Bookobomo, l’éléphant, naquit un soir d’hiver, en plein typhon.
Du monde où il entrait, il ne connut d’abord que le bruit de la pluie à travers l’immense forêt, accompagné par le roulement du tonnerre et les écrasements des arbres déracinés. Au fond du repaire où il se tenait blotti contre le flanc de sa mère, il ouvrait vainement les yeux sur la nuit remplie de ténèbres que traversaient les hurlements du vent, le sifflement des bourrasques et, de temps à autre, la chute aveuglante des éclairs.
Quand le déchaînement s’apaisa brusquement, le lendemain matin, Bookobomo demeura un long moment étourdi par le vaste silence qui planait autour de lui. Le jour s’était levé, un jour livide et noyé qui flottait parmi les sous-bois vierges, et se posait sur toute chose ainsi qu’une moisissure.
Pénétré par le froid de la nuit, Bookobomo se dressa en tremblant et suivit Maava, sa mère, qui partait vers les herberaies de la montagne. Il trottait derrière elle, s’arrêtant par instants pour lever la tête et considérer le ciel étrange et nouveau d’où, au lieu d’eau et d’obscurité, pleuvait maintenant de la lumière. Quand ils débouchèrent du bois, au sommet de la montagne, ils virent soudain le soleil qui rayonnait, dégagé des brumes, – un soleil énorme et jaune, déjà chaud…
Et Bookobomo lança son premier barrit vers l’astre tiède et doré.
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Un premier été, puis un autre s’écoulèrent…
Bookobomo, maintenant, suivait partout le troupeau qui s’était reformé. Il avait abandonné le gîte profond, enfoui au cœur de la forêt, où s’étaient écoulées les deux premières saisons de sa vie.
Mêlé aux autres éléphants, il errait dans la plaine qui rampe au pied de la chaîne annamitique. La harde se déplaçait avec lenteur, descendant les cours d’eau et ne voyageant qu’aux heures fraîches du levant et du couchant. Le soir, lorsque la nuit cuivrée bleuissait les clairières, la troupe entière prenait ses ébats. Puis, quand le soleil se levait, la bande se remettait en route et marchait jusqu’à ce que le soleil devînt insupportable. Elle s’enfonçait de plus en plus dans les profondeurs de la silve ; les fourrés devenaient plus épais, plus rudes à écarter, et, en route, on rencontrait tous les hôtes mystérieux de la montagne, depuis les hyènes du Clan de Taâgo jusqu’à Rawen-Laga-Do, l’araignée verte qui vit au creux des bambous.
L’été passa ainsi, doucement, puis les premières fraîcheurs du soir peuplèrent la nuit de frissons, et un matin, sans transition, l’hiver fit son apparition ; – l’hiver, c’est-à-dire, là-bas, parmi les terres tropicales, la saison des nuages et des pluies. Et la vie ne fut plus qu’une marche monotone, sous un ciel pesant chargé de frayeur où déferlait, sans arrêt, la houle des nuées opaques et d’où s’abattait, sans répit, une pluie lourde, une pluie de cataclysme, tiède et obstinée, qui peuplait la forêt d’un long et monotone chuchotement. Mais le troupeau, insouciant, continuait à marcher vers l’Ouest, et Bookobomo le suivait avec l’étonnement de voir chaque jour tant de choses nouvelles et de n’en conserver, au fond de sa grosse tête calleuse, qu’une impression d’hébètement et de fatigue…
*
Les années s’étaient déroulées parmi la monotonie des saisons alternantes. L’été venait, chassant le doux printemps épanoui, puis l’hiver à son tour accourait et rendait éphémère la gloire passagère de l’automne succédant aux grandes chaleurs estivales.
Bookobomo, à vivre ainsi sous des cieux tour à tour éblouissants ou glacés, parmi le vent, le soleil, la pluie, la neige, avait appris la vie. Sa peau avait bruni et s’était épaissie. Il avait grandi et portait sur son flanc bronzé d’adulte deux longues cicatrices pâles que lui avait faites Ong-Kop, le Tigre, un jour où ils s’étaient rencontrés à l’abreuvoir. Il savait à présent, pour l’avoir observé à la longue, ce que l’univers pouvait offrir de dangers et de joies ! Il avait connu la souffrance pour avoir, durant une année de sécheresse, traversé les hauts plateaux où les herbes brûlées et les buissons grillés ne contenaient plus ni suc ni saveur nutritive. Il avait failli mourir, cette saison-là, et il conservait confusément le souvenir des heures torrides durant lesquelles il avait traîné son pauvre corps épuisé, le long des arroyos desséchés et des ruisseaux taris, sur le sol craquelé de chaleur.
