XXVII
Où il est prouvé que c’est Séverin Lory qui est un menteur
(Suite)
« Je n’en ai pas commis ! répliqua fièrement l’accusé.
– Ah ! mon enfant, prenez garde ! quoi ! par une obstination que rien ne justifie, voulez-vous nous obliger à employer des moyens violents, de fâcheuses rigueurs, qui répugnent à la charité chrétienne ?
– Quelles rigueurs ?
– Hélas ! voyez vous-même, pauvre pécheur ! »
Sur un signe du prélat, Séverin Lory tourna la tête.
Il vit don Guillotin qui était en train de faire chauffer de petites aiguilles de fer sur un fourneau qu’on venait de lui apporter.
« La torture ! dit Séverin Lory en frémissant.
– Évitez-nous la douleur de vous l’infliger ! il est encore temps ! avouez, avouez vos crimes !
– Ah ! vous êtes des infâmes ! s’écria le jeune homme. La torture ! c’est donc vrai ! elle existe ? vous l’appliquez encore ? On me l’avait dit, mais je ne voulais pas le croire ! Ah ! tenez, les criminels, c’est vous ! Et dire que, trompé, séduit, ébloui par vos semblants de charité et de vertu, j’ai été sur le point de devenir l’un des vôtres ! Certes, je suis bien abandonné des hommes et de Dieu, je souffre des douleurs que je croyais impossibles, mais, – sur mon âme, je le jure, – j’aime mieux être ce que je suis, c’est-à-dire le plus misérable des vivants, que d’être ce que vous êtes, vous, Monseigneur, c’est-à-dire un monstre ! »
Séverin Lory parlait avec une fermeté superbe. Cette jeune âme était une grande âme. Si bien que don Guillotin se dit en lui-même en faisant chauffer ses petites aiguilles :
« Allons, j’avais mal jugé cet enfant ; il a du cœur, et je crois que je m’amuserai fort tout à l’heure. »
Cependant, Mgr Billü s’était levé, une rougeur de colère aux joues et une flamme dans les yeux.
« C’en est trop ! Je ne saurais supporter plus longtemps que la religion soit insultée en ma personne. Voulez-vous, oui ou non, avouer que vous êtes affilié au comité révolutionnaire, et que vous avez violé, après l’avoir assassinée, Mlle Isabelle de la Bordairie ?
– Non ! cria Séverin.
– Eh bien, Guillotin, fais ton devoir ! » dit le prélat en se rasseyant.
XXVIII
Où don Guillotin se montre aussi ingénieux que poli.
Les deux frères geôliers se jetèrent sur Séverin Lory qui essaya vainement de résister.
Rapidement, ils lui retirèrent sa robe de moine, sa chemise de bure grossière, ses sandales.
Il était nu, le pauvre enfant chétif.
Puis ils le portèrent, résistant toujours, sur le siège de bois qui se trouvait au milieu de la salle.
Ce siège, qui, au premier aspect, paraissait semblable à ces vieilles chaises massives de bois grossier, comme on en rencontre encore dans les maisons des villages bretons, était en réalité une machine fort compliquée.
À peine Séverin Lory fut-il assis, que les pieds se haussèrent, que le dossier s’éleva, et le novice se trouva tout à coup à une assez grande distance du sol, de sorte que sa tête, bien qu’il eût le corps plié, était à peu près de niveau avec celle de don Guillotin qui s’avançait, ses aiguilles à la main, avec un bon sourire.
Séverin Lory voulut sauter à terre.
Mais, brusquement, les bras du siège, qui paraissait animé d’une vie étrange, se coudèrent en lui emprisonnant rudement les bras.
En même temps, les frères geôliers lui liaient les jambes aux barreaux de la chaise.
Ainsi le patient était réduit à une immobilité presque complète, et don Guillotin s’approchait, toujours plus souriant.
Un père qui s’avance pour embrasser un enfant bien-aimé n’a pas un air plus heureux et plus tendre que ne l’avait en ce moment le doux tortionnaire.
« N’ayez pas peur, mon jeune ami, n’ayez pas peur ! dit-il. Tout le monde sait que j’ai la main légère, et je vous ferai souffrir le moins possible. Je ne suis pas de ces grossiers bourreaux de l’ancien temps, qui avaient toujours autour d’eux un appareil formidable d’instruments ! Voyez, il n’y a ici ni brodequin, ni chevalets, ni roue ! nous avons renoncé à tout cela, et vous serez content, je m’en flatte. »
Don Guillotin disait la vérité.
Il n’était pas un tortionnaire vulgaire, et il avait apporté dans son art de très délicates innovations.
Certes, don Guillotin était un savant homme ; il était au fait des traditions antiques.
