Jamais la vie n’a été plus agréable, depuis que l’homme a maîtrisé les éléments. Il a arraché aux oiseaux l’empire des airs, aux poissons le royaume des ondes, et il y règne maintenant sans conteste, et de la manière la plus joyeuse du monde, dansant de folles rondes au-dessus du faîte des plus hauts arbres, comme les libellules, ou à fleur d’eau, à l’heure où le soleil s’y réfléchit, à la manière des goujons.
Quand on relit les vieux ouvrages, publiés à l’aurore du siècle dernier, vers l’année 1909, on est confondu d’étonnement en y retrouvant les échos de l’enthousiasme que déchaînèrent des découvertes qui nous feraient sourire de pitié. Qu’était-ce que l’aéroplane ? Qu’était-ce que le sous-marin ? Moins que rien l’effort incohérent d’un être rampant pour briser ses chaînes.
Aujourd’hui, l’homme sait voler et vivre dans les airs ; il sait plonger, se diriger et respirer au fond des eaux. Il peut passer d’un élément à l’autre avec la plus grande aisance ; il est à la fois poisson volant et oiseau plongeur.
Peut-on concevoir quelque chose de plus parfait, de plus approprié aux raffinements extrêmes de la civilisation que nos cités aériennes ou que nos villes sous-marines ? Les premières planent légèrement au-dessus de la glèbe, grâce à leurs plans cloisonnés, soutenus par des turbines automatiques. Le gauchissement des toits permet de virer doucement sans changer de place, selon la direction du vent. Quand le ciel se couvre et que le temps devient menaçant, il suffit de quelques tours de l’hélice centrale et horizontale pour que l’agglomération s’élève au-dessus des nuages. C’est le soleil éternel.
Quant à nos cités sous-marines, elles nous servent surtout de retraites estivales. C’est là que nous allons nous mettre au frais par les grosses chaleurs. Ce sont de véritables villes d’eaux.
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Naturellement, dans les hauteurs atmosphériques, comme dans les profondeurs aquatiques, nous avons à notre disposition tous les animaux qui peuvent nous être utiles ou agréables, ceux qui servent à notre nourriture, comme ceux qui servent à nos plaisirs en nous tenant compagnie. Tous, à l’instar de l’homme, ont appris à voler, à nager et à plonger.
Quant aux oiseaux et aux poissons, l’homme les a chassés de leurs anciens domaines. Ils grouillent maintenant sur la glèbe, où les oiseaux se traînent en se servant de ce qui fut leurs ailes comme de pattes supplémentaires, où les poissons ont appris à ramper.
Des livres très anciens nous apprennent que, sur cette glèbe, l’homme vécut jadis. Il paraît qu’il réussissait à s’y mouvoir en se servant de ses pieds. Malheureusement, les principes de mécanique qui présidaient à ce genre de locomotion se sont perdus. Nous nous demandons aujourd’hui comment l’homme pouvait se diriger sur le sol au moyen de ces organes délicats qui nous aident aujourd’hui à nous soutenir dans les airs ou sous les eaux. Chaque orteil a sa mission bien définie, mission de direction latérale, en hauteur, en profondeur ou en sustentation. Et l’on se demande comment se comporterait le pied de l’homme, s’il se trouvait soudain mis en contact avec une surface solide.
En somme, l’homme d’aujourd’hui se croit à tort maître de l’univers. Deux routes lui sont ouvertes, dont il est le maître absolu, la route de l’air et la route de l’onde. Une seule lui semble désormais impitoyablement interdite : la route terrestre.
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Mais l’homme est insatiable. Il veut soumettre le globe entier à son empire. Rien n’étonne son génie, rien n’arrête son audace.
Il voudrait aujourd’hui se diriger, à l’instar des oiseaux et des poissons, sur l’écorce terrestre. Dans son ambition inlassable, il voudrait s’élancer vers le sol. Malheureusement, la matière lui résiste encore ; elle le brise.
De hardis inventeurs ont prétendu avoir trouvé la machine à marcher. Mais la mort ou d’horribles blessures ont jusqu’à présent récompensé leurs héroïques efforts. Les machines à marcher que l’on a expérimentées jusqu’à ce jour ont éclaté ou se sont brisées, tuant ou estropiant sans merci les malheureux qui avaient tenté de se confier à elles.
