Pour Henry de Weindel.
« Comme j’avais des fermages à toucher en Normandie, nous dit cet homme singulier, je ne voulus pas cette fois faire la route avec mes chevaux et je pris la diligence. »
Nous nous récriâmes :
« La diligence ! – Vous voulez dire le chemin de fer ?
– Mais non ; croyez-vous donc qu’il n’y ait plus de diligences en France ? Il y en a une qui part de Paris même, une diligence jaune, avec un gros ventre, un coupé étroit, une bâche pour les bagages et les noms des pays inscrits en rouge sur la caisse. Elle va à Courbevoie, Rueil, Saint-Germain. De Saint-Germain partent des services qui mènent à Maule, Poissy, Vernouillet, que sais-je ? des services qui s’amorcent aux frontières de Normandie. De là, par les courriers, – ces bonnes petites voitures fermées de rideaux de cuir, – par les coches, par la patache, sans subir l’horreur des trains, le charbon, le bruit, l’affolement, on peut gagner le canton de Beaumont-le-Roger où, enfin, on respire : il y a des côtes…
– Eh bien ?
– On ne voit pas de vélocipèdes, prononça-t-il, ni presque pas de ces locomotives déraillées que vous appelez, je crois, des automobiles. »
Il reprit, pétrissant du pouce et de l’index une prise puisée au fond d’une tabatière exquise, d’or travaillé, encadrant un miniature de femme furtivement entrevue :
« Il y a bien quelques longueurs et c’est un itinéraire à ne pas suivre quand on est pressé ; mais pourquoi est-on pressé, Messieurs, je vous le demande ? Cela est bon pour les gagne-deniers, et encore ! Aujourd’hui, le monde se hâte et personne n’arrive à rien. Pour moi, j’aime à vivre lentement.
– Alors, toutes les inventions nouvelles, l’électricité, le téléphone ?…
– Messieurs, nous répondit-il avec sévérité, vous m’estimez, j’espère, assez pour croire que jamais je n’ai approché mes lèvres d’un de ces appareils au nom baroque.
– Comment faites-vous pour vivre avec vos contemporains ?
– Je ne vis pas avec eux ; je réactionne ; je réactionne à moi tout seul, persuadé que ce simple petit effort d’une volonté têtue met un imperceptible grain de sable dans l’essieu de l’horrible roue… Du reste, j’ai trouvé mieux, et cela, justement, au cours de ce voyage dont j’ai l’honneur de vous entretenir. »
Nous étions dans une pièce assez basse, éclairée de bougies, aux murs tapissés de vieux livrés reliés de cuir bruni, aux meubles anciens et fanés, dans une rue déserte et perdue de l’Île-Saint-Louis. Il dit :
« Je vous ai convoqués, Messieurs et chers cousins, parce que vous êtes les seuls parents que j’aie au monde et que j’estime incivil, bien que nos relations aient été si peu fréquentes, de s’en aller du siècle sans prendre honnêtement congé des siens. »
Nous fîmes un geste, mais il sourit :
« Ne pensez pas, Messieurs, que j’aie conçu le détestable dessein d’abréger mes jours. Loin de moi cette criminelle pensée : je suis jeune, je viens d’avoir trente-deux ans, mon bien est considérable ; je vais, au contraire, commencer à vivre. – Mais, pour vous donner les explications que je vous dois, il faut poursuivre le récit de mon voyage.
Perché sur la banquette, le dos béatement appuyé contre la « vache, » je montais tranquillement une des côtes de ce bocage normand si remué de vallonnements profonds et de coteaux, si fermé de bois, si coupé de fourrés, si défendu, quand une voiture nous dépassa. C’était une antique calèche traînée par deux bons chevaux du Perche, conduite par un cocher à livrée surannée, – avec un énorme galon d’or, et une cocarde à son chapeau, – et dans laquelle se tenaient deux femmes, l’une posée sur le devant qui paraissait quelque ancienne nourrice, l’autre assise dans le fond et que je n’aperçus pas sans émotion. Une délicieuse créature d’une vingtaine d’années, une forme de grâce et de rêve sous le nuage de gaze qui l’enveloppait, ne voilant qu’à demi ses traits enfantins et charmants.
« C’est la demoiselle de Loyville, me dit, avec un clin d’œil, comme si j’avais dû être au courant, le cocher de la diligence.
– Qu’est-ce que Mlle de Loyville ? » lui demandai-je naturellement.
Heureusement, ce Normand était bavard ; j’appris tout ce que je voulais savoir. Ces Loyville sont une vieille famille normande qui a donné des conseillers et des présidents au parlement de Rouen et dont le nom patronymique est Le Roulx, qu’on fait dériver de Rollon quand on veut leur être agréable. De sorte qu’ils sont aussi fiers de l’un comme de l’autre et ils ont raison ; il n’y a que des sots ou des gens de rien pour ne pas savoir ce que c’est qu’un nom patronymique. Mlle de Loyville a perdu ses parents de bonne heure et vit dans ses terres sans presque jamais en sortir, avec une vieille tante qui l’a élevée et un frère abbé qui, par permission de monseigneur, dit la messe dans la chapelle du château. Ce château et les terres qui l’entourent d’un seul tenant ont ceci de très particulier qu’ils sont, par la configuration même des lieux, presque séparés du reste du monde ; des étangs, reliés entre eux par un cours d’eau large et profond, enclosent, d’un côté ; des collines abruptes hérissées de taillis inextricables, barrées de haies ou de murs, creusées de fondrières, limitent de l’autre cette immense superficie de près de six mille hectares qui ne communique avec le reste du pays qu’au moyen d’une digue qui traverse l’étang principal pour se raccorder avec la route départementale.
