Avec une rigueur un peu ridicule – eh ! quelle rigueur serait exempte de ridicule ? – tel critique s’interdit ce qui rappelle, même de loin, l’antique jeu du parallèle. Certes, nulle comparaison ne marche sans boiterie. Mais n’est-il pas d’agréables boiteuses ? J’en vois qui portent des torches. L’inégalité des pas fait, sous les panaches tremblés de la fumée, danser les lueurs et les ombres : les aspects sont multipliés et frémissants, de plus de sourire. Peut-être, d’ailleurs, tout mot qui a déjà servi ébranle-t-il – mystérieuses, des voiles qui sur d’autres voiles se lèvent et retombent, confuses aussi par leur ombre, – un chœur et un vertige de comparaisons. C’est peut-être au silence que se devrait condamner le critique rigoureux.

Rosny aîné est de ceux qui mettent sur nos lèvres émues cette exclamation : « Oh ! l’homme incomparable… » Prenez garde. Pareille conclusion présuppose des comparaisons essayées et dont aucune ne satisfit… Laisser insatisfait n’est-il pas ton premier devoir, Comparaison ? À vouloir davantage, tu perdrais tes riches incertitudes qui tâtonnent aux ténèbres ocellées du trésor, pour devenir, sous la grise lumière, pauvreté, sérieux primaire et identification… « Incomparable » signifie que l’objet de notre étude échappe toujours par quelque point aux unités dont nous le voulons mesurer.

Par la puissance créatrice qui, dans un monde de récits, jette un peuple de personnages tous vivants, tous distincts, Rosny nous fit longtemps songer à l’auteur de la Comédie humaine. Et, sans doute, on a comparé tout le monde à Balzac : jusqu’à Anatole France qui, certes, n’a jamais rien créé et vaut uniquement par des souplesses de pensée et des grâces de style que le titanique romancier ne connut point. Oui, on a comparé à Balzac tout le monde et un peu plus : jusqu’à Félicien Champsaur, ce néant. Sans doute aussi le philosophe du Pluralisme montrait, même dans ses œuvres d’observation et d’imagination, la faculté de considérer les choses sous leur aspect d’éternité et de produire des systèmes équilibrés et originaux d’idées générales ; tandis que Balzac, si on le châtrait de sa force féconde, ne serait plus que préjugés et snobisme. Malgré tant de réserves, on trouvait au rapprochement une valeur souriante. Ne permettait-il pas de creuser les rives un peu incertaines d’une théorie et d’une loi ?

La grande puissance créatrice semblait ne pouvoir aller sans quelque imperfection superficielle et quelque volcanique chaos. Shakespeare est barbare comme la mer : il faut descendre à ses profondeurs pour oublier ses vagues brutales et son écume de préciosité. Ce n’est pas à tort que les contemporains raffinés signalaient dans Molière du galimatias. Souvent la période, chez Corneille, s’embarrasse et bégaie. Les mots lourdement armés et longuement empanachés d’Eschyle ne laissaient pas de faire rire les plus délicats parmi les Athéniens. Quant à Balzac, son style ne satisfait même pas M. Faguet, primaire d’Académie et de Sorbonne.

Avec la satisfaction étonnée de l’astronome qui trouve, par hasard, la comète fidèle au vieux rendez-vous, on constatait ce que la syntaxe de Rosny avait parfois de rugueux et d’abrupt ; on souriait à ses négligences hautaines ou à ses efforts un peu grinçants. Le mot amusait aussi qui, à vouloir dire plus qu’il ne peut, s’alourdissait et crevait, sac trop rempli. Ou bien on le regardait se gonfler des nuances métalliques et des poisons de notre cher argot scientifico-industriel. Mais…

Mais les romans de préhistoire, aussi puissants que les autres, par quel miracle échappaient-ils à tous ces défauts ? Comment, chez eux, la subtilité devenait-elle profondeur qui ne nuit plus à l’émotion et pourquoi le frémissement n’y troublait-il jamais l’harmonie ? Mais… mais tels récits contemporains, La Juive par exemple, ne nous donnaient-ils pas, avec des observations pénétrantes et d’ingénieuses pensées savamment ordonnées aux plis d’un drame angoissant, les joies souveraines d’une forme pleine et exacte ? Mais… mais voici que Rosny nous offrait, défi souriant, une œuvre de charme classique, ce nu, délicat, presque grêle, Amour étrusque.