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La locomotion terrestre nous sera-t-elle à jamais interdite ? On le croyait encore hier. Et voici qu’une lueur d’espoir a surgi. Un événement extraordinaire s’est passé, qui a produit et produit encore une énorme sensation. Toutes les cervelles sont à l’envers. On ne parle que de cela. Je consigne le fait dans mes notes journalières.
Hier, vers cinq heures de l’après-midi, nos astronomes, qui, de leurs télescopes puissants, inspectent incessamment et à tour de rôle, le ciel pendant la nuit et la terre pendant le jour, signalèrent un être bizarre qui semblait se mouvoir sur la glèbe. Il n’appartenait à aucune espèce connue d’oiseaux ou de poissons. On l’avait vu arriver de très loin, et l’on se perdait en conjectures sur sa nature, sur le genre animal auquel il pouvait bien appartenir.
Quand il se fut approché assez près pour que l’on pût distinguer ses formes, le directeur de l’Observatoire, qui ne le quittait pas des yeux, laissa échapper son télescope et un cri :
« Mais c’est un homme ! »
Et tous les astronomes qui travaillaient sous ses ordres répétèrent simultanément :
« Mais c’est un homme !… »
La nouvelle se répandit dans la cité avec la rapidité de l’éclair. On venait de découvrir un homme sur l’écorce terrestre ! Chacun s’arma de jumelles, de longues-vues. L’être que l’on aperçut alors était bien un homme, ou, tout au moins, il ressemblait à l’homme de singulière façon.
Il était vêtu à peu près de la même façon que nous autres, sauf que ses mains et ses pieds étaient recouverts de gaines de cuir, alors que nos mains et nos pieds sont nus et libres, comme il sied à des êtres volants et plongeants. Il se tenait, par un véritable prodige d’équilibre, debout sur ses pieds et s’avançant en poussant alternativement l’un devant l’autre. Une de ses mains tenait une sorte de bâton, sur lequel il semblait s’appuyer. Et, à notre stupéfaction, il cheminait de la sorte, à travers les oiseaux et les poissons qui peuplent le sol, sans qu’aucun d’eux tentât de l’attaquer, alors qu’ils nous menacent de leurs cris ou de leurs gestes – car les poissons ne crient pas – dès que nous nous approchons un peu trop de la glèbe.
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Aussitôt que l’être mystérieux fut arrivé au-dessous de la cité, nous prîmes notre essor et nous nous dirigeâmes vers lui en groupe compact. Quand nous fûmes arrivés à quelques mètres du sol, nous nous mîmes à voleter en cercle autour de lui, en l’examinant avec la plus vive curiosité. En même temps, du fleuve qui coulait à travers le sol, d’autres hommes émergeaient à mi-corps et regardaient l’être avec une attention étonnée.
C’était bien un homme que nous avions devant nous. Il avait deux yeux, un nez, une bouche, deux oreilles, une moustache retroussée et un monocle. Et, merveille des merveilles, il se déplaçait au moyen de ses pieds et en se servant aussi, mais fort peu, du bâton qu’il tenait à la main.
En somme, cet homme – car c’en était bien un – marchait, c’est le mot, sans le secours d’aucune machine à marcher. Nous en demeurions bouche bée.
Quant à lui, il n’était ni troublé, ni ému, ni effrayé de notre présence. Et pendant que nous continuions, soit à voleter, soit à nager avec effarement, il tira tranquillement un petit appareil de sa poche et se mit à nous photographier.
Le directeur de l’Observatoire fut le premier d’entre nous qui put reprendre son sang-froid. Il se rapprocha du sol et de l’être d’aussi près qu’il lui fût possible et, s’adressant à celui-ci, il lui dit :
« Qui donc es-tu, toi qui oses te mouvoir sur l’écorce terrestre au moyen de tes pieds ? »
L’être sourit, retira poliment son chapeau et répondit :
« Je suis l’envoyé spécial du Gaulois. »
Adrien Vély
(petit-neveu)
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(Adrien Vély, in Le Gaulois, quarante-quatrième année, troisième série, n° 11665, mardi 21 septembre 1909 ; illustration de Henriot pour les Aventures prodigieuses de Cyrano de Bergerac, Épinal : Pellerin, 1900 ; « Harpia, » gravure de Jean-Baptiste Coriolan extraite de Monstrorum Historia d’Ulyssis Aldrovandi, Bologne : 1642)