[« Je t’écris, cher ami, sous le choc d’une douleur compliquée d’épouvante qui, peut-être, atténuera en moi la faculté de rendre clairement mes pensées. Je solliciterais donc toute ton indulgence si, hélas ! elle ne me devait pas être acquise d’un seul coup par cette foudroyante nouvelle : Lionel est mort !

Il est mort, dans un accident épouvantable, à quelques pas de moi, par l’imprudence d’un ivrogne qui, du reste, a péri lui-même, dans l’incendie allumé par cet alcoolique qui fumait sa pipe sur des bottes de paille sèche.

Mais, si je puis dire, Lionel est doublement mort : car il emporte avec lui un secret admirable, la solution du problème le plus ardemment creusé à notre époque. L’appareil qu’il avait construit, résultat de tant de recherches et de travaux, a été consumé pendant que le malheureux savant était asphyxié par la fumée, puis saisi et carbonisé par la flamme. Quand je songe que cet enthousiaste, qui n’était pas un névrosé, se fût résigné à la mort, pourvu que son invention lui survécut, je ne puis ne pas pleurer. Car je sens que, dans son dernier spasme, cet anéantissement de son œuvre a dû centupler ses tortures.

Mais je vois que je m’égare. Mieux vaut te dire tout ce qui s’est passé et te répéter, autant du moins que me le permettra ma mémoire troublée, les dernières paroles qu’il m’a adressées. Il ne prévoyait pas alors l’horrible catastrophe qui allait briser tous ses projets, et certes pareille crainte était bien loin de ma pensée. Mais la fatalité nous guette à tous les coins de la vie.]
 

*

 

J’étais dans mon cabinet. Tu connais ma petite maison juchée sur une côte qui s’en va doucement jusqu’aux bords de la Sorgue ; elle domine plusieurs lieues de pays. Juste en face de moi, je vois, quand je travaille, le long ruban blanc de la route qui descend vers le pont d’Aignies, à plus de trois kilomètres. Cette route, par suite des accidents de terrain, se contourne et, en certains points qui servent de repères à ma rêverie, disparaît derrière les massifs de peupliers et d’acacias.

J’ai dit bien souvent en riant qu’il serait impossible à un visiteur de me surprendre : car, les voitures faisant absolument défaut dans le pays, il faut bien, pour venir chez moi, déboucher du pont sur la route. Or, j’ai fait cette remarque que, quelle que soit ma préoccupation, si un point noir surgit à la tête du pont, j’ai acquis la faculté de reconnaître immédiatement si le piéton est un paysan ou un citadin. Malgré la distance, je reconnais la forme du vêtement, du chapeau, et si la mise me révèle autre chose qu’un villageois, alors je m’arme de ma longue-vue, et, ayant bien vite reconnu le bienveillant qui s’est mis en tête de me venir rendre visite, véritable pèlerinage amical, j’ai encore une demi-heure devant moi pour préparer une réception fraternelle, ce qui n’est pas sans provoquer de la part de l’arrivant des effusions surprises et satisfaites.

Donc, comme l’homme du Corbeau d’Edgar Poe, j’étais en train de compulser un vieux recueil de légendes ignorées, me laissant bercer en des rêves indécis, quand l’instinct que j’ai dit me fit lever la tête.

À l’entrée du pont, je vis un point noir, ou plutôt une boule brune, quelque chose de forme singulière, anormale, et que je ne pouvais qualifier d’un mot. Me détournant, je saisis ma lorgnette marine et la dirigeai sur la route, à l’endroit qui venait d’attirer mon attention. Et combien je fus surpris de ne plus rien voir ! Je visai en deçà, au-delà.

Rien. Cependant, l’objet ou l’être avait eu à peine le temps d’avancer de quelques mètres. Machinalement, je pointai ma lorgnette en amont de la côte, et, stupéfait, j’aperçus la forme noire qui déjà se trouvait à plus d’un kilomètre en avant.

Cela tenait du prodige. Quelle ne fut pas alors ma confusion en constatant que cela avançait avec une rapidité formidable. Je distinguais mieux la forme. On eût dit un oiseau énorme qui, penché en avant, rasait la terre avec une vélocité inouïe. Et – nul autre que toi ne me croirait – cet oiseau avait une tête humaine ; humaines aussi étaient les jambes dont les pieds effleuraient à peine le sol, procédant par bonds ou glissements.

