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(Gustave Le Rouge [texte] & G. Vignal [illustrations], Nos Bêtes et la Guerre, Paris : Maison de l’Édition, Ad. Lasnier, [1915])
GUSTAVE LE ROUGE : NOS BÊTES ET LA GUERRE
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Suivant une loi éternelle, les Barbares qui saccagent les champs cultivés et les villes, massacrent les habitants et laissent après eux le désert, traînent à leur suite les bêtes de proie, les rapaces et les charognards de toute espèce. Après les batailles de la Marne, nous vîmes le ciel obscurci par d’épaisses nuées de corbeaux ; ce n’était pas la corneille familière de nos clochers villageois (corvus corvus) mais ce grand corbeau d’Europe (corvus corax) qui vit d’ordinaire retiré dans des solitudes impénétrables. Celui-là, le même qu’ont célébré les bardes scandinaves, est le rapace par excellence. C’est lui qui déchiquette les cadavres encore chauds, en commençant par les yeux et par le ventre, et qui surveille patiemment l’agonie du blessé abandonné des siens.
La grande guerre a même fait sortir des forêts et des marécages presque inexplorés de la Podolie et de l’Ukraine les grands loups noirs qui viennent achever les blessés et dévorent les traînards. Avec les loups, les aigles, le gypaète, le grand vautour des Alpes ont reparu dans les contrées civilisées comme aux plus tragiques époques du Moyen Âge. Après les grandes batailles navales, après les multiples assassinats commis par les pirates sous-marins, les requins pullulèrent dans le Pas-de-Calais et dans la mer du Nord. Enfin les Allemands eux-mêmes, au-dessus de l’Yser, furent à un certain moment assaillis dans leurs tranchées par des légions de rats qui, non contents de ronger les cadavres et les vivres, dévoraient les courroies, les vêtements et jusqu’aux chaussures des soldats endormis.
La nature, pour défendre les êtres vivants contre l’infection des charniers et hâter la transformation des matières organiques en voie de décomposition, fait appel aux funèbres assainisseurs, aux terribles « croque-morts » que sont les fauves, les rongeurs, les rapaces et les squales, que la civilisation avait refoulés dans les ténèbres et dans les déserts, et que même, en beaucoup d’endroits, elle croyait avoir complètement anéantis.
Les aigles, les vautours, les léopards et les lions que les conquérants et les empereurs portent dans leurs armoiries, étalent au fronton de leurs palais ou sur le cimier de leurs casques, sont plus et mieux qu’un symbole. Si les chefs des hordes barbares les adoptèrent, dès l’origine, pour emblèmes, c’est qu’ils virent dans ce choix la consécration nécessaire d’une sorte de complicité et de compagnonnage entre eux et les bêtes de proie, naturelles associées de leurs déprédations. Comme images représentatives de leur mentalité, les conquérants ne devaient et ne pouvaient en choisir d’autres.
La France, elle, si l’on en excepte l’aigle napoléonienne, qui n’échappe point à la règle que nous venons d’énoncer, n’a que deux nobles oiseaux dans son blason : l’alouette gauloise et le coq ; tous deux personnifient la bravoure et la vigilance, l’essor du travail vers la paix, la liberté et la lumière.
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Plus intéressants mille fois que les hôtes dévorateurs des champs de carnage, les animaux qui en temps de paix sont les patients collaborateurs de l’homme ou les hôtes inoffensifs de nos champs et de nos bois, ont été, comme l’homme lui-même, cruellement éprouvés par la guerre. Si leurs petites âmes ingénues et frustes avaient pu comprendre, – et qui nous dit qu’elles n’aient pas compris, au moins obscurément ? – quelle horreur ne doivent-elles pas ressentir !
Il faudrait la pénétrante divination, la bonhomie délicate et naïve de notre bon La Fontaine, unie au lyrisme magnifique et brutal du grand romancier anglais Rudyard Kipling, l’auteur du Livre de la Jungle, le plus grand prescripteur contemporain de l’âme des animaux, pour parler convenablement du drame inouï de la guerre et des bêtes, aux mille épisodes attendrissants ou poignants. On pourrait, sur ce sujet, remplir d’anecdotes des volumes entiers, on n’aurait que l’embarras du choix.
Dans les charges, le fait est fréquent, on a vu des chevaux, partageant l’exaltation de leurs cavaliers, mordre au poitrail ou aux naseaux les chevaux ennemis, revenir à la charge d’eux-mêmes après un premier assaut et s’élancer en de formidables bonds sans souci des pointes aiguës qui les déchiraient, à travers la forêt des baïonnettes, au milieu de la fumée des obus.
