CHAPITRE V
LA COMÈTE SANGLANTE
Il se tourna vers le globe, le fit tourner sur son axe et plaça la main sur les régions polaires.
« Cette partie de la Terre, désignée par vous sous le nom de glaciaire, s’appelait Sansar. C’était ma patrie ; je l’ai quittée. Là, à l’extrémité nord de votre Grœnland, s’élevait la ville de Sansar où je naquis et où je reçus l’éducation d’un futur roi.
Je suis Alvas l’Astronome, le roi des Sansars, le dernier des rois savants, descendant d’Alvas le Grand qui découvrit l’atome. Vous pourriez ajouter ce soir : victime de recherches trop poussées.
Au début de mon récit, je vais, évitant les détails, vous en donner les grandes lignes.
Donc, autour des pôles, seul endroit sur votre Terre où la vie fût possible, vivait le peuple des Sansars.
Notre civilisation était très avancée. Nous utilisions déjà, je crois, toutes vos découvertes modernes : vapeur, électricité, analyse spectroscopique, principes de la gravitation, énergie atomique. Nous avions notre littérature, nos arts, notre musique, nos sciences, nos journaux. Nos populations vigoureuses aimaient les sports. Nous possédions également des théâtres, des opéras, des jeux et toutes sortes de distractions propres à satisfaire sportifs et intellectuels. Nous étions forts, sains et raffinés.
Nos rois, les Alvas, vouèrent leur existence non à guerroyer, mais à toujours approfondir leur science et à éduquer leur peuple. J’étais le quatorzième descendant en ligne directe de celui qui découvrit l’atome. J’étais enfant lorsque mon père, Alvas le Sage, mourut ; je fus élevé par un groupe de savants. Les Sansars prenaient grand soin de leurs princes. Ils désiraient me voir grandir dans une ambiance propice à la formation d’un souverain. Tous les Alvas avaient été des savants. Dès que j’eus l’âge requis, on m’offrit le choix d’une spécialité. Je désignai l’astronomie.
Le jour de ma majorité, on me confia, avec le droit de régner, mon diplôme d’astronome.
Jeune et ambitieux, je m’enivrais de vastes projets ; j’imaginais dans ma science favorite des spéculations hardies. Conscient de mes possibilités, je nourrissais l’espoir, légitime d’ailleurs, de surpasser tous mes ancêtres.
Je voulais surtout être encore plus grand qu’Alvas le Grand, lui qui découvrit l’atome. Dans mon esprit audacieux, j’avais échafaudé une théorie ; une comète devait me mettre à même d’en prouver l’exactitude. J’étais certain de pouvoir étendre les découvertes d’Alvas le Grand sur l’atome et d’en faire l’application aux étoiles. Les lois, je les possédais ; la comète, je l’aurais bientôt. En effet, la Comète Sanglante approchait de notre monde.
Les lois d’Alvas m’avaient toujours captivé ; ses découvertes, ses spéculations ne possédaient plus de secret pour moi. Il avait été le premier à décomposer l’atome, à prouver l’éternité de la matière, à démontrer que l’atome est un véritable système solaire et son identité avec notre soleil et nos planètes, qu’il est soumis aux mêmes lois, à l’exception d’une différence dans le degré de vibration. Par exemple : le mouvement dans l’élément atomique est infiniment plus rapide que dans notre monde. Il prouva que les molécules composant l’atome gravitent à une vitesse hallucinante, dépassant l’entendement humain, qui approche de 40.000 milles anglais à la seconde. Il démontra qu’en dépit de la rapidité de leur révolution les composantes de l’atome constituent un des rouages de l’univers au même titre que notre système solaire ; par conséquent, toute particule infinitésimale, sans préjudice de sa taille, est une partie aussi importante que les autres du tout.