La rapidité de la course était telle que je ne distinguais rien de plus…. et cela approchait, approchait toujours. Je pris mon chronomètre et je comptai. À chaque seconde, le glissement à jambes grand écartées et à pointes de pieds était de plus dix mètres, soit plus de six cents mètres à la minute.
 

*

 

L’être, la bête, le monstre se dirigeait droit vers ma maison, toujours avec la même célérité vertigineuse. Je vis que cela piquait vers ma porte dont la grille était fermée. J’eus peur en vérité d’un atroce brisement contre les barreaux, et je bondis de mon fauteuil dans la cour pour ouvrir cette grille.

Mais je n’avais pas encore touché le sable que l’être, par une courbe douce, glissait au-dessus de mon mur et, avec la flexibilité d’un clown, s’arrêtait à quelques pas de moi.

Je poussai un cri auquel répondit un éclat de rire.

Et, regardant la tête qui avait ri, je reconnus… qui ? Lionel, notre Lionel, notre camarade d’études et d’espérances.

« Toi ! toi ! » m’écriai-je, ne trouvant pas d’autres paroles.

De fait, n’était-il point incroyable de retrouver, sous un accoutrement fait – je le crus alors – de plumes, l’ami que j’avais nommé et qui, se dégageant, m’apparaissait tout entier, criant :

« Eurêka ! Eurêka ! »

Je m’étais approché vivement, doutant encore de la réalité, tandis qu’il débouclait de ses épaules, de ses coudes, des lanières de cuir.

« Laisse-moi faire ! » cria-t-il, presque irrité.

En un clin d’œil, il avait dépouillé ses ailes – puis-je dire autrement ? – et pourtant je remarquai un bruit cliquetant comme de broussailles de métal.

Soigneusement, il déposait sur le sol ce qu’il avait enlevé de ses épaules, et qui à terre ressemblait à une immense chauve-souris ; puis, me tournant le dos comme pour se cacher de moi, il se mit à plier l’armure – je ne sais quel mot employer – et, la réduisant à un volume petit, celui par exemple d’une fourrure roulée, il l’emporta allègrement sous son bras.

Et, avant que j’eusse pu lui adresser une parole :

« Ma chambre ! dit-il. Je dîne avec toi, je couche chez toi. Ne m’interroge pas encore. Tout à l’heure ! je veux savourer égoïstement, pendant quelques instants, ma joie triomphante ! En dînant, je te dirai tout… et puis, demain, tu verras… tu verras !… »

Force me fut bien de lui obéir, la discrétion étant la première condition de l’amitié. Silencieusement, jouissant sincèrement de l’expression radieuse de son visage, je le menai au petit pavillon qu’il avait déjà occupé et contre lequel mon jardinier avait empilé des bottes de paille.

Il monta, avec son fardeau qu’il semblait bercer comme un enfant. Puis, étant entré, il me ferma la porte au nez, riant de plus belle et criant à travers l’huis :

« À tout à l’heure, et que le dîner soit bon ! »
 

*

 

Le repas servi, il mangea vaillamment, me regardant parfois avec malice, car il devinait combien je souffrais de ne le pas interroger.

Vint le dessert et, nos verres étant pleins d’un rivesaltes parfumé :

« Çà, me dit-il, je suis à toi… ou plutôt tu es à moi. Car j’entends que tu m’écoutes sans m’interrompre. Si je t’ennuie, tant pis. Ami, fais ton devoir…

– Tu vas m’expliquer ce prodige, commençai-je.