Il m’a été donné de voir dans un vallon, près de la Marne, une halte de chevaux blessés, couchés dans l’herbe au bord d’un petit cours d’eau, les uns inertes, affalés comme des cadavres et tout souillés de sang et de boue ; d’autres à demi dressés, dans la poussière, d’autres encore buvant à longs traits avec une avidité qui paraissait insatiable. Je n’oublierai jamais le regard pensif de leurs grands yeux résignés où se peignait l’expression d’une anxiété presque humaine et qui semblaient dire : « Quel crime avons-nous donc commis ? Pourquoi sommes-nous si cruellement traités ? Expliquez-nous cet affreux mystère… »
Nous dirons un jour l’importance du rôle des chiens à la guerre. Tour à tour, et quelquefois simultanément, ambulanciers, mitrailleurs, estafettes, certains d’entre eux ont fait preuve d’une intelligence et d’une sagacité presque humaines. Beaucoup sont tombés sous les balles ennemies et quelques-uns, par des actes de véritable héroïsme, ont mérité d’être cités à l’ordre du jour. Ce sont là des chiens soldats, parfaitement conscients du rôle qu’ils jouent et qui – si extraordinaire que cela puisse paraître à ceux qui n’en ont pas été témoins – finissent par prendre un véritable plaisir à braver le danger.
Beaucoup plus à plaindre sont les infortunés dont les maîtres habitaient les régions envahies. Les plus heureux d’entre eux, les animaux de race, ceux qui représentaient une valeur marchande, ont été emmenés de l’autre côté du Rhin. On sait que certains généraux allemands – entre autres Hindenburg, pour ne citer que celui-là – se sont composé des meutes magnifiques avec des chiens volés en France, en Belgique et en Pologne. Quant aux malheureux toutous que leur généalogie pure de mésalliance ne mettait pas à l’abri du massacre, ils ont été, à peu près partout, tués et même mangés par les Boches pour lesquels cette boucherie était à la fois une distraction et un entraînement.
Ailleurs aussi, des milliers de chiens sont morts de faim et de misère. Dans une ville du Nord que les habitants avaient dû évacuer précipitamment, nous avons été témoins d’un petit drame navrant. Les rues n’étaient plus qu’un monceau de ruines, où, çà et là, les squelettes noircis des charpentes se dressaient au-dessus des pans de mur crevés par les obus et calcinés par l’incendie. Aux alentours, les moissons avaient été brûlées, les arbres coupés ; la campagne n’était plus qu’un affreux désert.
Ayant été forcés, pour faire reposer nos chevaux, de faire halte quelques instants au milieu des décombres, nous fûmes bientôt entourés d’une troupe de chiens qui aboyaient plaintivement et paraissaient à demi morts d’inanition. Ils étaient au nombre d’une vingtaine, tous d’une maigreur squelettique ; quelques-uns se couchaient et nous léchaient humblement les mains. Nous leur donnâmes tout le pain que nous avions et ils l’engloutirent, plutôt qu’ils ne le mangèrent, avec une rapidité qui tenait du prodige. Ils manifestaient bruyamment leur reconnaissance et ils ne nous quittaient pas d’une semelle, dans l’espoir d’une nouvelle distribution. Quand nous fûmes obligés de nous remettre en chemin, ils nous suivirent pendant plus de quatre kilomètres, sans cesser de gémir et de nous implorer de leurs aboiements. Puis, quand ils virent que nous les abandonnions, que nous ne pouvions plus rien pour eux, ils poussèrent un hurlement de détresse et se remirent tristement en route vers les ruines de leur ville. Tous, même parmi les plus endurcis de nos compagnons, nous nous sentîmes le cœur serré, tant les aboiements de ces misérables affamés exprimaient de souffrance et de désespoir.