Or, ce qui fut chez lui rencontre heureuse ou gageure gagnée et triomphe d’un jour est devenu, semble-t-il, glorieuse et définitive conquête. Quelques traces de ce précieux scientifique, qui sera le ridicule européen de notre temps comme la précocité sentimentale est le ridicule européen de la longue époque des Gongord, des Marini et des Voiture, déparent encore, à certaines pages, cette puissante Vague rouge, le plus complet et le plus exact tableau de notre mouvement révolutionnaire. La Guerre du feu et La Mort de la Terre sont des perfections originales. Oh ! nous ne les comparerons pas aux livres qu’on proclame « bien écrits » : ici, nulle de ces mollesses et de ces lassitudes dont Anatole France charme les belles dames et les universitaires qui aiment à lire au bercement d’un demi-sommeil.

Quelle richesse équilibrée permet à un même écrivain, après la Guerre du feu, épopée des aurores humaines et des espérances illimitées, de créer La Mort de la Terre, psaume d’un lent, et d’être définitif, écrasant crépuscule ? Quelle puissance lui donne de soulever, sans en rester courbaturé, de tels blocs de tristesse ? Voici une désolation pire que celle de l’Inferno. Cette tombe des derniers hommes est une impasse où s’arrête tout pèlerinage : il n’y aura, vers des purgatoires ou des paradis, ni chemin qui monte, ni guide, ni voyageur à conduire. Et combien défleurie la pente qui tombe au vorace abîme ! « Un sinistre paysage de granit, de silices et de métaux, une plaine de désolation étendue jusqu’aux contreforts des montagnes nues, sans glaciers, sans sources, sans un brin d’herbe ni une plaque de lichen. Dans ce désert de mort, l’oasis, avec ses plantations rectilignes et ses villages métalliques, était une tache misérable. » Les âmes sont aussi des paysages de résignation lugubre. « Accoutumées à une existence monotone, que troublaient seuls les météores, les peuplades avaient perdu le goût de l’initiative. Les déserts énormes qui les enveloppaient, vides de toute ressource humaine, pesaient sur leurs actes comme sur leurs pensées. » Les maux inexorablement croissants qui les écrasent ont tari en eux jusqu’à « ces réserves d’épouvante et de douleur qui sont la rançon des joies puissantes et des vastes espérances. » En présence d’une catastrophe soudaine, de celles qui aujourd’hui renversent les foules au gouffre des gestes incohérents et de lâches cruautés, mais redressent de rares héros vers les activités sublimes, « une lourde horreur pesa sur les âmes. Ce n’était pas le trouble ardent des hommes de jadis ; c’était une détresse lente, lasse, dissolvante. »

Quoi donc a créé la désolation morne de la Terre et des êtres ? La disparition progressive de l’élément humide. « Dans les hautes régions atmosphériques, la vapeur d’eau fut de tout temps décomposée, par les rayons ultraviolets, en oxygène et en hydrogène : l’hydrogène s’échappait dans l’étendue interstellaire. » Mal contre lequel nulle victoire conquérante n’est possible. Certes, les hommes ont multiplié les moyens défensifs. D’une science précise et qui tremble, ils protègent et utilisent leurs dernières ressources, celles avec lesquelles il leur faudra disparaître. Mais, ils le savent et s’y résignent, ils ne peuvent que retarder le dénouement inévitable. Cette lutte pour ralentir un peu la retraite, pour l’empêcher de devenir, avant l’heure fatale, déroute et débâcle, que peut-elle inspirer à d’irrémédiables vaincus et trop conscients, que le plus morne des courages ?

Dans ces paysages de désespoir, parmi ces âmes d’aridité et d’indifférence, Rosny a su dresser, grand et vraisemblable, le héros. Targ, toujours frémissant vers la conquête de quelque source profonde et de quelque souterraine espérance, est une des plus nobles, des plus toniques et des plus harmonieuses créations de notre siècle. Il est la dernière de ces belles folies en flamme qui, seules, donnent à la grise et inerte vie couleur et mouvement. Son âme s’élance « non pour des buts précis, mais pour ces fins lointaines, immenses et féeriques qui avaient, jadis, conduit l’homme vers tous les inconnus de la Planète. » Sur cette terre appauvrie, dans cette humanité misérable, Targ parvient à vivre la grande épopée des aventures bienfaisantes, des triomphes de la foi, de l’action et de l’amour. Triomphes d’un jour, comme toutes les fleurs des jardins et des gestes. Qu’importe ? Hélas ! ici, il importe. Cette fleur est la dernière fleur humaine. Nulle graine ne la renouvellera sous le soleil veuf.

