I

 

Il y a quelques semaines de cela, je remontais la rue d’Amsterdam. Il pouvait être onze heures du soir. À la hauteur de la gare Saint-Lazare, l’encombrement des voitures rendait la circulation difficile, et je marchais péniblement au milieu des voyageurs qui gagnaient le train.

Un homme maigre, au front haut et vigoureusement bossué au-dessus des sourcils, à la longue barbe noire en pointe telle que la portaient les mignons du roi, vint droit à moi, la main largement ouverte :

« Je suis aise de te rencontrer, Louis, me dit-il. J’ai un service, un grand service à te demander. »

Il me saisit vivement le bras et m’entraîna sous la lueur d’un bec de gaz.

« Parle, Lorezzi.

– Il me faut une livre de ton sang. »

Je fis un haut-le-corps. Certes, l’Italie en Paolo Lorezzi m’avait habitué depuis longtemps à ses excentricités. Depuis plusieurs années, il vivait à Paris. Nous avions eu des discussions scientifiques parfois très vives dans lesquelles il montrait ou une logique impitoyable ou un débraillé d’arguments extraordinaires. Un jour, il se révélait comme un savant ; une autre fois, c’était le plus triste raisonneur du monde ; mais jamais il n’avait poussé si loin la fantaisie.

« Oui, répéta-t-il, une livre de ton sang, rien qu’une livre. Tu es vigoureux, de bonne race, et ta vie noctambule n’a point encore détraqué ta solide organisation… Tu dois avoir un bon sang ?…

– Je le crois.

– Eh bien, j’ai besoin, absolument besoin de quelques litres de sang humain… C’est diablement difficile à trouver sur la place de Paris, cet article-là… Je viens chaque soir rôder ici, dans l’espérance de rencontrer quelque Anglais complaisant… Je te trouve… Tu es mon homme… »

Il me disait ces mots par saccades, comme s’il se parlait à lui-même, avec une légère accentuation italienne. Ses grands yeux bleus avaient cette fixité étrange des yeux qui regardent dans l’infini ; mais, à les observer plus attentivement, on découvrait des fibrilles fauves rayant le fond de ses prunelles trop limpides. Était-ce un indice de cruauté ?… De mélancolie plutôt, si l’on prenait partie à la bouche légèrement déformée et à l’expression douloureuse de la physionomie singulièrement attentive.

« Enfin, continua-t-il après un instant de silence, et comme si mentalement il avait terminé un calcul, j’ai compté sur toi pour une livre de sang.

– Mais…

– Tu hésites ?… Un ami de dix ans… Ah ! c’est mal !… Songe, Louis, que c’est le plus grand service que tu puisses me rendre… Je t’en supplie… »

Paolo Lorezzi a exercé à Paris la profession de contrôleur à l’hôtel des Monnaies.

On sait tout ce qu’il faut d’habileté et d’honneur pour vivre au milieu des innombrables métaux et n’y point toucher, pour évaluer avec une précision mathématique les différents alliages, définir les diamètres… Son père, Giovanni Lorezzi, a été contrôleur général pendant plusieurs années ; il s’est fait remarquer par certains rapports relatifs aux nombreux systèmes monétaires de l’Europe ; à différentes reprises, il a été chargé par l’administration française d’aller étudier sur place les méthodes d’alliage en Italie, son pays natal, à Londres, et tout récemment encore en Allemagne et en Autriche.

Giovanni ne s’en est pas tenu là ; il a écrit des volumes sur la question ; et c’est à son initiative que la France devra bientôt de remplacer son odieuse monnaie de billon par des piécettes blanches et d’une forme octogone.

Le malheur a voulu qu’au milieu de ces travaux le savant ait été pris de folie un soir où l’on venait de frapper une très grande quantité de pièces d’or.

Les ouvriers étaient là, attentifs devant les tables ; les comptes étaient faits et reconnus exacts. Les monceaux d’or avaient des flambloiements étranges. Le contrôleur général – que, tout d’abord, on regardait faire sans parler – se mit en mesure d’édifier des piles à une hauteur vertigineuse.

« C’est la tour de Babel… la tour de Babel… »

Et puis, il chantait à tue-tête la chanson de Méphisto, prétendant que c’était lui le veau d’or…

Le lendemain, on conduisait Giovanni dans une maison de fous.

Son fils Paolo, qui déjà était employé à l’administration, ressentit une commotion terrible. Il était habitué à considérer son père comme un véritable génie, prétendant que les études sur les alliages n’étaient rien auprès des grands travaux que l’Italien accomplissait dans son laboratoire de la rue du Général-Foy.