Tous les modes de supplices lui étaient connus, – tant ceux des époques païennes que ceux, moins recommandables, des grands siècles catholiques.
Il savait que, chez les Perses, – car les hommes ont toujours été ingénieux dans le mal, – on arrachait un à un, aux victimes, tous les cheveux de leur tête, ce qui ne laissait pas de produire une sensation assez désagréable.
Il n’ignorait pas que les Hébreux, – le peuple de Dieu, comme on dit, – promenaient volontiers des torches allumées sous le ventre des accusés ou des condamnés ; que les Romains ne dédaignaient pas la lapidation, le gril ardent, l’huile bouillante et le plomb fondu versés goutte à goutte sur les plaies saignantes.
Il estimait fort le roi Louis XI qui avait inventé les cages de fer, les oubliettes, les trappes, les basse-fosses.
Enfin, il admirait surtout l’imagination féconde des bourreaux de l’Inquisition.
Les chevalets lui plaisaient ; les coins enfoncés entre les chevilles et le bois dur d’une planche bien attachée ; les espèces de crics qui forcent les dents à s’ouvrir pour permettre l’arrachement de la langue ; la suspension par une corde sous les aisselles jusqu’à complet aveu du crime supposé ; la question de l’eau, la question du feu ; les brodequins, les ceps, les poires d’angoisse, – et vingt autres pratiques réjouissantes auxquelles les inquisiteurs et les moines se faisaient un plaisir d’assister, – lui semblaient de fort louables coutumes, et il n’avait garde, étant très modeste de sa nature, de rabaisser le mérite de ses prédécesseurs.
Mais il croyait aussi qu’il fallait être de son temps.
Puisque tout progresse, la torture aussi devait progresser, et, par une conséquence logique de l’adoucissement des mœurs, elle devait devenir, elle aussi, plus douce en apparence, sinon en réalité, c’est-à-dire se rendre plus délicate dans ses procédés, plus subtile, plus ingénieuse.
Plus de gros moyens, plus d’énormes machines, dignes tout au plus des temps de Barbarie !
Et l’imagination de don Guillotin ayant travaillé, il avait inventé une foule de procédés sournois, élégants, presque câlins, de supplicier les personnes.
Donc il était très fier, – malgré sa modestie, – de ses heureuses innovations, et, après la scène que nous allons raconter, nos lecteurs jugeront sans doute que cette fierté n’avait rien que de très légitime.
Don Guillotin, nous l’avons dit, s’approcha de Séverin Lory.
Il avait entre les doigts des deux mains une vingtaine de longues et minces aiguilles qui, à l’une de leurs extrémités, avaient été rougies au feu.
Séverin le regardait venir, les yeux écarquillés.
Alors, tout à coup, don Guillotin fit un bond de chat, étendit les deux mains, et les vingt aiguilles à la fois, avec une rapidité prodigieuse, piquèrent de toutes parts la peau nue du patient.
Non, les doigts des pianistes les plus habiles n’ont pas l’extraordinaire prestesse qui distinguait les doigts de don Guillotin ; et les Chinois ne font pas manœuvrer les petits bâtons d’ivoire dont ils se servent pour manger le riz plus vivement qu’il ne maniait ses aiguilles aux pointes rouges.
Sous les multiples et innombrables piqûres, la chair rougissait çà et là, et il semblait que de cent petits points sanglants on vît sortir comme de très minces filets de fumée.
Et le patient, se tordant sous les pointes et dans la pression du siège, hurla misérablement !
« Arrêtez, Guillotin ! » dit Mgr Billü, la main levée.
Don Guillotin, toujours souriant, fit un petit saut en arrière, puis il demeura immobile.
Le prélat reprit :
« Séverin Lory, êtes-vous décidé à confesser vos crimes ?
– Je suis innocent ! proféra hautement le jeune homme.
– Continuez, Guillotin, dit alors le prélat.
– Oui, Monseigneur, mais d’une autre façon, afin d’éviter la monotonie. »
En parlant ainsi, le bourreau avait tiré de sa poche deux petits objets à peu près informes, et dont il eût été difficile de deviner l’usage.
Pourtant, en les regardant de très près, on aurait pu remarquer que ces objets avaient quelque ressemblance avec les œillères que l’on met aux chevaux ombrageux.
Délicatement, don Guillotin posa ce double appareil sur les yeux de l’accusé immobilisé par les bras du siège, et le fixa solidement au moyen de deux courroies de cuir qu’il boucla derrière la tête de Séverin.
Ceci fait, en souriant de plus en plus, don Guillotin toucha assez fortement du bout de l’index l’œillère qui couvrait l’œil gauche, puis l’œillère qui couvrait l’œil droit, et il recommença vingt fois ce petit manège.