La seule différence entre notre monde et celui de l’atome, précisait-il, réside dans ceci : nous sommes constitués pour les vibrations au milieu desquelles nous vivons ; nous mesurons notre temps, tout relatif, en dénombrant nos révolutions successives autour du soleil et nous ne vivons pas plus longtemps, toutes proportions gardées, que l’habitant hypothétique d’un électron gravitant autour du noyau de l’atome. Il nous a même fixé des chiffres à l’appui de ses dires. En partant de 40.000 révolutions à la seconde, il déduisit les valeurs suivantes : dans une minute, il y a 2.400.000 révolutions ; dans une heure, il y en a soixante fois plus, et dans une de nos journées, encore vingt-quatre fois plus. Si donc on suppose qu’une année atomique s’écoule pendant la durée de la révolution d’un électron autour de son noyau à l’intérieur de l’atome, un de nos jours correspond à 40.000 fois 60 fois 24 révolutions de l’électron, soit 3.456.000.000 d’années atomiques.
Il démontra que la réalité était infiniment plus grande ; en effet, pour nous faciliter la compréhension, il avait raisonné en partant de la vitesse de 40.000 milles par seconde, supposant que chaque mille parcouru correspondait à une révolution. S’il avait pris la véritable durée de la révolution autour du noyau, le chiffe aurait été fantastiquement plus grand.
Il n’affirma pas que le monde atomique fût habité ; toutefois, il ne soutint pas non plus le contraire. D’après son plan, notre système solaire n’est qu’une unité, à une échelle plus grande, de l’ensemble des composantes inconnues de nous formant l’univers. Après avoir formulé ces lois spéculatives, il se mit à l’œuvre pour maîtriser l’atome ; grâce au processus très simple de l’explosion atomique, il nous dota du moteur atomique.
Lorsque je montai sur le trône des Sansars, ses lois étaient si solidement établies que toute la civilisation polaire était construite sur les principes et les utilisations de la mécanique atomique. Néanmoins, je ne crois pas qu’avant mon règne personne ait jamais tenté d’appliquer les lois atomiques aux étoiles.
Comprenez-moi bien : nous avions atteint un standard de civilisation très élevé et le dernier des citoyens lui-même plaçait l’astronomie à l’avant-garde des sciences. C’était une époque astronomique. Tout le monde s’intéressait à la Lune, à ses habitants que nous connaissions sans les avoir visités, aux planètes et à tout le mystère du système solaire. Nous voulions tout connaître, les autres planètes comme la nôtre. Notre ambition était d’établir des communications avec elles et je résolus, pour y arriver, d’utiliser l’atome.
Des théories d’Alvas, je tirai une théorie, une loi simple, mais très difficile à démontrer. En peu de mots : notre soleil et ses planètes ne sont qu’un atome, et l’ensemble des étoiles visibles n’est qu’une poussière faisant partie d’un infini dépassant totalement la puissance de notre imagination. En d’autres termes : les habitants de Sansar seraient simplement la population d’un nouvel atome, et notre soleil, malgré sa taille, représenterait un ion par rapport aux espaces infinis environnants. De plus, je supposai qu’à l’instar des atomes liés l’un à l’autre par une attraction puissante, notre système solaire est lié par les lois cosmiques au reste de notre univers qui, étant un et indivisible, forme la matière !
Nous n’avions jamais pu expliquer la cohésion des atomes infiniment petits et leurs relations réciproques, ni comment ils se rassemblent et, par la vitesse interne et le mouvement, s’enchevêtrent en ce tout indestructible, nommé par nous la matière. À mon avis, nous ne pouvions comprendre les étoiles avant d’avoir résolu le problème de la cohésion des atomes. Or, il nous était impossible de décomposer l’atome et d’en éclaircir le mystère.
Voilà où je frappai mon grand coup : notre système solaire est lui-même un atome ! Partant de là, j’attaquai l’astronomie traditionnelle.
J’affirmai que l’angle sous lequel nos astronomes avaient jusqu’alors étudié les étoiles conduisait à une impasse incompréhensible : l’infini ; que si nous nous bornions à un univers centré sur nous-mêmes, nous n’aboutirions à rien. Il est impossible de contempler les étoiles sans faire encore d’autres découvertes au-delà. C’est pourquoi je proposai d’étudier plutôt le secret de notre propre système solaire considéré comme un atome, et de rechercher si possible la force secrète de cohésion qui relie notre système solaire, suivant des relations déterminées, au reste des étoiles. Je me proposai d’arriver à mon but grâce à une comète.
