une intime satisfaction : désormais vaincu, privé d’autorité, déchu de son grade, il était du même coup délivré de toute responsabilité. D’autres à sa place avaient assumé le fardeau du pouvoir, avec les innombrables soucis qu’il comporte, et, pour commencer, il leur faudrait se prononcer en toute équité sur son sort à lui, Kjoès, ce qui ne serait pas si facile…

Il convient également de dire que, muni de toutes les commodités en usage dans une habitation moderne, l’appartement assigné à Kjoès comme résidence provisoire constituait une prison assez confortable. N’eût été la privation de la liberté, qui ne l’affectait que d’une façon modérée, il s’y fût trouvé fort bien.

C’est d’ailleurs aux progrès croissants du confort qu’il put deviner la réorganisation des services publics, assez sensiblement perturbés au cours de récents événements. La qualité de l’air, de la lumière, de la musique, de la nourriture s’améliorait peu à peu. Les appareils jusque-là inertes recommençaient à fonctionner ; les autres, dont la marche n’avait jamais été interrompue, devinrent moins capricieux. À n’en pas douter, l’ordre, longtemps troublé, renaissait dans l’État d’Ipse.

Lorsque le téléciné et les distributeurs de nouvelles eurent repris leur rôle, il fut permis à Kjoès de considérer la nouvelle physionomie de la cité, dont les aspects familiers venaient défiler en images successives sur l’écran lumineux. Il remarqua avec surprise l’impression de morne tristesse qui se dégageait de ces vues. Les voies, les esplanades, les lieux publics étaient à peu près déserts et les quelques rares passants qu’on y voyait se signalaient par leur mine piteuse et contrite. La honte des lendemains de défaite pesait sur le peuple mal éveillé.

En maints endroits, des travailleurs muets et animés d’un zèle inaccoutumé relevaient les ruines ou réparaient les dégâts causés par l’insurrection.

Hors des murs, des équipes de Gouls, assistés de quelques Burupes, nivelaient rapidement les terrains de culture. Ils semblaient apporter à cette besogne une sorte d’animation haineuse et vengeresse.

Kjoès crut aussi discerner, dans la physionomie de ses compatriotes, une expression de sourde inquiétude dont il devina sans peine la cause : les Vieux, vainqueurs de la sédition, n’avaient pas encore fait connaître les sanctions réservées aux rebelles ; chacun pouvait donc les imaginer impitoyables et tous se demandaient avec angoisse s’ils seraient frappés ou absous. Pourtant, on fut bientôt fixé sur ce point. Un jour, les parleurs publics et privés annoncèrent une proclamation émanant du pouvoir exécutif. D’innombrables curieux se portèrent immédiatement sur les places et commencèrent à se presser autour des mégaphones. Enfin, la voix espérée se fit entendre, une voix sans timbre, froide et impersonnelle comme la Loi elle-même.

« Citoyens, commença-t-elle, les Législateurs se déclarent satisfaits de la bonne volonté dont la population d’Ipse a fait preuve depuis le retour du Gouvernement légitime. En considération de la promptitude avec laquelle l’ordre a pu être rétabli dans notre malheureuse cité, nous avons bien voulu renoncer aux mesures générales de répression tout d’abord envisagées. Hormis quelques individus dont la culpabilité trop évidente appelle un châtiment exemplaire, nul ne sera puni. Cependant, quelle que soit l’étendue de notre mansuétude, il est une peine que nous nous trouverons impuissants à vous épargner, car elle est la conséquence même des fautes commises. Pendant notre absence, des destructions, des détériorations sans nombre ont été opérées par une populace trop docile aux excitations de quelques-uns. Tout cela, hélas ! doit être réparé au prix de longs et laborieux efforts ; c’est pour cette raison que la durée des séances quotidiennes de travail dû à l’État par chaque citoyen sera désormais augmentée d’une heure. Il faut toutefois qu’on le sache, cette mesure ne nous a été dictée que par une impérieuse nécessité, et non par un vain désir de vengeance. »