Séverin s’agita si violemment que le bois de la chaise craqua sous son effort.
« Ce qu’il y a d’excellent dans ce système tout récemment inventé, dit don Guillotin, c’est que, tout en martyrisant suffisamment le coupable, il épargne la sensibilité des assistants. On ne voit rien, pas une goutte de sang, rien de plus propre, rien plus net.
– Quel est donc cet engin ? demanda Mgr Billü, en allongeant la tête d’un air curieux.
– Oh ! répliqua le bourreau avec modestie, il est d’une ingéniosité peu compliquée ! Voici la chose, Excellence. Chaque œillère est garnie à l’intérieur d’une légère, très légère armature d’acier, un peu moins grande qu’un œil, et qui oblige les paupières à se tenir grandes ouvertes ; de sorte que le globe oculaire, comme nous disons nous autres savants, continua le bourreau en saluant courtoisement le médecin, de sorte que le globe oculaire se trouve absolument nu et sans voile. Or, les gonflements extérieurs de l’appareil, sur lesquels j’appuie de moment en moment l’index, contiennent une liqueur excessivement corrosive, qui, comprimée sous mon doigt, s’échappe par vingt petits trous et jaillit sur la prunelle et sur l’iris ! Généralement, l’effet est assez satisfaisant, – ainsi que vous pouvez le voir, Monseigneur ! »
En effet, le patient se tordait, grimaçait, criait, râlait, bavait !
« Arrêtez ! » dit le prélat.
Don Guillotin, obéissant, retira l’appareil.
Alors, on vit une chose horrible !
Les deux yeux de Séverin Lory, comme s’ils eussent été fendillés à coups de canif, apparurent tout rougis et suant des larmes affreuses de sang.
« Séverin Lory, êtes-vous décidé à confesser vos crimes ? » demanda le directeur de la police.
Mais Séverin Lory n’entendait plus.
Vaincu par la douleur, il s’était évanoui, et sa pauvre tête pâle aux prunelles sanglantes penchait vers son épaule, comme un fruit dont la branche casse.
Le médecin s’approcha.
« Je crains, dit-il, que le patient ne puisse pas en supporter davantage.
– Il faut qu’il parle pourtant ! s’écria le prélat avec un grincement de dents.
– Je puis essayer, dit don Guillotin, de le faire revenir à lui.
– Faites donc et faites vite ! »
Les poches du digne tortionnaire, – comme celles des escamoteurs, – étaient sans doute des poches inépuisables, car il en tira cette fois huit ou dix petits instruments, qui affectaient des formes d’oiseaux.
On aurait dit ces petits oiselets de bois taillé et peint que l’on achète dans les bazars pour amuser les enfants.
Mais ils n’étaient pas en bois, ils étaient en fer.
Les uns étaient peints de façon à ressembler à des corbeaux, les autres de manière à représenter des vautours, des orfraies et diverses autres bêtes volantes, qui se nourrissent de la chair des cadavres.
« J’espère, dit don Guillotin, que le ramage de mes oisillons réveillera ce pauvre jeune homme. Je les ai dressés moi-même, et, comme vous allez le voir, leur éducation ne laisse rien à désirer »
Le bourreau introduisit sous l’aile de chaque oiseau, tour à tour, une petite clef assez semblable à une clef de montre, et, après avoir monté ces « petites machines, » il les posa, l’une après l’autre sur le corps du patient.
Un corbeau fut mis sur le crâne, une corneille sur l’épaule.
Il y eut un vautour sur le ventre et une orfraie près de chaque aisselle.
Les autres oiseaux furent disposé çà et là, dans un désordre plein de goût, de façon à figurer un essaim de volatiles affamés qui se seraient abattus sur un cadavre.
Grâce au mécanisme des petites pattes de fer, armées de griffes qui pénétraient profondément dans la chair, les oiseaux se tenaient debout, avec un air de ne pas vouloir lâcher prise.
Don Guillotin considérait son œuvre ; il fit entendre un petit rire de satisfaction.
Puis il toucha l’une après l’autre toutes les têtes des oiseaux, comme pour mettre un ressort en mouvement.
Et alors, ce fut grotesque et épouvantable !
Les corbeaux, les vautours, les orfraies ouvrant, baissant, relevant, puis rabaissant encore leurs becs de fer, se mirent à déchiqueter la peau du supplicié.
Le sang sortait, coulait en rigoles le long des membres.
Et parfois, au bec de ces bêtes, pendaient de fines lanières de peau.
Le patient frémit, et, de ses yeux aveuglés par la torture précédente, il cherchait à deviner quels étaient les monstres qui le dévoraient vivant !