Il avait également appris à deviner la vie mystérieuse de la forêt, à reconnaître tous les bruits qui la traversent. Nul mieux que lui ne parvenait à reconnaître, dans le silence nocturne, le cri de Béou-la-Panthère, le meuglement de Mooê-le-Buffle ou bien le hululement des oiseaux de nuit, coupant le vol cotonneux et flou des grandes chauves-souris.
Et il s’était vite aperçu que la silve est une immense communauté, où s’agite et guette tout un peuple invisible et complexe, et où le cri de Lamqui-dit-la-Musaraigne, de Oudou-le-Coucou et de Dalok-le-Vautour, se mêle sans cesse à la chanson du vent à travers les futaies et au crissement aigre des insectes dans l’herbe. Il était jeune et fort, et Ramaaya son père lui avait enseigné les deux lois de sa race : celle-ci d’abord : « Ton poids suffit : laisse-toi tomber. Onk-Kop et Moê, eux-mêmes, n’y peuvent rien !… » Et cette autre : « Le jour où, le danger proche, tu ne seras plus au centre mais en avant, en arrière ou sur les côtés de la harde, ce jour-là tu seras un adulte… »
Il savait tout cela, de même qu’il savait ce qui constitue les joies les plus savoureuses et les plus rares de l’existence, comme de courir droit devant soi dans la douceur de l’aube rose, ou bien encore de se plonger dans l’eau fraîche, les après-midi d’été, lorsque l’air immobile est chargé du bourdonnement des mouches vertes et des abeilles couleur de miel et gonflé de la grande odeur fade et tiède de la forêt immense…
Pourtant, il ignorait toujours l’amour et n’avait pas encore rencontré l’homme !
Aussi bien, n’avait-il guère vécu !…
À la saison suivante, l’amour lui fut révélé…
Avec l’été finissant, une grande douceur s’était épandue dans l’air. Sous la voûte des arbres, les lucioles voletaient, lueurs éphémères et clignotantes, perdues dans la verdure.
Dans la paix et le silence des nuits mystérieuses de la silve, des frissons rauques montaient et s’enflaient parmi le bruissement des feuilles et le froissement des branches. La saison chaude régnait sur le peuple de la montagne et Bookobomo lui-même se sentait pénétré par la grande tendresse répandue sur toute la nature…
Et, ce soir-là, en revenant de l’abreuvoir, il fut surpris d’entendre retentir dans l’ombre un bruit inconnu qui s’élevait des profondeurs de la brousse, devant lui.
En bas, dans le lit d’un arroyo cerné de fraîcheur, la harde s’ébrouait et se baignait avec un grand bruit d’eau et de claques.
Bookobomo hésitait lorsque, en face de lui, la voix inconnue appela pour la seconde fois, et ce cri avait quelque chose de tellement doux, de si troublant et de tellement irritant à la fois, qu’il se décida. Montant la pente, il se glissa entre les futaies et entra parmi la nuit du sous-bois. Et, subitement, il s’immobilisa : au milieu d’une clairière où la lune plongeait, bleuâtre, Sanda-Tawg, la femelle inconnue, attendait, immobile et magnifique. Pour la troisième fois, l’ayant aperçu, elle jeta son cri tendre et rauque, tête baissée et trompe recourbée, le conviant aux noces de la Forêt !… Et Bookobomo s’avança, se rangea à son côté, puis, comme elle s’éloignait à petits pas, il l’accompagna, s’enfonçant avec elle parmi les retraites obscures…
Une semaine entière, ils allèrent ensemble, rôdant de repaire en repaire. Puis, brusquement, comme le huitième jour de leur vie commune s’achevait dans la langueur d’un crépuscule tiède et lourd, Bookobomo se souvint de la Règle des Anciens où il est dit :
« Nul ne doit vivre loin de la harde plus de huit soleils, à moins que l’on ne l’en chasse au conseil des Vieux Mâles. »
Et il se mit en route pour rejoindre le troupeau qui devait errer dans la vallée.
Arrêtée sur le bord du plateau, Sanda-Tawg le regardait descendre vers la plaine. Quand il fut à mi-côte, elle éprouva une telle impression d’isolement brusque qu’elle lança son appel ; puis, incertaine et troublée, elle attendit…
Bookobomo, après avoir hésité un instant, poursuivit son chemin. Alors, elle poussa vers lui un second cri, rauque, profond et doux, qui l’immobilisa… Et, comme le soir de leur rencontre, au troisième barrit de Sanda-Tawg, Bookobomo revint vers elle et se rangea, reconquis et soumis, contre son flanc houleux et frissonnant.