Les chats, ces petits hôtes mystérieux et câlins de notre foyer, n’ont guère été plus heureux que les chiens. Beaucoup, lardés de coups de baïonnette, ont été offerts en holocauste à la voracité de la soldatesque prussienne. Beaucoup aussi, que leurs maîtres avaient été forcés d’abandonner dans la hâte d’une fuite précipitée, sont morts de faim et de chagrin sur le seuil dispersé de leur maison détruite. Tous pourtant n’ont pas eu un sort aussi tragique. Ceux qui ont succombé, ce sont – surtout – les chats citadins, les rentiers amollis par le bien-être, trop gâtés, habitués à une existence trop heureuse et trop sédentaire. Les chats campagnards, moins efféminés, ont fait preuve de plus d’endurance et d’initiative. La plupart, comprenant vaguement le partiel désastre d’une civilisation qui leur avait assuré jusqu’alors le vivre, le couvert et les avantages du farniente, sont retournés aux dures mœurs ancestrales ; ils ont regagné les forêts et les marécages pour y vivre péniblement de la chasse et de la pêche. Ils guettent le mulot, la taupe et le muscadin à la sortie de leurs trous ; ils chassent même les oiseaux et les écureuils. Maintes fois, j’ai vu de ces chats devenus outlaws aux aguets dans les hautes branches, embusqués (!) dans le feuillage et qui portaient encore le collier ou le ruban à grelots dont on les para dans des temps plus heureux. Souvent aussi, au bord de l’eau, j’en ai observé qui, tapis dans les roseaux, se tenaient prêts à estourbir d’un preste coup de patte les poissons qui s’aventurent imprudemment près du rivage.
Il faut noter aussi qu’après la mort ou la fuite de leurs maîtres, nombre de chiens et de chats – parfois voyageant de compagnie comme les animaux de la fable – ont été poussés par leur instinct vers les tranchées françaises où ils ont toujours reçu d’ailleurs un excellent accueil. Les pauvres bêtes orphelines n’ont pas tardé à s’attacher à leur nouvelle famille et il n’est guère de compagnie qui ne possède un ou plusieurs de ces hôtes choyés des soldats et affublés par eux de pittoresques surnoms. Grâce au bon cœur de nos troupiers, Azor et Minette touchent eux aussi des secours de chômage.
Parmi les victimes de la Kultur viennent encore les pigeons. Dans le nord de la France, les Boches ont imaginé de les dresser à signaler le passage des aéroplanes. Pour y parvenir, ils battent les malheureux oiseaux avec de minces baguettes, jusqu’à les laisser à demi morts sur la place, pendant que dans le voisinage ronfle le moteur d’un aéroplane. Quand on leur a infligé un certain nombre de fois ce cruel traitement, les pigeons ont été tellement effrayés que, dès qu’ils entendent, même de loin, le bruit d’un moteur, ils frissonnent de toutes leurs plumes et montrent la plus vive terreur. Voilà, n’est-ce pas, qui est bien allemand ! Jamais personne en France ne se serait avisé d’un moyen de dressage aussi barbare et qui, comme il fallait s’y attendre, n’a donné jusqu’ici que de piètres résultats. D’ailleurs, presque partout où ils ont passé, et surtout en Belgique, les Barbares se sont livrés à de véritables Saint-Barthélemy des innocents volatiles, sous le spécieux prétexte que dans la multitude des pigeons de basse-cour pouvaient se trouver quelques « voyageurs » capables de porter des renseignements aux maudits Frantzouze. Toutefois, les Boches n’ont pu réussir complètement dans cette œuvre d’extermination aussi stupide que peu justifiée. Le plus clair résultat de leurs efforts a été de rendre les pigeons aussi farouches qu’ils étaient confiants naguère et de les forcer à se réfugier dans les bois et dans les ruines où ils se sentent en sûreté.
Les oiseaux, – comme, d’ailleurs, les quadrupèdes, – ont encore plus peur du bruit du canon que des grondements de la foudre. Ils s’enfuient le plus loin possible des champs de bataille et ce n’est que bien longtemps après que tout péril a disparu qu’ils se décident à regagner les lieux d’où la crainte les a chassés. Au Transvaal, ce n’est qu’au bout de plusieurs années que les oiseaux commencèrent à reparaître dans les endroits d’où la guerre les avait bannis. Il fallut ce laps de temps considérable pour les rassurer, pour leur bien démontrer à eux-mêmes que le danger avait disparu. Tout le gibier de nos campagnes du Nord et de l’Est a, lui aussi, évacué la contrée, et, comme les autres habitants des régions envahies, il s’est réfugié dans le centre de la France, d’où il ne reviendra qu’à bon escient. C’est ainsi que, pour la plupart, les hôtes de nos bois et de nos champs ont pu se mettre en sûreté, plus heureux en cela que les animaux domestiques.