« Oui… oui, nous disait Paolo à cette époque, nous trouverons le moyen, mon père et moi, d’inventer pour la France, notre patrie adoptive, un métal peu coûteux qui vaudra l’or de la vieille Angleterre… »

À ce moment, je me rappelais tout ceci, et ma surprise ne fut pas grande quand Paolo me dit d’une voix profonde, avec un geste grave :

« J’ai découvert le secret de la vie.

– Comment cela ?

– Tu as su le grand, l’immense malheur qui m’a frappé il y a deux ans… Mon père…

– Oui, je sais…

– Eh bien, je n’ai qu’une idée : rendre la raison à mon père Giovanni… J’ai donné ma démission de contrôleur à l’hôtel des Monnaies et je me consacre tout entier à mon nouveau labeur. Je me suis dit : « Je sauverai mon père… Cette belle et forte intelligence, je la ferai revivre… »

– Mais, mon ami, je croyais que la folie était…

– Incurable. Oui, jusqu’à présent. J’ai consulté Charcot, Lasègue, Legrand du Saulie… Je suis allé à Turin et j’ai vu mon célèbre compatriote, le professeur Lombroso… J’ai été en relations avec tous les aliénistes de Paris et de l’étranger… L’avis unanime a été celui -ci : « Votre père est perdu… »

– Eh bien ?

– Eh bien, mon cher Louis, j’ai appelé de ce jugement devant mon intelligence. Je me suis mis à étudier la médecine, mais à ma façon, en lisant un peu, en réfléchissant beaucoup… Puisque la médecine telle qu’elle est enseignée, ai-je pensé, n’est qu’une impuissante en face des maux organiques, pourquoi me soumettre à ses leçons ?… Et alors, tout seul, en face de moi-même, j’ai cherché…

– Le but était noble et généreux…

– J’ai cherché, et j’ai trouvé… Au premier moment, la pensée m’est venue de frapper l’imagination de mon père en renouvelant devant lui la scène même qui l’a privé de la raison… Je rêvais d’aller le prendre, un soir, dans la maison des fous et de lui faire croire qu’il était riche, immensément riche… Le directeur de l’hôtel des Monnaies se serait mis à ma disposition… J’amenais mon père devant les tables chargées d’or, et je lui disais : « Tout ceci l’appartient ». C’était un moyen psychologique qui pouvait peut-être réussir, mais qui pouvait aussi avoir un effet désastreux… Balzac l’a employé dans son roman L’Adieu : il a renouvelé devant son héroïne le tableau navrant où l’amant se sacrifie pour sauver le mari… Un parc fut travesti à cette intention. On était en hiver ; les arbres étaient couverts de neige. On construisit un radeau ; le ruisselet du fond devint la Bérésina ; les paysans se revêtirent des costumes des soldats de l’empereur… Qu’advint-il ?… L’héroïne eut un éclair de raison ; mais l’instantanéité même du remède eut un résultat fatal ; la femme folle, une fois guérie, tomba morte… Aujourd’hui, mon cher, tous les problèmes de psychologie ne valent pas la plus petite question de physique moléculaire… Si le grand Balzac vivait de nos jours, il aurait employé le système que j’ai découvert… Tu m’écoutes ?…

– Oui. »

Paolo Lorezzi parla plus doucement, jetant dans la rue presque déserte des regards effarouchés, comme s’il craignait des auditeurs invisibles. Il reprit :

« Je ne suis pas un médecin, Louis ; je suis plus fort que tous les docteurs. J’ai découvert que, depuis Hippocrate jusqu’à Wirchow, la science avait fait fausse route ; on a attribué les maladies aux altérations des humeurs, des organes, des nerfs. Ce n’est pas cela…

– Qu’est-ce ?…

– C’est le sang qui est malade ; non pas, comme l’a cru Broussais, parce qu’il se porte en trop grande masse dans une partie du corps humain, amenant par là même l’inflammation, mais bien parce que les microscopiques globules qui le composent et que je considère, moi, comme des êtres animés, sont malades eux-mêmes et incapables de remplir leur vivifiante fonction… Me suis-tu ?

– Parfaitement.

– Si le sang est malade, il est facile de le remplacer ?

– Ah ! oui, par la transfusion…

– C’est cela : on transforme l’individu malade en individu sain, le vieillard en homme vigoureux…

– La question n’est pas absolument nouvelle, Lorezzi ; dans les hôpitaux de Paris, on a fait des expériences…

– Oui ; les médecins ont donné des forces nouvelles à des blessés ayant perdu beaucoup de sang ; on a prolongé la vie de plusieurs vieillards. Mais, Louis, personne n’a encore songé à retirer du sang à un fou pour créer à ce fou une nouvelle matière cérébrale par la transfusion du sang emprunté à un homme bien équilibré…

– C’est vrai.