L’appareil se tut un instant, afin de ne pas fatiguer l’auditoire, puis reprit :

« Au surplus, citoyens, le Gouvernement entend donner aujourd’hui à ses administrés une preuve indéniable de ses dispositions conciliantes en leur proposant une réforme que les récents événements semblent avoir rendue inévitable. Il s’agit d’apporter à l’antique constitution d’Ipse une modification susceptible de satisfaire certaines aspirations populaires, d’un caractère malheureusement assez bas et que l’on pouvait croire à jamais oubliées à notre époque. C’était une erreur, hélas ! Les faits se sont chargés de la dénoncer : la race burupe n’est pas encore assez avancée sur le chemin de la civilisation et de la sérénité pour mériter les bienfaits du régime idéal dont elle se trouvait jusqu’ici gratifiée.

Citoyens, vous viviez naguère encore dans la paix, dans la tranquillité, dans une heureuse insouciance que ne venait jamais troubler la moindre préoccupation d’ordre politique, puisque d’autres assumaient à votre place la charge de prévoir, de décider, de gouverner. Ce bonheur trop parfait a fini par vous lasser ; vous avez voulu revenir aux temps barbares où les hommes, perpétuellement divisés par d’ineptes querelles, devaient participer à la direction des affaires publiques. Qu’il soit donc fait selon votre désir ; vous partagerez dorénavant nos soucis et nos peines, et chacun de vous détiendra entre ses mains une parcelle d’autorité. »

Nouvelle pose de l’appareil, puis :

« Voici en quoi consiste la réforme annoncée : dorénavant, un mandataire du peuple, désigné par voie de suffrage universel, aura la faculté d’assister, dans certaines circonstances, aux séances du Conseil Suprême où il sera votre porte-parole et le truchement de vos volontés. Ce haut dignitaire, dont les avis seront fidèlement pris en considération toutes les fois que nous le jugerons à propos, recevra le titre de « Consul général d’Ipse. » Les opérations électorales doivent commencer à l’instant même ; tous les citoyens, sans exception, peuvent y participer. »

Suivirent quelques indications concernant les détails du scrutin.

Le lendemain, Kjoès venait de se lever, après un long sommeil, lorsqu’il reçut la visite de Smile, son gardien. Contrairement à son habitude, l’ancien ami de l’ancien prophète montrait une loquacité extraordinaire. À le voir, on pouvait deviner que cet homme se trouvait depuis peu en possession d’une nouvelle réellement extraordinaire et qu’il brûlait d’en faire part à son prisonnier. Après divers propos sans intérêt, il se décida :

« Le Consul est élu, fit-il.

– Ah ! dit Kjoès, sans trop de curiosité.

– Oui, reprit Smile, le Consul est élu ; et l’on peut dire que, pour un premier essai, le choix du peuple a été heureux. »

Sans doute espérait-il que son interlocuteur allait lui demander le nom de l’élu. Au bout d’un moment, son attente ayant été trompée, il fit de lui-même la confidence.

« C’est Charles, » dit-il.

Kjoès sursauta.

« Charles ! s’écria-t-il.

– Oui, Charles, l’historien, l’ancien chef du Gouvernement révolutionnaire.

– Il n’a donc pas été arrêté en même temps que moi ? demanda Kjoès, stupéfait.

– Si fait, il l’a été, répondit Smile, mais le Comité Directeur a donné presque aussitôt l’ordre de le relâcher. »

Il marqua un temps d’arrêt, puis ajouta perfidement :

« La sagacité des Vieux n’est jamais en défaut ; ils ont su tout de suite distinguer des vrais coupables un honnête citoyen un instant abusé. »

Kjoès sentait une irritation toute nouvelle faire place à son indifférence accoutumée.

« Ainsi, s’écria-t-il, Charles est en liberté ; mieux, il vient de recevoir des honneurs, des récompenses, tandis que je demeure, moi, emprisonné ! »

Son étonnement témoignait d’une profonde inaptitude à jamais comprendre les choses de la politique.

