I
Depuis huit jours, à Frascati, sont installés M. Mauser (de Paris) et Mme Nora d’Arques ; Le Havre en est tout embelli. On sait que Nora a des bontés pour Mauser, qui en a de la reconnaissance.
Madame occupe un appartement au premier étage, sur la mer ; monsieur habite au-dessus ; les convenances sont ainsi sauvegardées.
À voir sur la plage Mauser, ou plus communément le petit Mauser, en jaquette anglaise, pantalon suffisamment étroit et bottines en ventre d’hippopotame jaunes, la canne horizontale et les coudes en dehors, on ne lui eût trouvé rien de particulier ; seulement un peu chétif, il rachetait sa poitrine étriquée par une démarche de marchand de bœufs, fort à la mode. Sous ces dehors très ordinaires, Mauser est une âme d’élite.
Mauser est un produit parisien ; né sous les ombrages de la place Saint-Georges, il a monté d’échelon en échelon à mesure que s’arrondissait le bien paternel. Les ancêtres se rappellent avoir connu le père Mauser dans le fond d’une cour, en haut de la rue de La Rochefoucauld, où il avait bitumé une écurie pour la transformer en humide cabinet d’affaires. Tout le jour assis sur un fauteuil dont le cuir laissait passer l’étoupe, il vivait avec des cartonniers placés au-dessus de sa tôle, qui avaient remplacé le défunt râtelier. Puis, ayant rendu quelque mystérieux service à un grand confrère, soutenu et patronné, il prit son essor, et son génie des affaires se révéla. Le premier, il songea à importer en France les guanos des bancs, épuisés maintenant, du Guatemala ; il dut ainsi sa fortune à la discrétion de ces oiseaux qui, de tous temps, eurent soin de rechercher dans leurs moments d’oubli, des îles écartées.
Le fils connut de bonne heure les joies modestes de la rue Pigalle ; plus tard, il élargit son horizon de la rue Montmartre à la rue Auber et aux alentours de la gare Saint-Lazare. Enfin, héritier, de bon petit jeune homme il devint joyeux viveur et fut considéré de tous le maîtres d’hôtel, dans les cafés voisins de l’Opéra ; il connut les nuits d’orgie folle, où l’on consomme des galantines de volaille aux pistaches sur de petites tables, autour desquelles se répartissent équitablement les demoiselles cotées.
Ses grandes façons, espérait-il, devaient faire oublier les origines de sa fortune ; il fit, méthodiquement, quelques folies qui, au demeurant, ne furent point de mauvaises affaires. Il avait la main libérale : ne comptait-il pas parmi ses aïeux le roi Salomon qui fut, dit-on, généreux avec les femmes ?
Il disait de lui-même : « J’en suis venu à une corruption aimable. » En réalité, sous cette prétention, il conservait un fonds de naïveté et de candeur. Mauser cherchait l’amour.
Que faire à cela ? Quel souffle poétique, venu de Montmartre, avait pénétré jusqu’à la paternelle remise bitumée et avait déposé son grain d’idéal dans cette âme ? Il faudrait, pour l’expliquer, avoir connu Mme Mauser, qui, de bonne heure, emporta tous les regrets de sa famille, pour les faire valoir dans un monde meilleur, car c’était une femme d’ordre. Ce travers sentimental se manifestait parfois après souper ; Mauser déraillait alors ; dans l’intimité, il fondait en épanchements, parfois tragiques ; aussi les amies qu’il fréquentait disaient-elles : « Les hommes comme Mauser, c’est tout cœur ! » Il est vrai que d’autres répondaient : « Il est crevant ! » D’autant plus que sa santé laissait à désirer.
*
Rarement on vit petit ménage aussi mal accouplé que celui qui était installé à Frascati. La belle Nora d’Arques descend depuis peu de la célèbre bataille ; quelque temps on la connut sous le nom d’Arc, mais cette origine prêtait à rire ; elle essaya d’Arcos, puis d’Aricheff, et se fixa à d’Arques, nom suffisamment historique et bien sonnant.