– C’est ce problème que je crois avoir résolu… Et remarque combien il est important à cette heure un peu troublée, où tant de cerveaux se détraquent… »

Tout ceci m’avait profondément remué et cet homme que, tout à l’heure, je considérais avec une certaine défiance m’apparaissait comme un génie étrange… S’il disait vrai, pourtant ?… Alors, tous ces malheureux qui se meurent là-bas dans les hospices de fous seraient sauvés ?… Alors, il suffirait que des hommes fissent le sacrifice d’un peu de sang pour rendre le bonheur à ceux qui souffrent, pour faire que le foyer vide – abandonné par un être qui n’est pas mort – vît renaître les joies disparues ?…

André Gill reprendrait son crayon ; Gil-Perez n’aurait plus son rire atroce ; toutes nos gloires mortes revivraient, ces gloires littéraires et artistiques enfouies entre quatre murailles, qui, aux heures de lucidité, voient briller devant elles les triomphes passés et qui entendent, sans doute, les bruits du monde poursuivant sa marche éternelle !…

On ne s’arrêterait plus, épouvanté, en entendant ces mots :

« Votre père ?…

– Il est mort…

– Mort ?…

– Plus que mort… Fou !… »

Tout en marchant, nous continuâmes à parler.

« Vois-tu, me disait Paolo, ce qui pouvait advenir si mon père n’avait pas eu son accès de folie devant les employés à l’hôtel des Monnaies. C’était un voleur, ni plus ni moins… Condamné, c’étaient pour lui les travaux forcés…

– On aurait bien vu que ton père n’avait pas sa raison.

– Le sais-je ?… Les médecins aliénistes peuvent se tromper… Mon père n’avait jamais fait preuve de folie ; c’était son premier accès… La folie des grandeurs, ça commence souvent comme cela… La loi française n’est pas assez prudente…

– Que faire ?

– Soumettre tous les criminels, sans distinction, voleurs, assassins et incendiaires, à un examen médical. Crois-moi, Louis, tout individu qui commet un acte en dehors des règles de l’humaine nature a, à l’heure psychologique de l’exécution du forfait, un désemparement cérébral. Oh ! je sais, tu vas me dire : « Ceux qui voient des fous partout sont bien près de le devenir eux-mêmes. » Je suis l’être le plus froid et le plus canne que tu puisses connaître ; tout dans ma vie – excepté les sentiments du cœur, bien entendu – est raisonné, calculé ; je suis un surveillant de mon existence et je déclare que les grands criminels, la plupart du moins, sont inconscients.

– Tu croirais, par exemple, que Marin Fenayrou…

– Est un irresponsable absolu. J’étais à l’audience, à Versailles. J’ai examiné de bien près sa conformation frontale ; c’est un incomplet : la tête est difforme.

– On irait loin avec ton système.

– Pas si loin que cela : il y aurait une commission permanente d’aliénistes dans les prisons, voilà tout. Enfin, ce n’est pas là ce qui m’occupe à cette heure ; ce que je veux, c’est sauver mon père… Il est tard, bientôt minuit. L’heure importe peu ; veux-tu venir chez moi ?

– Volontiers. »

Quelques minutes plus tard, nous sonnions à la porte d’une maison de la rue du Général-Foy.

« La maison où je suis seul maintenant, dit douloureusement Lorezzi ; l’autre est mort, mais l’autre reviendra. »
 

II

 

Lorezzi habitait le cinquième otage d’une des grandes maisons blanches de la rue du Général-Foy.

Il avait fait de la plus vaste pièce de son appartement un cabinet de travail où le livre coudoyait l’alambic, où la cornue aux formes fantastiques s’accrochait aux murailles semées d’ex-voto d’un nouveau genre : c’étaient, sur des étagères en bois noir, des prismes, des bocaux remplis de liqueurs jaunies, des boîtes de mathématique, des instruments de physique ; plus loin, une série de crânes humains, des ossements disparates, des mesures linéaires, des appareils de crâniométrie.

Au-dessus de la cheminée, sous une vitrine, apparaissaient les volumes traitant des alliages écrits par le vieux Lorezzi ; et, fixé sur les parois de la vitrine, un assortiment de toutes les monnaies contemporaines du monde.

Puis revenaient dans tous les coins de la salle de travail les objets représentant les préoccupations constantes de l’Italien : des lames de verre tachées par des liquides, des brochures écrites en langue étrangère, traitant de la transfusion du sang.

Un étrange laboratoire : il n’y manquait, pour en faire le réduit d’un hermétique du treizième siècle, que le lézard empaillé et le crapaud aux yeux glauques, symbole de la science diabolique.

La fenêtre large et claire s’ouvrait sur une petite terrasse couverte de liserons, de jasmin d’Espagne, de géraniums rouges vigoureusement poussés sous le plein soleil.