Pendant que ce brave garçon me donnait ces renseignements, nous avions achevé de gravir la côte et nous commencions à démarrer dans la descente avec un grand fracas de claquements de fouet, de jurons, de pieds de chevaux frappant le sol et du fer du sabot rouillé raclant la roue, quand nous aperçûmes soudain devant une petite auberge le carrosse de tout à l’heure. Les chevaux dételés étaient tenus en main, frémissants et demi cabrés ; la voiture penchait lamentablement d’un côté, le moyeu brisé, boiteuse.
Je fis arrêter, je m’informai, j’exprimai mon désir de me mettre aux ordres de Mlle de Loyville : on m’introduisit près d’elle. Elle était dans la salle commune, assise sur un fauteuil de paille ; sa vieille nourrice, à ses genoux, lui faisait respirer un flacon de sels ; sa tête décolorée était rejetée sur le dossier du siège rustique ; son voile blanc pendait à terre… C’était un tableau fait pour tenter le pinceau de Greuze ! À ma vue, un vif incarnat couvrit ses joues d’une aimable rougeur ; elle se releva languissamment pour répondre à mes offres de service. Je lui demandai la cause de cet accident ; elle me dit qu’elle se croyait encore sous l’empire d’un cauchemar affreux.
« Nous avons vu une voiture qui n’avait plus ses chevaux et qui répandait des torrents de fumée se précipiter dans la descente ; elle nous a heurtés si brusquement en passant qu’elle a fracassé notre roue, mais les personnes qui se trouvaient dedans n’ont pas paru prendre garde à cela ; tout a disparu au tournant ; infortunés, ils doivent être broyés au fond de quelque précipice. »
Quel trait de lumière ! Je compris que l’adorable créature ne connaissait pas le nouveau monstre, qu’elle croyait à une voiture entraînée par son propre poids et courant sans direction vers les abîmes. La femme de l’aubergiste voulut donner une explication ; je lui fermai la bouche d’un geste impérieux, comme si elle allait dire une inconvenance… Qu’ajouterais-je ? Je sollicitai et j’obtins la faveur de reconduire jusque chez elle cette chère innocente ; je vis sa demeure séculaire et seigneuriale, dénuée des piètres confortables modernes, riche de toute la magnificence d’autrefois ; je fus présentée à l’abbé, à la tante, chanoinesse ; on voulut bien, quand j’eus décliné mon nom et indiqué mes alliances, me permettre de revenir… Et d’ici trois jours j’épouse, dans la chapelle du château, ma bien aimée Aminte, c’est son nom.
– C’est ainsi que vous entendez vous séparer du monde ?
– Vous ne connaissez point toutes les clauses de notre contrat ; elles furent débattues entre l’abbé et moi. J’ai liquidé toute ma fortune ; une rente placée chez un notaire servira à payer les impôts et les contributions, de façon à ce que le fisc n’ait pas à pénétrer chez moi : elle est établie assez largement pour défier les progrès immanquables de notre régime d’imposition ; nous avons sur nos terres assez de bestiaux, de volailles, de gibier, assez de blé, de légumes, de fruits pour notre entretien sans avoir besoin de recourir au dehors ; nous avons tous les livres du château, tous ceux-ci qui partiront demain ; il n’y en a pas un seul de postérieur à 1789. Quand, le jour de mon mariage, j’aurai donné l’ordre : Coupez la digue, je ne saurai plus l’époque où je vis, j’aurai oublié les horreurs d’une civilisation qui m’épouvante et les progrès d’idées qui me révoltent ; je serai hors des temps. Et plus tard, quand nous serons tous morts, que mes arrière-petits enfants ouvriront – s’ils ont cette funeste pensée – leur paradis oublié, les malheureux contemporains de ces époques futures pourront, dans un vivant Herculanum et une fraîche Pompéi, retrouver intacts les principes, les manières, les idées, les croyances et les ignorances heureuses de la société telle qu’elle était, non de nos jours, – grâce à Dieu, je suis en arrière d’un siècle ! – mais vers le temps où la reine était à Trianon et M. de Calonne au contrôle des finances. – Oh ! L’heureuse, la belle et triomphante journée que celle où je pourrai crier l’ordre : Coupez la digue !
– Mais, dit cruellement l’un de nous, s’il passe des aérostats par-dessus votre paradis ? »
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(François de Nion, in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, seizième année, n° 5573, mardi 29 août 1899 ; Rudolf Koller, « La Poste du Gothard, » huile sur toile, 1873)
Au verso du deuxième feuillet, on trouve cette page extraite d’un autre article de François de Nion, que nous n’avons pas réussi à identifier.
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Manuscrit autographe d’Un Rétrograde
(Collection particulière de Monsieur N)