Peu connue la veille et venue on ne sait d’où, elle apparut un soir sur une scène de premier ordre, dans ce théâtre élevé, au lendemain de nos revers, sur des ruines, sub invocatione : la Convalescence parisienne ; espoir et consolation suprêmes qui nous furent alors accordés. Elle figurait plus qu’elle ne chantait, et pour cause. Lorsque, déshabillée de velours bleu décolletant, la jambe fine, ses gants noirs laissant voir un bras bien formé, la canne en main et le chapeau en bataille, elle parut au feu de la rampe, ce fut un cri d’admiration. Elle fut déclarée superbe, et, sur l’heure, remonta de plusieurs crans, appelée à la surface par le beau fixe du succès qui ne l’abandonna plus.
Transportée à l’avenue Kléber, avec hôtel et chevaux, elle devint dès lors excessivement distinguée. Elle avait pris quelques leçons de diction, en vue de la grande scène tragique, et en garda le ton exquis de la Comédie-Française : « Mauser, faites-moi le plaisir de venir ici ! Mon ami, veuillez décamper ! » Mauser venait ou décampait, charmé de ces façons excellentes, pas toujours bien fondues, mais fort imposantes.
Entourée de jeunes admirateurs qui colportaient ses louanges, émerveillés d’un bonjour jeté au passage, elle passa bientôt pour femme vraiment accomplie : elle avait de la littérature, commençant au Petit Journal, organe des couches profondes, pour finir, non loin de là, aux attachants récits de M. Zola, qu’elle trouvait seulement un peu sentimental ; elle avait des connaissances musicales, parmi les musiciens amateurs de nos cercles ; elle pouvait offrir un morceau de Lecoq ou d’Hervé, qu’elle arrosait d’un filet de voix, en guise de citron. Nora est un échantillon rare de cette race de courtisanes superbes qu’ont produite nos jeunes générations, pleines de sève et d’originalité.
Au total, Mauser, avec ses effusions intimes, et la belle Nora, avec sa hauteur pleine de distinction, formaient un de ces couples boiteux, où l’un bat du pied droit et l’autre du pied gauche. Tout y va bien, à la condition qu’ils ne se donnent pas le bras.
II
Ce matin-là, vers dix heures, pendant que Nora s’habillait chez elle, où il n’était pas toujours reçu, Mauser ne savait que faire. Comme il s’ennuyait ferme, nous allons dire quels furent ses plaisirs en ce jour.
Il fit d’abord un tour sur la jetée, frissonnant dans la brume matinale de ce froid été. Sur un banc, un matelot fumait, silencieux, le regard fixé sur l’horizon ; Mauser contempla le matelot, puis l’horizon ; au loin, rien que buées moites, nuages étalés sur l’eau, parfois troués d’une voile tournante qui, suspendue au-dessus des flots, semblait naviguer et virer dans la brume.
Puis, il descendit au quai Casimir-Delavigne, et vit battre les peaux salées du Brésil à un ou à deux coups. Il regarda enfin ouvrir l’écluse du bassin Vauban, et, désespérant d’y prendre quelque intérêt, il revint à Frascati et s’établit confortablement dans le salon de ce magnifique établissement (fêtes, bals et concerts).
Pour occuper les loisirs qu’il s’était créés, il prit un volume qu’il se mit à feuilleter, où il ne tarda pas à s’absorber complètement. L’auteur avait intitulé son œuvre : Poèmes et Légendes de la mer du Nord, traduits du hollandais dans un français presque aussi hollandais que l’original. Il y raconte les mystérieuses aventures de Mynheer van Huyseghem, capitaine au long cours, lors de son dernier retour des Indes.
« La nuit est venue, dit le poète ; les nuages orageux, noirs et plombés, retenant à peine la lourde pluie qui gonfle leurs flancs, s’abaissent sur les flots que soulève l’attente de cet embrasement . »
Mauser avait l’esprit trop délicat pour n’être pas charmé de ce début. Il continua :
« … Mynheer van Huyseghem, le rude capitaine, ouvre la fenêtre de la chambre d’arrière, et, adossé à l’étambot, il respire l’air tiède, chargé d’embruns ; il contemple la vague qui écume à travers l’ombre, dans le sillage que laisse le navire derrière lui.
À Zuydum, parages peu profonds, par ces mers calmes d’apparence et de sourde fureur, le navire fatigue à la lame de fond. Huyseghem écoute les soupirs, comme passionnés, du vent qui fait frissonner l’eau, les membrures et les étraves du navire qui fatiguent et crient.