Sur une table, devant la fenêtre, se cachait, recouvert d’une toile grise, un appareil au cuivre luisant au travers des trous dont les acides avaient émaillé l’enveloppe.

« Ceci, dit Lorezzi en enlevant la toile grise, c’est le microscope de mon invention. Je suis parvenu à un grossissement qui laisse bien loin derrière lui les instruments les plus perfectionnés de Nachet. Mon microscope grossit extraordinairement les objets. Un grain de poussière devient une pierre de taille, une goutte d’eau un océan. Il faut t’avouer maintenant qu’une difficulté m’a longtemps arrêté dans la construction de mon appareil.

– Laquelle ?

– La lumière. Comme, avec le grossissement que j’ai obtenu, il me fallait une lumière extrêmement intense, j’ai dû en inventer une. La lumière du soleil vient de trop loin ; la lumière électrique est trop peu stable ; mais que dis-tu de celle-ci ? »

Et Lorezzi fit jaillir d’un bec de platine une flamme d’une intensité extraordinaire.

« Ne regarde pas trop longtemps, ajouta-t-il ; tu deviendrais aveugle. Penche-toi maintenant sur l’oculaire… Là, c’est bien… Que vois-tu ?

– Je vois une sorte de champ semé d’une innombrable quantité de pierres rondes et plates.

– C’est une goutte de mon sang, dit l’inventeur. Ces pierres, ce sont des globules. Eh bien, mon ami, tout est là ; toute la vie, toute la mort. Si ces petits êtres sont souffrants, l’homme est malade ; s’ils meurent, l’homme meurt. Ils vieillissent aussi ; alors, la chaleur et la vie s’éloignent peu à peu.

– Mais comment sais-tu si ces êtres sont malades ou bien portants, vieux ou jeunes ?

– Grâce à la puissance de mon microscope, je puis les suivre dans leurs plus minimes changements de formes qui traduisent exactement à l’œil leur état de santé. Voici les globules d’un vieillard : regarde. Ne dirait-on pas qu’ils portent des rides ?… Ceci, c’est un sang de jeune fille phtisique ; vois comme les êtres ont perdu leur aspect rond pour prendre une configuration tourmentée… Tiens, donne-moi ton doigt. »

Je présentai mon index.

D’un coup d’épingle vivement appliqué, Lorezzi fit poindre à l’extrémité une goutte de sang. Il la recueillit soigneusement entre deux lames de verre et la plaça dans l’appareil.

Et alors, la goutte devint un lac dont j’aperçus par myriades les habitants, – mes globules.

« Oh ! murmura l’inventeur, tu te lèves tard, mon petit Louis, tu te couches à l’aube et tu acceptes volontiers, après minuit, une tranche de pâté arrosée d’un verre de champagne… Prends garde ! Tes globules s’en ressentent ; les rouges meurent et les blancs paraissent. Les premiers sont la vie ; les seconds, la mort. Prends garde !… »

Ce diable d’inventeur avec son pronostic ne m’allait pas du tout.

« Voici enfin, continua-t-il, le sang de mon père. »

Alors, derrière la lentille du microscope m’apparurent des globules ravagés, tourmentés, véritablement bizarres, fous.

« Ont-ils assez l’air d’appartenir à un fou ? » soupira Lorezzi.

Le fait est qu’on l’eût deviné.

« Le microscope inventé, dit encore l’Italien, j’ai pioché ma transfusion du sang… On est bien arrivé à injecter de veine à veine quelque cent grammes de sang humain, mais qu’est-ce que cela, en raison des 7 ou 8 litres contenus dans l’économie ?… Tout au plus de quoi rendre la vie à un chlorotique ou à un blessé… Moi, j’ai trouvé le moyen de maintenir liquide dans mes appareils la chair coulante, comme disaient les anciens, non seulement liquide, ce qui est facile au moyen des sels qui l’altèrent, mais vivifiante et pure, – aussi nourricière que si elle suivait encore sa route accoutumée des veines aux artères dans le torrent circulatoire. Ce qui fait, Louis, que, prenant 100 grammes de sang à celui-ci, 100 grammes à celui-là, 200 grammes à un autre, avec un peu du sang de vingt individus vigoureux, j’amasse une quantité suffisante pour renouveler complètement le sang d’un seul homme.

– Tu as essayé ?

– Oui, d’abord sur les animaux.

– Et l’expérience a réussi ?

– Tu vois ce chat ?… »

Et il me montra un superbe angora ronronnant sur un fauteuil.

« Je l’ai laissé mourir de faim ; et quand il a été sur le point de rendre le dernier souffle, je lui ai ouvert une veine et injecté tout le sang d’un chat de gouttière.

– Pauvre bête !…

– Ne le plains pas. Tu vois s’il est gras, maintenant ; seulement…

– Quoi ?….