Désert de mélancolie sans bornes et sans oasis ! Non pas. Étrange comme un mirage, voici, comme au-delà d’un frémissement d’horizon, une manière de joie et d’espoir. La vie de l’humanité peut finir ; non point la Vie. Nuage qu’entrouvre une lumière d’éclair, menace où se devine la promesse, grimace qui, semble-t-il, va s’achever en un sourire inconnu, quelle singulière et bellement imprécise conception, celle de la vie qui, selon le rêve de Rosny, sur la Terre desséchée, succédera à notre vie !

Rien de ce que nous appelons du nom glorieux et douloureux ne semble possible sans eau ; toute forme animale ou végétale est condamnée en même temps que notre forme et notre humide flamme.

D’un effort de génie, Rosny multiplie sur la planète désolée d’étranges créatures magnétiques. « Le minéral, vaincu pendant des millions d’années par la plante et la bête, prenait une revanche définitive. » Il faut lire le texte pour comprendre et admirer ces « ferromagnétaux » d’une vie si inattendue ; vie « sournoise, terrifique, inconnaissable » ; vie « abominable d’être celle qui succéderait à la vie humaine. » Abominable aussi de boire déjà, à chaque occasion, le sang de nos veines.

Abominable ?… Point de vue d’étroit chauvinisme humain que Rosny et ses héros dépassent souvent. Toute vie est admirable. Si élémentaire soit-elle, laissez que la couvent les ailes du temps et, dans les lointains où se multiplient les éclosions et où les horizons reculent, voyez : la grâce souple de la joie, la beauté éperdue de la douleur, les frémissements de l’amour ; et, aux abîmes de la conscience, les rampements, qui se confondent, des éclairs et des reptiles ; et, autour des sommets d’héroïsme, une gloire de rayons qui semblent émaner d’eux plus que du soleil. Aussi, dans ces derniers jours, « une sorte de religion est née, sans culte, sans rite : la crainte et le respect du minéral. Les derniers hommes attribuent à la Planète une volonté lente et irrésistible. D’abord favorable aux règnes qui naissent d’elle, la Terre leur laisse prendre une grande puissance. L’heure mystérieuse où elle les condamne est aussi celle où elle favorise des règnes nouveaux. » Aussi, quand Targ a vu périr tous ses semblables, quand il représente à lui seul toute l’humanité condamnée sans appel ni sursis, il se refuse aux douceurs de l’euthanasie et, livrant sa vie à la Vie, s’étend parmi les ferromagnétaux dévorateurs. « Humblement, quelques parcelles de la vie humaine entrèrent dans la Vie nouvelle. »

Si médiocre que soit mon analyse, je croirais faire injure au lecteur en y ajoutant le moindre éloge concernant la puissance tragique ou la profondeur philosophique de ce livre. À travers le plus faible résumé, il est impossible qu’on ne les devine pas.

On sent aussi quelle originalité Rosny apporte au domaine du merveilleux, comme dans toutes les autres provinces de son vaste empire. Sur ce terrain, par les Xipéhuz, La Légende sceptique et Le Cataclysme, il a devancé Wells. Il est d’ailleurs infiniment plus profond et à la fois plus merveilleux et plus harmonieux que le trop célèbre Anglais dont un seul livre, L’Île du docteur Moreau, me paraît autre chose qu’une amusette. Les vivants que créé Rosny sont autrement étranges et donnent un autre vertige que les puérils Martiens ou les enfantins Lunaires. Et il ne s’attarde pas aux lourdes explications mécaniques qui, prétendant justifier le détail du merveilleux, le rendent proprement inconcevable et ridicule. Rosny est trop philosophe et trop poète pour se laisser envahir à ce mécanisme encombrant qui écarte non seulement les aimables souplesses, mais surtout le véritable intérêt humain, vivant et éternel.

Après des méditations multiplement comparatives comme celle à quoi je viens de me livrer, il me semble que je mets un sens plus plein dans l’exclamation : « Rosny aîné, oh ! l’homme incomparable ! »
 
 

 

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(Han Ryner, in La Plume littéraire, artistique, historique, sociale, dix-septième année, n° 388, 1er juin 1912 ; les illustrations de Guillot de Saix sont extraites de la publication originale du roman de J.-H. Rosny aîné dans Les Annales politiques et littéraires entre le n° 1405, dimanche 29 mai 1910, et le n° 1412, dimanche 17 juillet 1910)