Dans cette dernière clarté que répercutent les flots, une lueur apparaît et se condense ; dans le sillon du fanal d’arrière, au-dessus des écumes, surgit une forme blanche : une femme, la sirène de Zuydum, la jeune fille aux blanches épaules, aux blonds cheveux épars, aux bras potelés.
Sur le côté de sa tête se dresse une aigrette de fines oscillaires ; sa longue chevelure est entremêlée d’algues délicatement nouées, et dont les bouts flottent, surchargés de gouttelettes ; sa cuirasse lamée se termine en longue traîne de cryptocopes,
Qui se relèvent et flottent dans le sillage. Le capitaine, sous son calme habituel, a tressailli d’un glacial frisson. Pourquoi trembler ? Elle a levé vers lui ses beaux yeux ; puis de sa voix douce comme un souffle,
Comme une légère caresse, mais qui parvient à lui cependant nette et vibrante : « Mon cher Huyseghem, a-t-elle dit, que je suis donc bien aise de te voir ! »
D’après ce poétique récit, Huyseghem remercie poliment, se déclare enchanté ; mais il n’est pas difficile de deviner qu’il serait plus ravi encore si les convenances lui permettaient de refermer sa fenêtre. Et, pourtant, la jeune fille n’a point de paroles assez douces, assez provocantes !
« Regarde un peu, Huyseghem, mon cher Huyseghem : où trouverais-tu des yeux aussi remplis de tendresse, et d’une tendresse que toi seule inspire ; une épaule plus ronde pour y poser ta tête, un sein plus jeune et plus amoureux ?
Des bras plus blancs pour te serrer contre un cœur éperdu d’amour ? » Et la coquette, à deux pas au-dessous de lui, jouant dans la lueur du fanal, et profitant de la clarté des rapides éclairs,
Lui détaille toutes ses beautés : cambrée, la gorge saillante, à demi-renversée, levant vers lui ses beaux bras implorants, la croupe tordue sous sa traîne d’algues et de varechs… »
Abrégeons ; il en est temps encore. Ce tendre langage, puis ces promesses d’un amour à lui seul réservé loin de tous, se jouant du temps, des éléments, de la tourmente ; ce mystérieux empire offert et partagé, ces brûlantes et mystérieuses paroles bouleversent le pauvre capitaine, déjà fasciné par l’étrange spectacle. Il résiste encore et résiste mal.
Mentalement aux lèvres lui monte enfin une dernière prière, machinalement répétée. Enfin, c’est un dernier coup de foudre qui l’éblouit, l’aveugle et fait décidément tout rentrer dans l’ordre, dans le petit courant ordinaire et naturel des choses de ce monde.
Et le pauvre Van Huyseghem, à terre enfin revenu, où il retrouve femmes et enfants, languit à partir de ce jour, dépérit et meurt, comme en une extase incompréhensible pour les assistants.
« Ce qui prouve, se dit à lui-même, en soupirant, Mauser, qu’au fond de tout cœur humain, fût-il celui d’un capitaine hollandais, père de famille, a été déposé un germe d’idéal qui finit toujours par lever, un jour ou l’autre, et par envahir tout notre être. Ô divines créatures ! ô sirènes ! celui qui a seulement entrevu le bonheur que vous seules pouvez donner en emportera jusqu’à la tombe le terrible et charmant souvenir ! Mais de quelles souffrances sont parfois acquises ces ineffaçables jouissances ! »
Et, sur cette philosophique réflexion, Mauser consulta sa montre, se leva et alla s’informer si Mme d’Arques était enfin habillée pour le déjeuner.
III
Après le déjeuner, comme il faut bien passer le temps, et les phares, ainsi qu’Ingouville, n’ayant plus pour eux de mystères, ils s’en allèrent, tout en flânant, faire un tour aux boutiques de la rue de Paris. Nouveautés de la capitale, coffrets en coquillages, boîtes de nacre ou bateaux à voiles, étaient pour eux sans charmes ; ils firent halte cependant devant une boutique où s’étalaient quelques chenets, des landiers rouillés, des lanternes ciselées, de la vaisselle ébréchée. Sur l’enseigne, on lisait : « Salazat (de Paris) vend de la curiosité. » Il eût dû ajouter : « Aux naïfs qui ont de la simplicité à revendre. »
Que Salazat vendît de la curiosité, c’est ce qu’il était facile de constater ; ils entrèrent. Dans l’ombre, derrière le comptoir, une jeune personne leur adressa un sourire frais et candide, leur montra quelques bijoux de modèles anciens, lorsque Mauser tomba en arrêt :
« Qu’est ceci ? » dit-il.