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Parmi ces derniers, il nous faut aussi mettre au rang des victimes de la barbarie teutonne les abeilles chères au paysan et au poète. Partout où les Boches ont pénétré, ils s’en sont pris aux innocentes abeilles. Partout, d’ailleurs, la scène tragi-comique s’est déroulée presque sans variantes de la même façon : des uhlans ou des hussards de la mort, plus ou moins ivres, arrivent dans un village et aperçoivent des ruches. Brutalement, maladroitement, ils essayent de s’emparer du miel et, – comme il est juste, – ils sont aussitôt châtiés de cette indélicatesse par le dard acéré des vigilantes gardiennes. Alors, devenus furieux, ils culbutent les ruches et les écrasent, les piétinent du talon de leurs lourdes bottes, ce qui redouble l’exaspération des abeilles, et aussi les cuisantes manifestations de leur légitime colère. Tumulte, cris, bagarre, intervention d’un « Oberleutnant » quelconque, qui solennellement ordonne de brûler toutes les ruches du village. Et les habitants de s’estimer encore heureux que la « Kommandantur » veuille bien ne pas considérer les enflures qui agrémentent pittoresquement le mufle de MM. les Boches comme le résultat d’un complot longuement mûri.
Il n’est pas jusqu’aux habitants de l’Océan qui n’aient été victimes de la rage imbécile des Barbares. Leurs torpilles et leurs mines ont détruit, pour des années peut-être, les poissons des mers du nord ; ils ont anéanti la source d’une richesse qui faisait subsister des millions de travailleurs et de marins. Il suffit, on le sait, d’une seule cartouche de dynamite pour tuer tous les poissons d’une rivière ou d’un étang ; qu’on réfléchisse un instant aux ravages que doit causer, dans un immense rayon, l’explosion d’une charge de plusieurs centaines de kilogrammes de mélinite, de lyddite ou de trinitrotoluène.
En certains endroits la mer et le rivage étaient couverts d’un banc épais de poissons morts, harengs, sprats, sardines, maquereaux et d’autres encore, dont, à l’avenir, les troupes migratrices – aussi prudentes que les oiseaux – ne suivront pas de longtemps un itinéraire qui leur fut si néfaste. En Hollande, près de Flessingue, – le fait a été rapporté par le Telegraaf, – une baleine qui avait heurté une mine est venue à la côte en lambeaux, littéralement déchiquetée.
Partout, les Barbares traînent à leur suite la mort et la destruction. Ce sont les ennemis de tous les êtres vivants. Ils ne laissent derrière eux que la désolation et la solitude, la famine et les épidémies. Quand ils envahissent une contrée, les hommes et les animaux domestiques sont exterminés, les oiseaux s’envolent, les forêts disparaissent et les champs cultivés retombent en friche. Derrière eux, immédiatement à leur suite, apparaissent leurs compagnons et, pour ainsi dire, leurs collaborateurs habituels : le corbeau, le loup, le vautour, le requin, les rats. Nous laisser vaincre par les Boches, ce serait, de parti pris, vouloir revenir aux époques sauvages de la préhistoire, anéantir le fruit de cinquante siècles de civilisation et d’opiniâtre labeur.
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Depuis le début de la guerre, les caricaturistes se sont plu à prendre pour thème de leurs plaisanteries les mésaventures des bêtes. Certaines d’entre elles reviennent, pour ainsi dire, à tout propos, sous le crayon des humoristes. C’est d’abord – à tout seigneur tout honneur ! – le cochon, que les Boches chérissent d’une amitié quasi fraternelle, l’animal respecté à l’égal du Kaiser lui-même, – le cochon ! – dont l’existence devint l’an dernier un vrai problème d’État ! On vit alors de graves membres du Reichstag déplorer avec des sanglots dans la voix le trépas des porcs infortunés, sacrifiés au salut de la patrie teutonne.
Viennent ensuite les oies, que les Allemands affectionnent presque autant que les cochons depuis que le Kaiser ne dédaigna pas de les prendre pour collaboratrices, quand il inventa le fameux pas de parade ou pas de l’oie, « colossal » trait de génie qui semble avoir épuisé pour longtemps ses facultés créatrices.
Les historiographies de l’empire ont pieusement noté cette anecdote. Chaque année, vers la Noël, de longs troupeaux d’oies offertes en holocauste à la gloutonnerie des Berlinois, arrivent des déserts marécageux de la Poméranie. Pour permettre à l’intéressant palmipède que Balzac appelait le faisan des savetiers de mieux supporter la fatigue des routes pierreuses, on le chausse de membranes de caoutchouc renforcées de goudron, qui lui donnent un aspect des plus bizarres et aussi le forcent à lever très haut les pattes en marchant.