La première mesure de mon règne fut de convoquer le conseil des Sages. Je leur exposai mes plans et leur demandai leur aide pour la grande entreprise que je m’étais fixée : l’étude de la première comète qui passerait à proximité et la découverte de son secret. Je soutenais que l’inconnu d’une comète réside dans cette force de cohésion, objet de nos recherches, et semblable en tout point au système des ions qui lie entre eux les atomes de la matière. Je parviendrais à connaître les forces qui sollicitent une comète et les raisons de leur existence.
Une comète importante approchait : la Comète Sanglante. Nous ne l’avions jamais vue, mais d’après les astronomes de la Lune, avec qui nous communiquions constamment, cet astre chevelu était le plus grand et le plus spectaculaire de tous ceux qui visitent nos cieux. La révolution de cette comète sur son orbite durait un million d’années ; elle venait des confins de l’espace. J’étais résolu à la visiter.
Par les examens spectroscopiques, les comètes nous avaient révélé des données précieuses sur la nature de leur lumière, sur leur densité, leur transparence ; le reste n’était qu’hypothèse. La question se posait : comment connaîtrais-je la nature intime de la comète ?
J’exposai mes plans. Leur audace surprit mes auditeurs, mais aucun des Sages ne réfuta mes arguments.
Je ne me proposai rien de moins que d’explorer la comète. Du moins l’approcherais-je suffisamment pour en percer le mystère. Au moyen d’un avion interstellaire, je quitterais la Terre et irais à sa rencontre.
Nous en possédions un à Sansar, un avion construit spécialement pour pénétrer dans l’éther et au moyen duquel nous avions projeté d’atteindre la Lune. Depuis des générations, on poursuivait son aménagement. Enfin, tout récemment, les expériences s’étaient révélées satisfaisantes. Il avait la forme d’un poisson ; ses parois comprenaient trois épaisseurs : deux en ajacite et une en acier, emprisonnant des couches d’air entre elles. Le blindage d’acier, recouvert d’un alliage antimagnétique, était protégé par du soufre cristallisé. L’ajacite est une matière minérale que nous avons découverte grâce à nos voisins, les habitants de la Lune. C’est la seule substance qui, dans le vide absolu, résiste à l’explosion due à la pression interne. Nous avions appris à nos dépens que la plupart des avions explosent lorsqu’ils quittent la couche gazeuse qui entoure la Terre, exactement comme crèvent les poissons des grandes profondeurs amenés à la surface de l’océan.
Non seulement l’ajacite résiste à la pression interne, mais il est aussi un isolant thermique parfait, de sorte que la température extérieure peut descendre très bas, à l’intérieur il continue à faire aussi bon que dans les rues de Sansar.
La cabine était divisée en deux compartiments : l’un pour le moteur atomique et l’appareillage électrique, l’autre pour les réservoirs à oxygène et les installations chimiques destinées à purifier l’air. L’avion était petit, pas plus de six mètres, et, une fois les instruments embarqués, deux personnes seulement pouvaient y prendre place. Il avait plusieurs vols à son actif et je l’avais moi-même expérimenté quelques jours auparavant en m’élevant à plus de 1.500 kilomètres. Certain d’approcher de la comète, j’affirmais pouvoir résoudre son mystère une fois pour toutes.
C’était donc là mon projet ; il peut vous paraître chimérique ; la très haute civilisation des Sansars permettait de l’accomplir. Nous possédions l’avion, les instruments et tous les moyens nécessaires pour la traversée de l’espace interstellaire. Restait le danger possible : l’extinction de la lignée scientifique des Alvas si le voyage s’avérait mortel.
J’écartai facilement cette objection. À force d’arguments et de persuasion, je vainquis toutes les protestations des Sages. Le monde entier apprit qu’Alvas, dit l’Astronome, se mettrait en route au jour dit, pour explorer une comète et faire la preuve des théories sur la matière.
C’étaient là les termes d’une proclamation au sujet de ce départ. Je n’y prêtai guère attention, tout joyeux que j’étais de pouvoir m’élancer. Il ne restait plus qu’à attendre l’arrivée de la Comète Sanglante.
(À suivre)
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(Austin Hall, traduit de l’américain par Lola Tranec, in Carrefour, sixième année, n° 252 et 253, mercredis 13 et 20 juillet 1949)