Ceci était un objet poudreux : une petite tête où deux espèces de clous ronds figuraient des yeux écarquillés d’un singulier regard fixe ; une petite tête momifiée avec un nez en forme de bec et une bouche racornie ; des cheveux en mousse ; deux petits bras ébauchés ; un corps éraillé finissant en queue de poisson ; le tout de l’apparence et de la longueur d’un gros poisson de 50 à 60 centimètres, et de ce ton bistré que prennent les préparations déjà anciennes.
« Qu’est ceci ? » répéta Mauser, maniant l’embryon avec curiosité. D’un air mystérieux :
« C’est, dit la jeune personne, une petite sirène, véritable et authentique, comme tout ce qui entre chez nous.
– Impossible, voyons ; petites ou grandes, est-ce qu’il y a des sirènes ?
– Comme vous voyez.
– Voilà qui est extrêmement curieux !
– Curieux et rare, monsieur. Les musées zoologiques nous en demandent toujours, mais nous pouvons rarement leur en fournir. On a offert de celle-ci un bon prix, mais… »
La candeur de la jeune Normande parisienne ne permettait pas le moindre doute.
« Voyons, reprit Mauser, puisque vous êtes si bien renseignée, où les rencontre-t-on ?
– Sur les côtes de Hollande généralement ; à Muyden, à Workum, les pêcheurs en ramenèrent quelquefois dans leurs filets ; celle-ci vient de Zuydum.
– De Zuydum ! s’écria Mauser, frappé d’un souvenir ; voilà qui est tout à fait étrange !
– Ah çà ! Avez-vous bientôt fini ? » interrompit Mme d’Arques impatientée.
Le prix débattu, l’acquisition faite, Mauser la caressait amoureusement du regard.
Ô candide Normande, disiez-vous bien la vérité ; et n’avons-nous pas vu jadis cette sirène se couvrir de poussière aux vitrines du boulevard des Italiens et de la rue Vivienne, avant de venir échouer à la Curiosité du Havre, retour de Hollande ?
Nora prit mal cette emplette.
« Voilà encore une sottise. Qu’est-ce que vous allez faire d’une pareille horreur ?
– La conserver, comme un souvenir et comme un emblème.
Enveloppez-la, je vous prie, dit-il à la marchande. Voyez-vous, Nora, pour qui sait voir, c’est tout un idéal, la poésie des mers du Nord, qui tient dans ce papier.
– Idéal ou non, c’est une momie fort laide et malpropre.
– Laide pour d’autres, elle est charmante pour moi ; c’est souvent ainsi que l’idéal… Je vous remercie, mademoiselle, je prendrai le paquet avec moi. »
Cette fois, c’était trop.
« Avec vous ! dit Nora ; vous devenez complètement fou, si vous ne l’êtes déjà.
– Mais je vous assure…
– Vous n’avez pas la prétention, je suppose, de vous promener dans les rues, une sirène sous un bras et moi sous l’autre !
– Je vous demande pardon, mais je tiens tout particulièrement à mon acquisition et veux la rapporter intacte jusqu’à Paris. »
D’un ton sec, pour clore le débat :
« Il ne vous manque pas d’autres ridicules sans aller prendre celui-là ! dit Nora.
– Oui, mais il faut choisir même ses ridicules, » répondit Mauser.
Il céda pourtant, fit envoyer le paquet à l’hôtel ; seulement, cet incident lui laissa une impression désagréable.
« C’est, se dit-il, un nouveau désaccord entre deux âmes à l’unisson. »
IV
Le soir, après une journée qui s’était décidée à être belle, ils respiraient le vent de mer ; peu à peu montait de l’Ouest, de l’horizon de mer, une grande invasion de nuées recouvrant un soleil sanglant, à demi baigné dans les flots ; le noir rideau lentement se tirait sur les dernières clartés du couchant, envahissait le ciel, répandant l’ombre définitive sur la mer glauque. Une étoile brillait encore au ciel pâlissant ; à son tour, gagnée, elle s’éteignit. L’obscurité envahissait tout maintenant ; à l’horizon seulement, un phare scintillait, et, plus bas encore, de petites lumières piquaient l’ombre au ras du flot, marquant Honfleur et Trouville comme un petit coin perdu dans cette immensité, et, tout insouciant, Mauser contemplait les plaines sans fin de l’eau qui continuait dans l’ombre son sourd travail, il s’imprégnait des senteurs marines. Nora soupira.