– Le matou a pris tous les instincts et toutes les habitudes de celui dont il a pris aussi la vie. Sa conduite fait mon désespoir ; c’est un don Juan enragé. Que veux-tu ? Il faudra faire attention, quand on opérera sur l’homme, aux antécédents moraux des sujets qui fourniront du sang…

– Mais sur l’être humain, tu ne l’as jamais expérimenté ?

– Si… sur mon père.

– Avec quel sang ?

– Avec le mien. »

Paolo Lorezzi continua :

« Mon père était furieux, il est calme ; il ne dormait jamais, ses nuits sont parfaites. La vision de l’or de l’hôtel des Monnaies a disparu. Il refusait tous les aliments ; il mange comme toi et moi.

Et je ne lui ai donné que deux cents grammes de mon sang. Ce n’est que le premier pas.

– Et le second ?

– Le second sera la guérison complète.

– Et quand cela, Paolo ?

– Bientôt… »

Nous venions à peine de nous asseoir. Lorezzi se leva et, me regardant bien en face, il mit ses deux mains sur mes épaules.

« Louis, j’aurai besoin de toi ; j’aurai besoin d’un peu de ton sang… Ceci ne se paie pas… Je te le demande comme au camarade dévoué qui peut comprendre ma douleur et mon espoir… Les problèmes de la science te touchent, toi aussi ; tu es un vaillant… C’est au nom de la science que je t’adresse ma prière, au nom d’un fils malheureux pour qui la vie sera un continuel supplice tant qu’il n’aura pas tenté cette décisive expérience…

– Je suis prêt, Paolo Lorezzi.

– À bientôt donc. »
 

III

 

Je regagnai mon appartement de la rue de Moscou. Pendant la nuit, la figure osseuse et énergique de l’inventeur hanta mon sommeil. Quel est l’homme qui n’a pas rêvé l’immortalité ?… Et voici que je touchais du doigt cette immortalité rêvée, si Lorezzi ne se trompait pas.

La raison rendue aux fous ?… Pouvoir dire aux familles infortunées qui pleurent un absent : « Vos larmes vont se tarir enfin !… Vous, jeune épousée, aux yeux d’azur, aux cheveux d’or, le sourire renaîtra sur votre bouche vermeille ; l’époux va revenir guéri ; son regard désolé vous donnera sa première caresse.

Toi, pauvre maman, ton fils va te tendre ses bras ; calme et reposé, il va reprendre sa place au foyer… Regarde : il est de retour du douloureux voyage… Il ne recommencera pas. Les gardiens ne viendront plus te le prendre !…

Vous tous, parents de fous, dont les amis sont morts avant l’heure, vous allez voir revenir vos amis !… »

N’était-ce pas la plus généreuse des visions ?…

Cependant, le temps marcha ; et, au milieu du tourbillon de la vie parisienne, de cette vie si terriblement usante, l’intensité de l’idée diminua un peu dans mon esprit ; j’y pensais encore pourtant quand, l’autre matin, je reçus la dépêche suivante. Chose bizarre, j’attendais ce jour même un télégramme de la villa-Jeanne, m’invitant à un repas d’amis à Asnières.

Je lus :
 

Viens demain mardi — Gare de Sceaux. — Train d’une heure cinq. — Ne manque pas — moment décisif approche.
 

PAOLO LOREZZI.

 

À l’heure indiquée, je me trouvais à la gare de Sceaux.

Paolo Lorezzi était là, très calme.

« C’est à Sceaux que se trouve la maison de santé où est interné mon père. Nous allons le chercher ; c’est pour demain. »

Ce fut tout.

Mais, dans le wagon, l’Italien me prit les deux mains dans les siennes, et sa pression fut si fraternelle que je me sentis trembler.

Il me semblait qu’à ce moment l’inventeur me criait toute sa gratitude.

En descendant du train, nous marchâmes lentement, sans mot dire, dans une route plantée de peupliers. Nous aperçûmes une porte basse à moitié cachée sous les lierres et les vignes folles qui dégringolaient d’un vieux mur.

« C’est là, » gronda sourdement Lorezzi.

La porte ouverte, un gardien en uniforme gris se prépara à nous accompagner à travers le parc jusqu’à la maison du directeur.

« Laissez-nous, mon ami, dit le fils du fou ; nous connaissons le chemin. »

Une grande allée pleine d’ombre s’ouvrait devant nous.

Un homme était là, vêtu de noir, coiffé d’un chapeau de paille ; il lisait un journal.

« Bonjour, monsieur Lorezzi, dit-il avec une courtoisie parfaite ; comment allez-vous ?

– Bien. Je vous remercie.