« Peut-on savoir, reprit-il, ce qui a valu à Charles la faveur populaire ?

– Sa supériorité intellectuelle, répondit Smile, l’ascendant incontestable qu’il sait exercer sur ceux qui l’entourent et, par-dessus tout, son incroyable énergie… »

Après un instant de silence destiné à donner plus de valeur à ce qu’il allait dire, il expliqua :

« Songez donc que Charles a été le seul à ne pas dormir, après l’échec de la révolution !… »

Cependant, un point inquiétait depuis longtemps Kjoès ; il profita des bonnes dispositions de son gardien pour lui demander :

« Et Éhio, qu’est-elle devenue ? »

Smile eut un geste d’ignorance.

« On ne sait pas, dit-il ; certains prétendent qu’elle est morte du mal vert.

– Morte ! s’écria Kjoès.

– On le dit, mais c’est assez peu probable ; l’opinion générale veut qu’elle ait été transportée dans l’Île. »

Lorsque le geôlier se fut retiré, Kjoès eut la curiosité de faire fonctionner le distributeur de nouvelles installé dans sa chambre. L’appareil confirma les informations apportées par Smile et annonça une prochaine proclamation du nouveau consul d’Ipse. C’est avec une vive impatience que le jeune homme attendit l’heure fixée pour la lecture de ce document. Enfin, la voix bien connue de Charles se fit entendre :

« Citoyens, commença l’archiviste, qu’il me soit tout d’abord permis de remercier, en mon nom et au nom de tout le peuple d’Ipse, nos excellents maîtres les Vieux, nos précieux et éternels législateurs, nos ministres dévoués, pour l’éclatante preuve d’affection et de bienveillance qu’ils viennent de nous donner en dotant la ville d’un organisme dont la nécessité s’imposait.

Ce premier devoir accompli, citoyens, j’ai également à cœur de remercier le peuple entier du grand honneur qu’il a bien voulu faire au modeste savant que je suis en l’élevant à la dignité nouvellement instituée de magistrat consulaire. La confiance dont chacun vient de me donner ainsi un éclatant témoignage, je saurai la mériter, citoyens, aussi bien par mon indéfectible attachement aux institutions oligarchiques qui nous sont chères que par mon ardeur à poursuivre, dans le cadre de la légalité, la tâche naguère ébauchée dans l’ordre révolutionnaire.

En d’autres termes, citoyens, je m’efforcerai d’assurer, quoi qu’il arrive, la continuité de l’Histoire, car nul ne doit l’ignorer. L’Histoire continue ; elle continue d’une façon rigoureusement conforme à tous les précédents, aux traditions les plus anciennes, les plus sacrées, les plus imprescriptibles, puisque, en tout temps, aussi loin que l’on remonte dans les annales des nations, l’on peut voir la réaction succéder à la révolution comme le jour succède à la nuit.

C’est pourquoi je n’hésite pas aujourd’hui à me ranger sous la bannière réactionnaire après avoir été le porte-drapeau de la sédition ; ce faisant, je me borne à modeler ma conduite sur celle de maints et maints personnages éminents dont les mémorialistes conservent pieusement le souvenir. »

Cette magnifique période fut saluée, d’un bout à l’autre de la ville, par une tempête d’applaudissements dont les appareils acoustiques apportèrent l’écho aux oreilles de Kjoès.

Le silence s’étant rétabli, Charles reprit :

« Ces indispensables prolégomènes achevés, citoyens, il me reste à vous entretenir d’un sujet qui doit marquer le début de la fructueuse collaboration destinée à rapprocher désormais, en un commun effort, le Peuple Souverain et le Pouvoir Suprême. Il s’agit de… (ici, la voix de l’orateur hésita quelque peu) de Kjoès. Les Vieux, le tenant pour principal responsable des troubles qui menacèrent un instant l’ordre établi, désirent qu’il soit sévèrement frappé. J’ai tout d’abord tenté de les détourner de ce dessein funeste ; ce fut en vain ; nos maîtres vénérés refusèrent de se rendre à mes arguments, ils exigent le châtiment de Kjoès.