Il se retourna, surpris et charmé :
« N’est-ce pas que l’insondable donne le sentiment de l’horreur, en même temps qu’il attire ?
– Non, dit simplement Nora.
– Hé quoi, la mer, la vaste mer, ne dit rien à votre cœur ?
– Quand j’ai chaud, j’aime le frais, et je respire un peu. C’est tout. »
Ce début était peu encourageant ; n’importe, Mauser était lancé en présence de la nature grandiose, il se sentait plein d’expansion ; Nora en frémit. Par bonheur, d’Arsac vint, Carné, Osorio, Plantier, puis Desfeuillées. On se mit à jaboter, chaises jointes : les potins du matin, les arrivées, les bruits de la nuit, les cancans du couloir. C’était le salut ; Nora revenait à la vie, et Mauser pestait, voyant cette joie du tête-à-tête enfin interrompue.
De rires en potins, on remonta sur la terrasse. Au milieu des tables éclairées, le concert jouant à deux pas, l’hôtel tout illuminé, dans le bruit des conversations, des cuillers remuant les tutti frutti et les coblers, dans l’air parfumé de cigares, la vie reprenait. Trônant, suffisamment regardée, Nora se renversait, tantôt les yeux noyés, tantôt se ranimant dans l’éclair d’un sourire ; elle écoutait son voisin, presque amoureusement penchée, les yeux dans les yeux, puis l’abandonnait pour un autre. Ô le délicieux manège ! Seulement, de Mauser, il n’était plus question.
« Quand vous laisserez-vous aimer un peu ? dit Carné, sans façon.
– Un jour ou l’autre.
– Voilà longtemps que vous dites cela.
– Si, je me déciderai un de ces jours ; ce qui est promis est promis ; je suis femme de parole. »
Hé bien, et Mauser pendant tout ce marchandage ? Mauser ? il essayait de se persuader que tout cela était pur flirtage, sans arriver à se convaincre.
« Hé, là-bas ; vous allez un peu loin, peut-être, dit Plantier, montrant Mauser du coin de l’œil.
– Est-ce qu’on se gêne avec Mauser ? » répondit-elle en haussant les épaules.
Et plus bas :
« D’ailleurs, j’en ai plein le dos.
– Vous allez le lâcher ?
– Je prépare une rupture, » dit-elle avec dignité.
Mauser n’entendit pas, causant avec Desfeuillées ; il soupçonnait pourtant quelque chose et enrageait de tout son cœur : c’est le revers de ces sortes de rôles. Dans l’entracte, on n’est rien, moins que rien ! Ah ! le premier venu, voilà celui qu’on écoute, pour qui l’on joue son grand air ! La mine de Mauser tournait au lugubre.
Évidemment, sur le ton aimable de la conversation, Mauser détonnait.
« Mais regardez-le donc, dit Nora en éclatant de rire ; en vérité, c’est qu’il a l’air sérieux comme un âne qui brait !
– Ah ! parfait, répéta Osorio d’un accent étranger, c’est de quoi se pâmer.
– Pâmez-vous ; qui vous en empêche ?
– Cela vous va, repartit Mauser de mauvaise humeur. Et vous, merci, ma chère amie. »
Puis, comme les voisins des autres tables riaient :
« Hé bien ! quoi, je ne vois là qu’un compliment ; puisque vous parlez de ces bêtes-là, les avez-vous regardées ? À tant faire que de braire, vous verrez avec quelle vigueur et quelle conviction ! Toute chose ainsi faite mérite attention.
– Ainsi de l’amour ! remarqua d’Arsac.
– C’est mon avis, » repartit Mauser.
V
Il se leva, voulant marquer ses droits, et remonta chez lui. Un peu contre son attente, Nora ne tarda pas à le rejoindre.
« Causons, dit-elle, j’aurai ce soir à vous parler sérieusement. »
À la fenêtre accoudés, ils respiraient l’air de la nuit ; les lumières s’éteignaient ; on n’entendait plus que le bruit de la vague déferlant sur la plage déserte et les derniers accords de l’orchestre. Dans la nuit solitaire, le phare brillait seul au loin. Le calme revenait enfin ; Nora elle-même en était un peu impressionnée.