– Tant mieux !… Votre père ne va pas bien, lui. Sa tête est complètement perdue. Ce coquin d’or !… Pardieu ! il est devenu fou par la vision du métal, de même que Marin Fenayrou – le condamné à mort d’hier – a eu le cerveau détraqué par le maniement continuel des poisons de la pharmacie… Le Fenayrou, touchant chaque jour des matières propres à donner la mort, a rêvé une manière originale de faire mourir Aubert, l’amant de sa femme… Question de milieu et de contact… »

Puis, tout en nous accompagnant, le monsieur se mit à nous parler littérature, beaux-arts, politique… Il était parfaitement au courant de la question égyptienne, du changement de ministère, des livres nouveaux ; il connaissait l’achat du théâtre de l’Ambigu que la grande artiste Sarah-Bernhardt venait de faire pour son jeune fils Maurice.

« Quel est ce monsieur ? demandai-je tout bas à mon compagnon.

– C’est un fou.

– Allons donc !

– Tu vas voir. Eh bien, monsieur Delangle, dit-il en s’adressant à notre interlocuteur, et votre dernier miracle ?

– Oh ! monsieur, répondit modestement Delangle, c’est bien peu de chose. Avez-vous remarqué la longueur de la nuit dernière ?

– Parfaitement.

– C’est moi qui, pour me distraire, avais arrêté la lune… Mais le vrai miracle réside dans mon invention nouvelle…

– Votre invention ? interrogea Paolo, devenu tout tremblant.

– Oui, monsieur, mon invention. »

Je n’osais regarder Lorezzi.

Delangle continua :

« Ma qualité d’amiral anglais me préoccupe vivement… Je suis lord Seymour ; et comme le bombardement d’Alexandrie m’a attiré des inimitiés énormes, je me suis préoccupé à inventer un canon gigantesque.

– Un canon ?…

– Tenez !… »

Le malade s’arrêta et imita une détonation ; puis il cria :

« Voyez le boulet… Là !… Boum !… Il part !… la terre… Pif !… pan !… Il rase tout sur son passage et il revient tout seul se loger dans la culasse… »

Nous prîmes congé de M. Delangle, qui continua à gesticuler au milieu de l’allée.

Nous arrivâmes à la maison du directeur, une haute construction neuve, fraîchement badigeonnée de blanc, avec des contrevents verts.

Le directeur, homme grave, aux favoris blancs, à l’œil très doux, nous reçut avec une extrême bienveillance. Une chose me frappa en lui : la défiance qu’il paraissait avoir de lui-même, une sorte de timidité excessive.

J’ai eu, pas plus tard qu’aujourd’hui, l’explication de ce phénomène par un des savants anthropologistes les plus distingués de notre temps. Il paraîtrait que les hommes, médecins ou autres, que leur situation oblige à vivre en contact presque continuel avec les fous gagnent, dans les scènes terribles qui se passent devant eux, une réserve d’attitude nécessaire à leurs fonctions. La vue des agités peut produire des effets désastreux ; les directeurs se surveillent et se gardent d’eux-mêmes.

En tout cas, je n’ai jamais vu d’homme plus froid et plus calme que ce directeur. Le public a tort de croire que la folie se prend si facilement par le contact ; la statistique est presque muette sur les cas d’aliénation mentale qui pourraient se produire chez les aliénistes… Et c’est tant mieux pour ces martyrs du devoir !

Le directeur nous conduisit jusqu’à un petit pavillon caché dans le fond du parc.

« Je vous laisse, messieurs ; soyez prudents. »

Il ajouta :

« M. Lorezzi reste quelquefois des heures entières à contempler un crucifix de grandeur nature qui est dans sa chambre… C’est la seule vision du pauvre malade… »

Au premier étage, dans une petite chambre très gaie, aux murs tendus du papier à fleurs roses, un vieillard, à longue barbe blanche, était étendu sur une chaise longue.

Il était vêtu d’une robe de chambre à carreaux verts.

« Bonjour, père, » fit la voix douloureusement oppressée de Lorezzi.

L’œil du fou se détourna un instant du point chimérique qu’il fixait dans l’espace, s’arrêta un instant sur le visage anxieux de son fils, puis, sans un éclair, sans un rayon, il remonta là-haut, dans son rêve.

« Tu vois, me dit Lorezzi, cette intelligence est bien morte. Il n’y a plus rien là. »

Et il caressait doucement la tête du vieillard.

« Eh bien, demain, je lui rendrai sa pensée perdue ; je lui rendrai la vie.

– Oui, continua-t-il en s’animant et en s’adressant directement à son père, caresse ta chimère pour la dernière fois, esprit perdu !… Tu vas renaître à la réalité, tu redeviendras mon père ; tu reprendras tes admirables travaux… Tu ne seras plus fou… C’est ton fils qui te le jure… Tu es loin de moi, bien loin ; je vais te ramener bien près, bien près… »

Il disait ces mots avec une emphase singulière et avec une majesté scénique étonnante.