C’est en voyant passer un de ces troupeaux d’oies bottées que le Kaiser, dans un élan d’enthousiasme sublime, lança comme Archimède un « Eurêka ! » triomphant. Le pas de l’oie était trouvé. On sait que le fameux pas consiste tout bonnement à marcher les jambes raidies en levant les pieds aussi haut que possible, de façon que les bottes des soldats de la seconde file aient l’air de menacer le bas des reins de ceux de la première.
Voici d’ailleurs comment, d’après la Tribune de Genève, un officier allemand juge le pas de l’oie :
« La marche de parade n’est rien de plus qu’un moyen grossier pour obtenir des soldats une passivité qui pouvait avoir sa raison d’être au temps des armées de métier, mais qui n’en a plus aujourd’hui, dans une armée où la discipline ne se fonde pas simplement sur l’obéissance mécanique des jambes. Avec quelle répugnance intime un capitaine, ami de ses hommes, se voit contraint à entraîner ceux-ci pour l’exécution d’une manœuvre à la fois inutile et profondément dégradante ! »
À cette appréciation désintéressée, nous n’ajouterons pas un mot.
L’oie et le porc, tels sont les animaux que les Boches ont élus entre tous comme symbolisant le mieux leur mentalité nationale. Il faut convenir qu’ils ne pouvaient faire un choix plus heureux. Un peuple d’oisons et de porcs, commandé par quelques vautours, voilà qui donne de la nation allemande une idée schématique et simplifiée, sinon très flatteuse, au moins suffisamment exacte.
Nos bêtes françaises sont heureusement d’un autre acabit, et les moins remarquables d’entre elles ont dans le caractère un je ne sais quoi qu’on ne trouve pas dans la patrie des Gretchen et du hareng saur aux confitures.
Je n’en veux pour exemple que la vache Fanchette que le Petit Journal, par la plume autorisée de Paul Lordon, a déclarée « non seulement intelligente, mais spirituelle. »
Fanchette remplit actuellement, avec un tact parfait, le rôle de parlementaire entre une tranchée allemande et une tranchée française, en Artois.
Quand nos troupiers ont envie d’aller puiser de l’eau à la fontaine qui se trouve entre les deux tranchées, Fanchette est dirigée du côté allemand avec cet écriteau attaché à la queue :
« Nous allons à la fontaine ; prière à Messieurs les Allemands de nous laisser tranquilles ! »
Quand c’est le tour des Allemands d’avoir soif, Fanchette revient vers nos tranchées avec un écriteau, rédigé cette fois en allemand.
Mais il y a des jours où, pour des raisons de stratégie supérieure, Français et Allemands refusent à l’adversaire la permission d’approcher de la fontaine. Ces jours-là, Fanchette est renvoyée aux tranchées allemandes avec le message : « Sales Boches ! » Et elle rapporte au camp français cette réplique : « Sales Pitous, sales Frantzouzes ! »
Un millionnaire anglais a déjà offert d’entretenir Fanchette à ses frais, au Palais de la Paix, pendant les quelques années qui lui restent à vivre.
Je ne sais si je suis aveuglé par l’amour-propre national, mais on me fera difficilement croire qu’une vache teutonne arriverait à s’acquitter de fonctions aussi délicates avec une pareille maestria.
La place nous est mesurée. Il nous faut clore ici cette causerie à bâtons rompus que, nous l’espérons, lecteurs et lectrices n’auront pas trouvée trop longue. Sans doute, – et c’est le souhait que nous formons, – au retour de la paix, il se trouvera un poète animalier de génie, un artiste de la lignée de La Fontaine et de Kipling pour célébrer, comme il faudrait, les malheurs et les tristesses, l’héroïsme et les stratagèmes de nos chères bêtes pendant les horreurs de la grande guerre.
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(Gustave Le Rouge, in La Lecture, revue de la famille, huitième année, n° 38 et 39, dimanches 19 et 26 septembre 1915 ; affiches de propagande et cartes postales anti-Boches ; « Sus au monstre ! » couverture du supplément illustré du Petit Journal, dimanche 20 septembre 1914 ; estampe de Jean Veber, « La Chasse est ouverte, » septembre 1914)