« Vous étiez fort peu convenable tout à l’heure…
– Nora, je souffre ! murmura Mauser d’un ton fort pathétique.
– Vous souffrez ? Appelez le garçon.
– Non ; c’est à l’âme, et le garçon n’y peut rien. Cet amour est pour moi maintenant une torture, j’ose le dire : ma vie donnée, mon cœur mis sous vos pieds, que m’avez-vous apporté en échange ? Quoi ?
– Rien, vraiment ? répondit-elle, le caressant d’un regard singulier.
– Ah ! pour Carné, qui ne vous est rien…
– Pas encore, du moins.
– Pour Desfeuillées…
– Avec lui, c’est fini.
– Soit, pour eux enfin, vous avez des langueurs adorables, des rires d’enfant, toutes les grâces, toutes les séductions… Mais pour moi…
– Alors, vous croyez que je leur plaisais ?
– C’est facile à voir.
– Vrai ? Répétez cela.
– Oui, et ce qui me rend furieux vous ravit, paraît-il. »
Mme d’Arques daigna sourire.
Passionnément, oubliant tout, il la serra contre sa poitrine. Des bottes criaient sur les escaliers, on rentrait du concert ; les attardés se disaient adieu et les portes se fermaient. En face de la nuit, Mauser s’écriait : « Ô solitude, doux abri des âmes confondues dans une mutuelle tendresse ! »
Débris d’un autre âge, que Mauser ! Ils sont rares aujourd’hui, mais n’en sont que plus touchants ; plus à plaindre qu’à blâmer !
De rauques Anglais réclamaient, dans les couloirs, du champagne et du sherry. N’importe ; l’amour ne fait-il pas tout oublier ? Nora s’alanguissait ; était-ce le sommeil ? était-ce une paresseuse détente sous les caresses enveloppantes ? Mauser couvrait de baisers cette main abandonnée, ce bras, chair vivante et fraîche sous la manche relevée. Il quitta la fenêtre et voulut asseoir Nora auprès de lui…
Elle poussa un cri d’effroi, se releva, eut un geste de dégoût.
« Mais, qu’y a-t-il donc ?
– Cette bête, cette horrible bête ! Voyez, je me suis affreusement écorché la main sur les arêtes de ce poisson malpropre ! »
La pauvre sirène, apportée là le matin et jetée sur le canapé, gisait écrasée. Nora était furieuse :
« Comprend-on de pareilles idées ? »
Et, comme Mauser voulait gauchement s’excuser :
« Tenez, c’est toujours la même chose avec vous ; il ne vous suffit pas d’être ridicule, vous ne faites que sottises sur sottises !
– Ma pauvre sirène ! gémit Mauser.
– Ah ! c’est elle que vous plaignez, maintenant ? Non, cela n’a pas de nom ; je ne sais vraiment pas comment j’ai pu y tenir si longtemps. Il y a de quoi devenir enragée, à la fin ! »
Mauser eut le tort de vouloir la calmer, faire la paix ; la colère redoubla :
« Non, non, non ! Assommée le matin, persécutée le soir ; et pour de pareilles horreurs ! Tenez, voilà ce que j’en fais, de votre sirène. »
Et, lancé d’une main furieuse, le poisson empaillé voltigea par la fenêtre, où le vent l’emporta au loin.
« Et maintenant, tout est fini entre nous.
– Comment, fini ? murmura Mauser interloqué.
– Fini, fini ; voilà ce que j’avais à vous dire ce soir. Je voulais bien y mettre des formes, essayer de terminer gentiment, par une soirée agréable… pour vous. Mais est-ce qu’il y a moyen avec vous ? Non, vous êtes impossible, et vous devenez odieux, à la fin ! »
Mauser voulut protester ; il n’alla pas loin. Pour couper court :
« Inutile, c’est fait.
– Fait ? Quoi ?
– Puisque vous ne comprenez rien, je vous expliquerai cela plus tard ; ce soir, je tiens à dormir tranquille. Bonsoir. »
Laissant Mauser suffoqué, elle referma brusquement la porte et descendit chez elle.
VI
Le lendemain, dans la matinée, Mauser voulut s’informer :
« Madame est-elle chez elle ?