Puis, se résignant à n’être plus qu’un Solitaire, hors de la loi du Clan, il s’éloigna, suivi de Sanda-Tawg, sachant que désormais sa vie s’écoulerait ainsi à errer parmi le vaste monde inconnu, loin de toute la harde dont il n’avait désormais plus le droit de faire partie…
*
Ils s’étaient remis en route, allant droit devant eux, dans la direction du couchant. Les jours s’égrenaient avec leurs aubes voilées de brumes, leurs midis étincelants et leurs crépuscules rouges. La forêt, en descendant vers la plaine, dégradait ses richesses. Puis, ce fut la jungle avec son océan d’herbes fauves, hautes de plusieurs pieds. Les animaux de la brousse regardaient passer les deux géants et s’écartaient de leur route avec respect.
Un matin enfin, après avoir suivi la coulée lente d’un cours d’eau, ils débouchèrent dans la vallée et se trouvèrent, parmi les champs qui mûrissaient, en face d’une caravane de chasseurs sikhs.
Bookobomo, stupéfait et curieux, considéra ces êtres étranges et nouveaux qu’il n’avait pas encore vus, lui qui était le roi de la montagne et qui, depuis vingt ans, errait au milieu du peuple de la jungle et de la forêt.
Et soudain, il entendit résonner au fond de son cerveau la Loi si souvent répétée par les Anciens de la harde, les soirs de conseil, dans les clairières bleuies de lune :
« Crains la bête qui va sur deux pieds ; et, si tu la rencontres, ne l’oublie plus : c’est l’homme ! »
Et, se rappelant cela, il voulut s’enfuir. Se tournant vers la brousse, dont les futaies d’or luisaient à l’horizon, il partit de son galop pesant. Mais, au bout de quelques instants, il vit que Sanda-Tawg ne le suivait pas et il s’arrêta, pour l’appeler d’un long cri tendre. Puis, comme elle ne lui répondait pas et qu’il ne la voyait pas, il retourna en arrière et revint à son point de départ. Le spectacle qu’il aperçut alors l’emplit de stupeur : entourée par les bêtes étranges, les flancs hérissés de dards, Sanda-Tawg, tombée sur les genoux de devant, gémissait en faisant des efforts pour se relever, tandis qu’autour d’elle, les gnomes bruns s’agitaient et poussaient des hurlements.
Alors, une colère formidable envahit l’âme paisible de Bookobomo et le souleva. Avec un barrissement de tête qui remplit l’air de sonorités éclatantes, il chargea la tourbe des agresseurs, la horde des nains malfaisants. Il fonçait droit devant lui, avec le désir de les étreindre tous, de les broyer et de les piétiner. Ensuite, il irait vers Sanda-Tawg et il la secourrait. Mais, tandis qu’il se ruait, plusieurs détonations éclatèrent et une aigre douleur lui déchira la jambe, le faisant trébucher et l’obligeant à s’arrêter.
Un moment, il demeura surpris, ne comprenant pas cette blessure qui lui venait ainsi de loin, alors que l’ennemi était encore hors de portée de sa trompe. Puis, comme d’autres coups de feu éclataient autour de lui, il se jeta en avant, furieusement, en roulant, au fond de sa gorge, un grondement étranglé. Mais il put à peine avancer, en clopinant, un mètre… puis deux… et il comprit que l’heure était venue pour lui de mourir.
Il tourna la tête vers la jungle sauvage et parfumée où il ne retournerait plus, et lui jeta un long barrit douloureux et profond ; ensuite, ramenant ses regards vers Sanda-Tawg, immobile à quelques pas, il se traîna vers elle, la caressa une ou deux fois de sa trompe ensanglantée, et, chancelant à droite puis à gauche en un lent balancement, il s’écroula… semblable à un géant de la forêt déraciné par la tempête.
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Ainsi vécut et mourut Bookobomo, qui était fils de Ramaaya et de Maava, qui étaient tous deux du Clan de Somdao, au Pays de la Brousse…
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(Jean d’Esme, « Les Contes de la Liberté, » in La Liberté, journal de Paris, indépendant, politique, littéraire & financier, cinquante-cinquième année, n° 21661, jeudi 29 janvier 1920 ; Olivier O. Olivier, « Le Retour de l’enfant prodigue, » huile sur toile, 1982 ; Gustave Doré, « Angoulaffre étouffant un éléphant, » gravure illustrant La Légende de Croque-Mitaine recueillie par Ernest L’Épine, Paris : L. Hachette et Cie, 1863)