Éclairé par la fenêtre grande ouverte, il se dressait ; sa taille semblait grandir ; son geste devenait ample et solennel, et le fou avait, cette fois, une lueur dans la prunelle. Il semblait comprendre enfin que ce langage s’adressait à lui et que le monde des chimères subitement évoqué par son fils était comme un prolongement de la route merveilleuse où son imagination troublée le conduisait.

Puis, peu peu, l’exaltation de mon ami se calma ; la voix reprit son timbre ordinaire, le geste s’apaisa, tandis que l’œil du vieillard s’éteignait à mesure. Cet œil brilla pourtant une dernière fois quand il se porta sur le crucifix d’ivoire placé au-dessus de la cheminée ; le malade s’abîma dans une douloureuse extase. Nous ne parlâmes plus.

Deux gardiens prirent chacun par les bras l’ancien contrôleur général des monnaies. Le père Giovanni Lorezzi se laissa conduire, sans résistance, jusqu’à la voiture de l’établissement qui devait nous ramener à Paris.

Pendant le trajet, nous essayâmes en vain de le distraire. Il restait là, dans le fond de la voiture, immobile, les yeux fixes.

On s’arrêta devant la maison de la rue du Général-Foy.

« Demain matin, huit heures, me dit Lorezzi, en me pressant dans ses bras avec une tendresse d’enfant.

– Compte sur moi.

– Ah ! à propos, prends garde de manger auparavant, tu éprouverais une syncope.
 

*

 

Le lendemain matin, à huit heures, je me présentai chez Paolo. Il avait congédié ses domestiques pour rester seul en face de son œuvre. Son visage, qui portait les traces d’une longue insomnie, respirait un enthousiasme farouche. Ses grands yeux bleus aux fibrilles d’or étaient traversés par des éclairs. C’étaient comme ces rayons de gloire qui passent dans les yeux des grands capitaines quand la mort tonne sur le champ de bataille.

« Tu n’as pas peur ? » me demanda-t-il, un peu triste.

Une vigoureuse étreinte qui disait mon amitié profonde et ma foi robuste fut ma seule réponse… Non, je n’avais pas peur.

Dans le laboratoire, tout était préparé pour l’accomplissement de l’expérience. Sur la table, à la place habituelle du microscope, s’allongeait comme un serpent l’appareil de transfusion : c’était là encore une invention de Lorezzi, – un simple tube de verre portant un robinet de cuivre à son milieu. Aux deux extrémités de ce tube s’adaptaient deux tuyaux de caoutchouc, munis à leur terminaison de longues aiguilles creuses.

« Je suis obligé, dit Paolo, de revenir aux anciens procédés, à la transfusion de veine à veine… Je te dois un aveu : malgré toute ma bonne volonté, il ne m’a pas été possible de me procurer le sang nécessaire, en offrant même de le payer cent fois son poids en or. La raison qui, à la dernière heure, a fait reculer ceux qui s’étaient engagés avec moi, c’est que certaines expériences tentées dans les hôpitaux de Paris ont entraîné la mort des quelques personnes qui s’étaient courageusement dévouées. Chez l’une d’entre elles, – un jeune étudiant de la Faculté de Paris, – la phtisie s’est révélée avec une foudroyante rapidité. L’autre victime a été une marchande des Halles, une vigoureuse gaillarde qui est morte anémique, par la seule perte d’une livre de sang…. Je te devais cette confidence, Louis… Réfléchis.

– Je suis prêt.

– Au surplus, ajouta l’inventeur, je ne te prendrai que bien peu de sang… Le reste, c’est moi qui le fournirai. Il est des choses pour lesquelles on ne dit pas « merci, » n’est-ce pas ?… »

À ce moment, de la fenêtre ouverte, il monta une bouffée d’air attiédi et embaumé par les fleurs de la terrasse. Une matinée superbe d’août, un temps très clair. Je regardais la rue pleine d’animation, et il me sembla que quelque chose de grand me disait : « C’est bien ; courage ! »

Paolo était allé chercher son père dans la chambre voisine ; il le conduisit jusqu’au fauteuil d’osier placé en face du jour. Giovanni se laissa mettre le haut du corps à nu ; on plaça au-dessus de ses épaules un drap de fil.

« Écoute-moi bien, me dit Lorezzi ; je vais enfoncer l’une de ces aiguilles, qui est creuse, dans ton artère radiale, l’autre dans la veine médiaire de mon père. Je n’aurai ensuite qu’à tourner le robinet, et ton sang coulera par sa propre impulsion jusqu’au cœur au vieillard… Mais, auparavant, je vais soustraire à mon père une quantité de sang égale à celle qu’on va lui rendre… Il faut le saigner… Tiens-lui le bras. »

Paul fit rapidement une ligature à la racine du membre ; les veines apparurent en cordons saillants.