Dois-je l’avouer, citoyens, si l’ami se révolte en moi contre une telle décision, l’archiviste, par contre, ne peut que l’approuver, et même s’en réjouir. Telle est, en effet, la dure loi de l’Histoire : en des conjonctures semblables à celles que nous traversons, il faut qu’un homme, un homme de préférence innocent, expie les crimes ou les erreurs de tous. Cette nécessité peut sembler cruelle, injuste, absurde ; elle n’en apparaît pas moins inéluctable par l’éternelle constance avec laquelle on la voit se répéter, dans les affaires humaines, depuis l’origine des âges jusqu’à nos jours. Or, que mon malheureux camarade doive assumer aujourd’hui le rôle redoutable, mais glorieux, de rédempteur, cela ne saurait faire aucun doute pour toute personne un tant soit peu versée dans la science des précédents.

Kjoès, je l’ai toujours dit, est marqué au front du signe des héros et des martyrs. Son histoire offre nombre de traits communs avec celle d’un autre prophète fameux, Jésus, qui vécut, croit-on, vers la fin de l’âge du bois, et dont j’ai pu, à force de recherches, reconstituer la légende merveilleuse. Jésus, comme Kjoès, était un homme singulier, un individualiste à l’esprit hardi, épris de justice et d’indépendance. Comme Kjoès, il enfreignit toutes les lois, toutes les règles de son temps et tenta de saper les fondements de la société pour y substituer un ordre nouveau, basé sur la liberté, sur l’égalité, sur l’amour. Comme Kjoès, Jésus possédait un visage agréable, une grande puissance de suggestion et une éloquence très applaudie dans les meetings en plein air. Un charme irrésistible émanait de sa personne ; il entraînait la foule sur ses pas et fanatisait les masses qui lui attribuaient le don des miracles et voyaient en lui le sauveur de l’humanité. Longtemps il parcourut le pays au milieu d’un immense concert d’actions de grâces ; pourtant, un jour, on ne sait à la suite de quelles circonstances, la chance qui l’avait jusque-là favorisé se trouva en défaut ; il tomba aux mains de ses ennemis, les chefs du Gouvernement, et, du coup, se vit radicalement abandonné de tous ses partisans. Cependant, après avoir consulté les juristes, on s’aperçut que les crimes reprochés à Jésus n’étaient pas prévus par les lois pénales de cette époque. Assez embarrassés tout d’abord, hésitant à prononcer une condamnation illégale, les dirigeants eurent bientôt l’idée ingénieuse de remettre le sort du prisonnier à la discrétion du peuple, la veille encore aveuglément dévoué à son prophète, mais maintenant animé contre lui des pires sentiments. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, la mort fut votée par acclamations et, quelques jours plus tard, celui que l’on avait appelé le Christ, le Sauveur, le Juste, était ignominieusement cloué sur une croix où il périssait parmi les outrages de la multitude.

À présent, mes amis, écoutez et demandez-vous si le fait que je vais vous révéler ne constitue pas, entre le cas de ce Jésus et celui de notre Kjoès, une analogie plus troublante encore que toutes celles dont je viens de vous entretenir. Voici : les Vieux désirent que Kjoès soit jugé en toute souveraineté par la population d’Ipse ; ils m’ont chargé de vous en avertir et vous prient de faire connaître votre verdict, dès demain, par voie de plébiscite. »

À ce moment, le parleur qui renseignait Kjoès s’arrêta tout net, soit que le mécanisme de l’appareil se fût soudainement détraqué, soit qu’un des surveillants placés au-dehors eût jugé à propos d’en interrompre le fonctionnement, pour dérober au prisonnier la péroraison du discours de Charles. Dès lors, le jeune homme se trouva complètement privé de nouvelles, ce qui lui fut assez pénible car, devant l’orientation inattendue des événements, son indifférence primitive avait fait place à quelque curiosité.

