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« Vous me retrouvez terriblement vieilli, n’est-ce pas ? nous demanda Sarlat… Allons ! Ne protestez pas ! J’ai conscience de ma déchéance physique !… »

Le vinaigre framboisé colorait l’eau glacée dans nos verres et le jour déclinant broyait la pourpre, la cendre et l’améthyste sur la montagne. Nous bûmes en silence sous le regard pesant de notre hôte, puis l’un de nous dit à Sarlat, pour secouer le malaise ambiant :

« Où est Pyrame ? C’est à cette heure-ci, d’ordinaire, qu’il sort de la maison pour aboyer contre l’écho.

– Pyrame est mort, répliqua Sarlat, d’une voix sourde.

– Comment est-il mort ? » demandai-je.

Sarlat se mit à trembler de tout son corps.

« Il est mort d’une façon inexplicable ! » répondit-il.

Notre hôte s’assit alors pesamment, et nous mîmes sur le compte de son aortite les efforts qui le déchiraient lorsqu’il tentait d’absorber une goulée d’air, en haletant, entre chaque phrase :

« La montagne !… Elle a ses secrets !… Des mystères effarants !… Vous pensez bien qu’elle ne va pas les livrer aux citadins que vous êtes. Elle les réserve pour ses vieux fidèles, pour ceux qui, comme moi, ne l’ont jamais abandonnée.

Vous me parlez de Pyrame, les premiers. Écoutez bien son histoire… Vous comprendrez ensuite pourquoi ce dernier hiver a pesé plus lourdement que cent mois sur mes épaules.

Pyrame était un de ces bas-rouges taciturnes que le mystère semble hanter et qui suivent, d’un œil impassible, le passage des êtres invisibles qui gravitent autour des vivants.

Jusqu’à l’heure du crépuscule, Pyrame montait une garde fidèle autour de ce chalet. Mais, lorsque les premières ombres s’allongeaient sur la vallée, une transformation brusque bouleversait le bas-rouge. Il devenait méfiant et irascible. Toutes ses forces, visiblement, se concentraient pour une défense instinctive contre un danger menaçant.

Il s’avançait jusqu’au bord du sentier, avec le sautillement raide des chiens qui vont se battre. Et, la tête tournée vers cette faille rocheuse qui entaille la montagne, il commençait à pousser un de ces hurlements interminables où l’épouvante et le défi se mêlent étroitement.

Un hurlement répondait aussitôt, sur le même ton, à son appel.

– L’écho ! » m’écriai-je.

Mais Sarlat continua, sans daigner relever mon interruption :

« Pyrame se mettait, alors, à trembler sur ses quatre pattes ; le poil de son cou se hérissait autour de son collier de bois ; le sang injectait ses yeux et la bave moussait entre ses crocs découverts.

La gorge enflée par l’effort, le museau effilé et tendu pour prolonger le son, mon chien poussait un nouveau hurlement. Et la montagne lui répondait encore… La montagne ! Vous m’entendez bien ?… La montagne elle-même ; la montagne, avec une voix de chien.

– Un chien qui aboie devant un écho ! La chose est courante ! » dis-je encore, incorrigible.

Cette fois, Sarlat se tourna vers moi, d’un bloc :

« Vous avez raison ! répliqua-t-il. La chose est courante… Ce qui l’est moins, c’est ce que j’ai vu, de mes yeux, le 23 octobre passé.

La bruine, ce soir-là, avait enveloppé la montagne. Mais un coup de vent d’est avait dissipé les buées, vers la fin de l’après-midi. Et le crépuscule déversait ses torrents de couleur sur les bois immobiles et sur les pierres humides.

Pyrame sortit, avec noblesse, de la maison. Par la fenêtre de ma chambre, – où j’étais en train de graisser mon fusil de chasse, – j’admirai la vigueur et la tenue de mon chien. Je l’aurais encore admiré davantage si j’avais pu deviner que Pyrame marchait à la mort, d’un pas égal, à la mort, dont son instinct infaillible ne pouvait lui cacher l’approche.

Face à ce que vous appelez l’écho, mon chien poussa son cri de défi habituel. Et, à son appel, un autre chien, un chien énorme, un chien tout noir sortit de la montagne et s’élança à la rencontre de Pyrame.

Non ! ne me regardez pas avec ces yeux inquiets. Je ne suis pas fou ! et je possède encore tous mes réflexes. Mais, jamais – vous m’entendez bien ? jamais – je n’oublierai l’horreur de la scène qui suivit.

L’apparition n’avait pas paru surprendre Pyrame. Mieux !… Au frétillement de sa queue, je compris toute la satisfaction qu’avait mon chien à découvrir enfin son ennemi matérialisé.

Les deux bêtes s’empoignèrent : le chien noir et le bas-rouge. Ce fut un combat extraordinaire où les deux adversaires déployèrent la même férocité, le même acharnement.

De ma fenêtre, j’observais la tacique savante des deux bêtes, les ondes qui parcouraient leur pelage, tout poissé déjà par le sang. Et, le fusil en arrêt, j’attendais que le monstre connu se présentât de flanc, pour pouvoir tirer sur lui et délivrer Pyrame.

Hélas ! lorsque le coup partit, la vie du bas-rouge s’écoulait, en bouillonnant, hors de sa gorge perforée par les crocs de son adversaire. Et quand je descendis sur le lieu du combat, ce fut pour recevoir le dernier souffle de Pyrame sur ma main.

– Et le chien noir ?

– Disparu, volatilisé !… J’eus beau organiser une battue sur-le-champ, nous ne retrouvâmes jamais sa trace. »

Je m’efforçai de réconforter mon hôte :

« Mon pauvre Sarlat, je comprends votre chagrin !… Pyrame était un compagnon fidèle. Mais il ne faut pas que vous vous frappiez à ce point… La mort du bas-rouge s’explique de la façon la plus naturelle : un chien étranger devait rôder dans la montagne… »

Sarlat me regarda profondément ; puis il me prit par la main et il me conduisit au bord de la terrasse.

« Poussez un cri ! Comme autrefois ! m’ordonna-t-il.

– Vous voulez entendre l’écho ?

– Allez-y ! »

Les mains en cornet autour de la bouche, je poussai alors l’appel accoutumé : « Ho !… Ho !… Ho !… » et je prêtai l’oreille. Mais nul bruit ne vint troubler le silence écrasant de la montagne.

« L’écho ?… Sarlat !… L’écho ?… Que se passe-t-il donc ?

– Depuis le soir de la bataille, il n’y a plus d’écho ! » nous répondit, en frissonnant, le solitaire.
 
 

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(Albert-Jean, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante-troisième année, n° 15542, vendredi 8 octobre 1926 ; illustration de Sidney Paget pour Le Chien des Baskerville, de Conan Doyle, 1902)