Le vieux Giovanni était immobile ; mais, à la vue de la lancette, il fit un bond violent, échappa à mon étreinte et se blottit tout tremblant dans un coin du laboratoire.

« Attachons-le, » murmura Lorezzi d’une voix sourde.

En un clin d’œil, le vieillard fut solidement fixé sur son fauteuil. Pendant cette opération, on eût dit que le regard inconscient de Giovanai nous remerciait des précautions infinies que nous avions prises pour l’empêcher de remuer.

La lancette piqua les chairs ; le sang jaillit, rutilant, superbe.

Pris d’une sourde rage de vie, le fou se secouait ; une écume venait à ses lèvres ; ses yeux s’injectaient de rouge, puis, peu à peu, la pâleur envahit son visage ; sa tête blanche s’inclina sur son épaule. Le sang ne jaillissait plus de la blessure. Maintenant, il suintait goutte à goutte et coulait le long du bras pour tomber en un mince filet rouge dans la cuvette déjà à moitié pleine.

Quelques convulsions remuèrent les membres du patient. Le sang s’arrêta tout à fait.

« Allons, vite, cria Lorezzi, assieds-toi là ; une minute perdue, c’est la mort !… »

Je présentai mon bras nu.

Et brusquement il m’enfonça une aiguille dans l’épaisseur du poignet. Mon sang remplit l’appareil. Paolo tourna le robinet. La main sur le tube, prêt à interrompre la communication, l’inventeur observait.

Je regardais, malgré ma volonté, le visage pâli du vieillard inerte pour y saisir le retour de la vie… Un soupir souleva tout à coup sa poitrine…

Paolo était transfiguré. Il me sembla, à ce moment, que le grand soleil tamisé par les persiennes roses de la croisée traçait comme une auréole tremblante sur la tête du fils rédempteur. Cette physionomie italienne se présentait à mes sens défaillants dans une apothéose douloureuse et sublime, et je demeurais un extase.

« C’est assez, fit mon ami. À moi, maintenant. Si par hasard je m’évanouissais, tu fermeras immédiatement le robinet. Sinon, laisse couler, n’interviens pas… Repose-toi là, sur le canapé ; moi, je veille… Comme tu es pâle !… Souffres-tu ?

– Non. »

Pendant un temps qui me parut éternel, je vis le sang couler ; puis la force m’abandonna… Je sentis mes jambes fléchir, ma tête tourner… un voile gris passa devant mes paupières ; je tombai…
 

*

 

Je restais là sans connaissance. De temps à autre, j’entendais une voix lointaine qui disait :

« Louis !… Louis !… »

Mais il me semblait que c’était une continuation de mon rêve… J’étais las…

La voix revint :

« Louis, au secours… Ferme !… Louis !… »

Je fis un puissant effort pour me relever. Mon corps épuisé resta cloué à terre, mais le voile qui me cachait la lumière se dissipa… Un spectacle terrifiant se présenta à ma vue.

Le fou avait empoigné d’une main robuste le robinet de communication, et il le maintenait grand ouvert.

« Louis !… râla une dernière fois Paolo, viens… je meurs… »

Voir cette figure défaillante, entendre cette plainte sonner comme un glas funèbre, regarder ces mains ensanglantées tendues vers moi, et ne rien pouvoir !…

… Alors, le vieux Lorezzi, plein de la vigueur de ce sang jeune et bon, rompit ses liens… Il bondit furieusement dans la chambre, saisissant les microscopes, les alambics, et les brisant contre la muraille avec une joie féroce.

Il allait par la chambre – le drap de lit battant ses épaules nues, la poitrine semée de larges taches rouges – et il riait tout drôlement, d’un rire de bête. Il allait, faisant mille grimaces et mille cabrioles… Puis, tout brusquement, il s’arrêta devant le corps inerte de son sauveur ; se mettant à genoux, il prit entre ses mains le visage tout blanc que la mort avait saisi et il le regarda curieusement, avidement, comme autrefois, – dans sa chambre de fou, – il regardait le visage de Jésus crucifié.
 
 

FIN

 

 

(Dubut de Laforest, in La République française, treizième année, n° 4151, 4152, 4154 et 4156, vendredi 13, samedi 14, lundi 16 et mercredi 18 avril 1883 ; cette nouvelle a été reprise en volume sous le titre « Une Livre de sang, » avec une dédicace à Gustave Isambert, à la suite de Belle-Maman, moeurs contemporaines, Paris : Édouard Dentu, 1884, puis sous le titre « La Transfusion du Sang » dans son recueil Pathologie sociale, Paris : Paul Dupont, 1897)