C’est seulement deux jours plus tard qu’il reçut l’ordre de comparaître devant les membres du Conseil Suprême. À l’heure fixée, des gardiens l’introduisirent dans la vaste salle affectée aux délibérations secrètes du Gouvernement. Plusieurs Vieux s’y trouvaient, rangés en demi-cercle sur leur lit curule. Ils examinèrent longuement Kjoès sans qu’il fût possible de lire le reflet d’une pensée ou d’un sentiment quelconque sur leur visage impassible. Enfin, l’un d’eux, qui semblait le plus âgé, le plus vénérable, prit la parole :

« Asseyez-vous, » dit-il au prisonnier.

Celui-ci obéit. Bien qu’il se fût préparé à cette entrevue, il ne pouvait se défendre d’une sorte de gêne et de timidité en présence de ces hommes dont la souveraine majesté le surprenait. En vain sa mémoire évoquait-elle l’image des Vieux rencontrés dans l’Île, au cours d’une grotesque équipée, des Vieux donnant libre cours à leur exubérance dans la cabine de l’avion-vedette, des Vieux assis autour d’une table chargée de victuailles, fumant, plaisantant et caressant leurs concubines, ce souvenir ne parvenait pas à dissiper en lui l’impression de noblesse et de dignité qu’il ressentait à la vue de l’extraordinaire aéropage. Sa haine, déjà bien entamée par le temps, fondait peu à peu tandis que le respect, insidieusement, gagnait du terrain.

Le silence se prolongeait. Peut-être les Vieux se trouvaient-ils embarrassés pour commencer l’interrogatoire. Pourtant, le doyen se décida :

« Kjoès, dit-il, vous êtes convaincu de plusieurs crimes contre la sûreté de l’État, contre les Lois, contre l’usage, contre les convenances. »

Kjoès ne répondit pas.

« Voici les faits délictueux relevés à votre charge, reprit le vieux Vieux. Tout d’abord, vous avez poussé à la désobéissance et à la fuite une femme burupe appelée à nous servir ; vous vous êtes introduit frauduleusement dans le Domaine interdit d’où vous avez pu vous évader en compagnie de votre complice. De retour à Ipse, vous avez prêché la révolte en excitant le peuple par la divulgation de secrets surpris au cours de votre voyage, et d’ailleurs inexactement rapportés. Vous êtes responsable de dévastations considérables, de maladies, de morts sans nombre, de violences odieuses, dont l’humanité avait depuis longtemps perdu jusqu’au souvenir. Vous avez dangereusement troublé l’âme de la population, ruiné la confiance qu’elle avait placée en de justes lois, compromis pour longtemps l’équilibre social, altéré les mœurs et détruit la sérénité. »

Kjoès se taisait toujours. Il y eut un nouveau silence puis, soudain, le Vieux demanda, d’une voix singulièrement changée, avec une sorte de tendresse attristée :

« Pourquoi avez-vous fait cela ? »

Kjoès se sentit profondément bouleversé par cette douceur inattendue. Au surplus, la question du vieillard le surprenait ; elle se présentait à son esprit comme un de ces problèmes saugrenus qui ne comportent aucune solution raisonnable. Pourquoi avait-il fait cela ? Pourquoi avait-il accompli tant d’efforts épuisants, affronté tant de dangers ? Pourquoi avait-il voulu bouleverser le monde ? en vérité, il ne le comprenait plus. Son propre embarras finit par l’irriter. Une vieille formule de propagande révolutionnaire lui revint en mémoire ; il la lança à son adversaire comme un défi :

« Vous êtes des tyrans !… Vous êtes les ennemis du peuple ! »

Le Vieux haussa les épaules.

« Des tyrans, soit ! fit-il, mais les ennemis du peuple, y pensez-vous ! Nous sommes ses amis dévoués, ses guides, ses tuteurs ; nous veillons jalousement sur son bonheur, nous combattons pour lui, nous travaillons à sa place tandis qu’il s’amuse ou qu’il dort.

– Vous l’avez odieusement trompé, dit encore le jeune homme, avec une violence affectée.