– Chez elle ? répondit le garçon d’hôtel étonné. Mais madame est partie ce matin, par le bateau de Trouville.
– À quelle heure donc ?
– À huit heures ; c’est l’heure de marée.
– Et elle n’a rien laissé pour moi ?
– Voyez en bas. »
Effectivement, Mauser trouva un mot à son adresse :
« Vous avez trop de nerfs, cher ami ; je vous laisse, en partant, un bon conseil : les maîtresses et les émotions ne sont pas faites pour vous ; cherchez des distractions douces. Et puis, votre fortune s’entame déjà ; le moment est venu pour moi de vous quitter ; ne vous plaignez pas, c’est la règle. Je n’ai pas l’habitude de laisser mes amants sur le pavé, et ne veux pas être obligée de fonder une maison de refuge.
Inutile de me rejoindre. Comme vous n’entendez guère à demi-mot, sachez donc que d’Arsac a déjà passé la nuit chez moi ; entre nous, je vous assure que c’est un bien autre amant que vous. Bonne chance, chacun de notre côté. »
On ne pouvait pas désirer mieux comme clarté et simplicité.
Quand Mauser descendit au déjeuner, il avait les yeux gonflés, la figure pâle, les cheveux tombants. Il avait vraiment l’air désespéré. C’est une si belle âme que Mauser ! À peine toucha-t-il aux plats qu’on lui servait ; il n’avait guère conscience de ses actes. Au dessert, il but, sans y songer, force chartreuse et fine Champagne, qui lui fouettèrent le sang. Apres l’abattement, la colère lui venait ; il dut s’échapper et sortir.
Il erra dans les rues du Havre, montant et descendant sans savoir où il allait ; son existence lui parut vide, au moins jusqu’au soir. Que faire ? rejoindre Nora ? Il n’y avait pas de bateau ; d’ailleurs, les déclaration très nettes de Nora coupaient court à toute velléité de ce genre. Il alla sans but, fort ennuyé de sa propre compagnie. Sur la place du Théâtre, quelques officiers attablés au café de la Comédie le reconnurent, l’appelèrent, le voyant tout défait. Il s’assit, écouta sans entendre ; on lui fit prendre l’absinthe pour lui remettre un peu de cœur au ventre. Il soupirait toujours ; comme on le plaisantait, se sentant pris d’une violente surexcitation nerveuse, il se leva et partit sans dire un mot. Les autres, tout étonnés, se regardaient : « Mais qu’est-ce qu’il a ? Après cela, il est parfois si bizarre ? »
Il n’en fut plus question. Mauser s’en allait, se dirigeant vers le port ; il traversa la passerelle, dépassa les bassins de la Citadelle et de Mi-Marée, fuyant les passants ; puis les remparts, où se promenaient seuls quelques douaniers en sentinelle, au pied des canons qui passaient leurs longs cous au-dessus des remblais. Il vint s’arrêter au-delà, sur un quai abandonné, soutenu de quelques pilotis rongés.
L’eau l’attirait : à ses pieds, comme teintée de citron vert, frissonnante, elle se glaçait de larges touches qui couraient grassement, d’ondulations glacées d’argent neuf à la surface ; elle clapotait autour des carènes qui semblaient abandonnées là. Au-dessus d’un feu établi sur le pont de l’un des bateaux, un peu de fumée montait doucement dans l’air tranquille ; des enfants, assis à l’entour, attendaient silencieusement ; un chien courait sur le pont et aboyait pour se distraire.
Par-dessus tout s’étendait le grand ciel clair, d’un bleu légèrement pâle, qui se teintait peu à peu, par nuances insensibles, de gris-rose, et, à l’horizon, se perdait en brume légère. Des premiers plans, empourprés déjà par les lueurs du couchant aux tons robustes et vivants, le regard, en remontant, allait ainsi se perdre dans la plaine immense du ciel, aux teintes d’une douceur extrême. C’était comme un puissant accord qui se résout peu à peu en sons d’une délicatesse à peine saisissable.