Et un long et terrible et lugubre hululement d’angoisse lui jaillit de la bouche.
Mais les automates de métal continuaient leur besogne.
Les becs pénétraient toujours plus avant dans les chairs, le sang jaillissait plus violemment, et la puérilité de ce supplice ajoutait à son horreur.
Des instruments de torture, qui étaient des joujoux !
Peut-être, quand elle était petite, don Guillotin avait-il laissé Pipina se divertir avec ces oiseaux mécaniques, qui servaient à déchiqueter des hommes !
Et le cri de Séverin Lory devenait plus aigu, plus effroyable à chaque coup de bec !
« Oh ! grâce ! grâce ! grâce ! » dit-il enfin.
Mgr Billü s’était levé.
« Tu avoues ? demanda-t-il, avec un accent de triomphe.
– Oui, oui… j’avoue…
– Tu es affilié au comité national ?…
– C’est vrai… je l’avoue.
– Tu reconnais avoir eu pour complice, dans tes abominables desseins contre Sa Sainteté, un nommé Noël Aubineau ?…
– Je vous dis que oui ! Mais, pour l’amour de Dieu, arrachez… arrachez… ces bêtes… qui me mangent…
– Et le docteur Pinori ?
– Oui…
– Et Geronimo Franki ?
– Ah ! je vais mourir… délivrez-moi… Oui, oui, Geronimo Franki…
– Tu reconnais aussi que tu t’es introduit nuitamment dans le palais de M. de la Bordairie, avec l’intention d’attenter aux jours et à l’honneur de Mlle Isabelle ?
– Non ! non ! » cria Séverin Lory, dans une suprême révolte de sa conscience.
Mais don Guillotin activa du doigt le mouvement des becs dévorateurs, qui s’était un peu ralenti.
« Quoi ! misérable, vous niez encore ? reprit Monseigneur.
– Non ! non ! oh ! grâce… Je me suis introduit… pour attenter…
– Et tu as frappé cette jeune fille ?…
– Je le confesse !
– Et tu as violé son cadavre ?
– Oui, je vous dis que j’ai fait tout cela ! Ah ! tuez-moi tout de suite, si cette torture doit continuer une seconde de plus. »
Sur un signe de Monseigneur, don Guillotin détacha les oiseaux de fer, avec un air de regret et assez lentement.
Terrassé par la douleur, épuisé par la perte de son sang, Séverin Lory s’évanouit de nouveau, et tout son corps, d’où pendaient des lambeaux de chairs vives, était rouge et hideux comme une immense plaie !
Cependant, Monseigneur, plein de joie, considérait sa victime.
Il triomphait.
Séverin Lory avait avoué !
Ces aveux, – qu’il rétracterait en vain devant le tribunal du Saint-Office, – suffiraient largement à le faire condamner.
Et une fois un homme puni, toute cette malheureuse affaire, qui inquiétait si fort le prélat, serait achevée, oubliée, annulée, serait comme si elle n’avait jamais été.
Après ces rapides réflexions, qui allumèrent de joie et d’espérance les petits yeux ronds de Mgr Billü, le prélat se tourna vers les scribes.
« Vous avez écrit les aveux du coupable ?
– Oui, Monseigneur.
– Sans omettre aucune circonstance ?
– Aucune.
– C’est bien. Vous me ferez parvenir au palais Montecitorio une copie en bonne forme de l’interrogatoire. »
Cela dit, le prélat sortit de la salle, et derrière lui, passèrent les deux frères geôliers, qui emportaient Séverin, mort peut-être et sanglant comme un cadavre d’homme assassiné.
Cependant, don Guillotin, après avoir remis dans ses poches ses petites aiguilles, ses agréables œillères et ses jolis petits oiseaux de métal, s’approcha des scribes à son tour, et leur dit avec son sourire bénin :
« Puis-je espérer, mes chers frères, que vous voudrez bien relater dans votre procès-verbal la délicatesse et la courtoisie avec lesquelles je me suis acquitté de mes difficiles fonctions ?
– Soyez sans crainte à ce sujet, monsieur Guillotin. »
Sur cette bonne promesse, l’aimable bourreau s’éloigna en se frottant les mains d’un air très satisfait.
Cependant, il avait un regret, le pauvre homme.
Il avait dans ses poches deux ou trois « machines » encore qu’il n’avait pas eu le temps d’employer, – et c’étaient précisément les plus jolies !
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(Anonyme, « La Comédie cléricale : Les Soutanes sanglantes, grand roman inédit, » in Le Petit Parisien, quatrième année, n° 996 à 999, du mercredi 9 au samedi 12 juillet 1879)