– Notre peuple est un enfant ; tous les peuples, même les plus civilisés, sont des enfants ; on ne dit pas toujours la vérité aux enfants ; du moins, on ne la leur dit pas sans choisir l’instant opportun. Que nous reproche-t-on ? de ne pas avoir révélé à tous le secret du Séisme. Nous nous proposions de le faire, l’heure venue, avec quelques précautions indispensables. Songez que l’humanité moderne vit dans l’attente d’une fin prochaine. C’est la certitude d’une prompte disparition qui a développé dans l’âme de nos contemporains tant de nonchalance et de fatalisme ; il semble que l’espèce ait conservé juste assez d’énergie pour subsister jusqu’à l’échéance fatale. Qui peut dire ce qu’il arriverait si l’on détrompait brusquement les masses ? Par quelle dangereuse réaction ne se manifesterait pas le réveil du puissant instinct de pérennité, actuellement endormi dans l’âme collective des hommes ? Vous êtes-vous posé ces questions, avant de nous accuser de fourberie ? »

Kjoès, confondu, demeurait muet.

Il y eut, entre les Vieux, un bref conciliabule à voix basse, puis le doyen reprit :

« Kjoès, un scrupule de justice, ou plutôt de légalité, nous avait incités à vous faire juger par vos pairs, c’est-à-dire par tous les habitants d’Ipse. Nous avons eu tort : le peuple, animé d’on ne sait quel désir de parallélisme historique, a prononcé une sentence extravagante, dont la plupart ne mesurent sans doute pas toute l’atrocité, mais qui, aux dires de quelques-uns, serait pour vous autant un honneur qu’une expiation. Hélas ! tout mysticisme n’est pas mort au cœur des hommes !… Selon les termes de ce jugement, Kjoès, il conviendrait de vous réserver le sort même qu’aurait subi jadis un personnage légendaire, mort après une effroyable agonie sur la croix où ses ennemis l’avaient cloué. Ce verdict, que nous avons feint d’accepter, nous semble inexécutable ; le peuple n’a eu que trop souvent sous les yeux, depuis quelque temps, l’exemple de la violence ; il ne faut pas lui donner le spectacle de la souffrance volontairement infligée ; c’est pourquoi nous avons résolu de vous soustraire au châtiment exigé par l’opinion publique. Si vous y consentez, vous serez déporté dans l’Île. On expliquera par un suicide ou par quelque accident votre subite disparition. »

Ainsi, c’étaient les ennemis mortels de Kjoès qui s’offraient à le sauver de l’horrible trépas auquel ses anciens amis l’avaient condamné ! Un atroce sentiment d’humiliation envahit l’âme du jeune homme.

« Je veux mourir ! » dit-il sourdement.

Pourtant, à cet instant suprême, une question qu’il hésitait depuis longtemps à poser lui vint irrésistiblement aux lèvres :

« Éhio, demanda-t-il, qu’avez-vous fait d’Éhio ? »

Le vieux Vieux sembla hésiter quelque peu à satisfaire la curiosité du prisonnier. Pourtant, il s’y résolut.

« Éhio, dit-il, nous avions tout d’abord pensé à la transporter également dans l’Île, mais votre ancien ami Charles, qui exerce maintenant les fonctions de Consul général, nous a priés de n’en rien faire, désirant conserver cette jeune femme auprès de lui en qualité, je crois, de secrétaire particulière. Nous n’avons pas cru devoir repousser une telle requête d’un homme sur qui semble s’être portée la faveur du peuple. »

Cette fois, le malheureux prophète se sentit foudroyé. Charles !… Éhio !… Son ami, sa maîtresse !… Il demeura longtemps anéanti. Enfin, relevant lentement la tête :

« Faites de moi ce que vous voudrez ! » prononça-t-il.

Quelques minutes plus tard, un avion l’emportait vers son nouveau destin.
 
 

FIN

 
 

 

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(in Paris-Soir, quatrième année, n° 877, 878, 879 et 880, lundi 1er, mardi 2, mercredi 3 et jeudi 4 mars 1926)