Inconsciemment, Mauser se sentait fondre et apaiser dans ce calme tiède et doux. Peut-être aussi effet de l’absinthe… Mais cette eau frissonnante à ses pieds l’attirait, et son regard y revenait sans cesse. Chaque fois qu’un souffle léger en agitait la surface, c’était de tous côtés un feu d’artifices, un bouquet d’étoiles blanches, crépitant et se déployant sans cesse en gerbes éclatantes ; des fusées partaient en se tordant, fouillaient dans le sein des eaux, se prolongeaient de tous côtés, comme les colonnes torses d’un magique palais qui s’enfonçait dans les profondeurs de l’eau.
Dans la cervelle surexcitée du pauvre garçon, ce furent bientôt colonnades sans fin d’un fantastique édifice, aux portiques innombrables qui se revêtaient de stalactites scintillantes, frémissant comme des paillons de féerie, sans cesse mouvantes, sans cesse transformées sous le regard ébloui. La tête lui tournait.
Et cependant son regard se fixait, plus ardent, plus anxieux sur ces mystérieuses profondeurs… C’est qu’Elle tardait bien à paraître ; mais elle allait venir, suivie de son cortège de jeunes nymphes aquatiques, la tête couronnée d’aigrettes scintillantes et d’herbes flottantes, jouant au milieu de ces colonnades. Un instant encore, rien qu’un instant… Déjà tout annonçait sa présence… Ah ! il savait bien qu’Elle viendrait enfin, qu’Elle apparaîtrait, et pour lui seul ! Et cette voix cristalline et pénétrante parvenait maintenant jusqu’à lui :
« Où trouveras-tu, disait-elle, des yeux aussi remplis de tendresse, et d’une tendresse que toi seul inspires ; une épaule plus ronde pour y reposer ta tête ; un sein plus jeune et plus amoureux ; des bras plus blancs pour te serrer contre ce cœur éperdu d’amour ? »
Comme ses idées se confondaient de plus en plus dans sa tête, le pauvre Mauser s’écria, gesticulant :
« Ô Nora ! belle sirène de Zuydum, avez-vous fait de mes souffrances un jeu assez cruel ! Passe pour Huyseghem, mais d’Arsac ! Comment oublier ? »
Mais non, tout cela n’avait été que coquetteries d’enfants ; et maintenant Elle revenait à lui, souriante, l’appelait, levant vers lui ses beaux bras qui imploraient pardon, la croupe tordue sous sa traîne d’algues et de varechs. Elle lui faisait signe, lui souriait, le caressant de son étrange regard, l’appelait, l’appelait encore… Pouvait-il résister plus longtemps ?… L’eau venait jusqu’à ses pieds… Un pas à faire, et tout était dit !!!…
*
Ce pas, tout bien considéré, Mauser ne le fit point.
Peu à peu dégrisé par la fraîcheur du soir, il rentra tranquille à l’hôtel, dîna, fit sa malle, prit le train de huit heures, et le soir même se trouvait à Dieppe en joyeuse compagnie.
VII
Le lendemain, le Petit Havrais publiait la note suivante :
« Grand émoi dans le monde scientifique. La dernière marée vient de déposer sur notre belle plage, au pied de l’établissement Frascati, un animal des plus extraordinaires : une tête presque humaine, une paire de bras, et le corps d’un poisson ordinaire ! Quoique de petite dimension, cet animal, inconnu jusqu’ici, pourrait bien avoir été l’origine de la légende antique des Sirènes, qui se retrouve à la fois chez les peuples méridionaux et chez les peuples du Nord. Cette légende, traitée de fable jusqu’à ce jour, se trouverait ainsi justifiée. Chaque jour, les découvertes nouvelles de la science nous apprennent à devenir plus respectueux vis-à-vis du passé.
La sirène est provisoirement déposée au musée de cette ville, où plusieurs savants en ont déjà pris connaissance. L’Académie des sciences sera sous peu appelée à se prononcer. Quel est le genre, l’espèce, l’origine de cet animal fantastique ? Autant de questions sur lesquels les avis compétents sont partagés. Est-ce un règne nouveau du monde aquatique qui se révèle ? Est-ce un simple jeu de la nature, ludus naturæ ? « That is the question, » comme disent nos voisins d’Outre-Manche. »
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(Signé de l’initiale « F., » in La Vie parisienne, vingt-et-unième année, n° 32, samedi 11 août 1883 ; repris, sous la signature de « Hes, » dans La Lanterne, supplément littéraire, dixième année, n° 748, 12 novembre 1893. Les illustrations sont extraites respectivement de ces deux publications)