– Tais-toi, fit-il. Pas un mot. Laisse-moi n’entendre que la pensée qui bouillonne en moi, que la joie qui vibre en ma poitrine et fait de tout mon être une harpe cérébrale… tais-toi ! que pas une voix humaine – pas même la tienne ! – ne trouble l’ineffable mélodie qui chante en toutes mes fibres…

J’ai trouvé ! j’ai trouvé ! je suis grand, je suis roi, je domine l’humanité ! Et je ne suis pas fou, ayant cependant toutes les jouissances de la folie s’affirmant en vérité !…

Écoute, écoute bien ! tu me comprendras, toi ! Te souviens-tu combien et combien nous avons discuté, avec un acharnement jamais découragé, le problème de l’aviation… Te souviens-tu que, nous racontant les rêves des sommeils jeunes et alourdis, nous nous disions que de fois il nous avait semblé tout à coup nous détacher de la terre et voler à travers l’espace… ou plutôt – car nous avions fait cette remarque – il nous paraissait que, par un phénomène de lévitation constaté – réellement constaté – chez les extatiques ou les fakirs, nous nous sentions glisser au-dessus du sol, allant vite, vite, toujours plus vite ?…

Te souviens-tu encore – car c’est à ces prémisses que j’ai dû ma conclusion victorieuse – que, fouillant les antiques légendes, mythes bibliques ou hymnes védiques, retrouvant les archanges à la porte de l’Éden, ou à travers les cieux hindous les Marouts fendant l’espace, nous avions esquissé cette conclusion que c’étaient là ressouvenirs restés en l’homme d’êtres volants qui autrefois avaient existé ?

Te souviens-tu qu’un jour, au bord de la mer, sur une falaise, le vent s’étant engouffré dans nos vêtements, nous nous laissâmes pendant quelques secondes à demi soulever et pousser en avant, nous aidant à peine de la pointe des pieds ?

Tu ne peux avoir oublié tout cela. Il y a en l’homme un rêve d’ailes qui le hante, qui est au fond de lui comme le germe au fond du terreau.

Et pendant de longues, bien longues années, j’ai cherché, moi aussi, comme tant d’autres, à réaliser la fable d’Icare, et toujours j’ai échoué, sachant qu’au premier essai je me briserais la tête, comme tous les fous, fou moi-même.

Pourtant, je ne pouvais me résoudre à abandonner la lutte. Je voulus vaincre. J’ai vaincu. Comment ?

Parce que j’ai compris cette vérité : tous les chercheurs ont prétendu s’élever à vingt, cinquante, cent mètres au-dessus de terre, tous ont rêvé de planer comme l’aigle, de filer à des hauteurs vertigineuses comme le faucon, de se perdre dans la nue.

Moi, j’ai dit : « À quoi bon ? » – et là a été mon triomphe !

L’homme a-t-il donc besoin de s’élever à de telles hauteurs qu’il aille toucher les astres ? Allons donc ! la nature lui répond par la raréfaction de l’air, par l’asphyxie. Son poids même, la force centripète sont des enseignements qu’il n’a pas voulu comprendre.

Ce qu’il faut à l’homme, c’est – en s’aidant de la terre et de l’air – conquérir la vraie force de l’oiseau qui n’est pas l’élévation, mais la vitesse, la vitesse qui est une jouissance sublime, réelle, aimée des femmes et de nous tous. C’est encore de ne point peser à la terre, de franchir les distances sans efforts, et, par une conséquence immédiate, de franchir les obstacles qui s’opposent à notre passage, c’est d’inutiliser la vapeur en développant l’appareil humain.

Voilà le vrai problème. En le rapetissant pour ainsi dire, je l’ai rendu pratique, tangible, soluble à ce point que tout à l’heure tu m’as vu franchir trois kilomètres en quelques minutes, sauter en me jouant par-dessus un mur de deux mètres.

Et cela, parce que, élève de cette éducation merveilleuse qui s’appelle la nature, j’ai tout uniment imité la Course-Voile de l’autruche, du hacco, du nandou d’Amérique.

Tiens, que dit Brehm : « Quand le nandou trotte, les ailes relevées et nonchalamment en apparence, son pas est de 1 mètre 15 ; quand il est poursuivi, il atteint jusqu’à l mètre 60. L’autruche fait 28 kilomètres en une heure. » Et, pour cela, que leur faut-il ? Que leurs ailes s’agitent à peine. Elles ne servent que de supports, de glissoirs, si je puis dire, de patins sur l’air, sur l’air où ils prennent point d’appui, qui n’est pour les animaux qu’un appareil d’allègement. Sens-tu la portée de ce mot : vaincre l’air par l’air !

Foin de ces ambitions ridicules, de ces illusions absurdes qui nous entraînent à chercher l’impossible ! Et vive la Course-Vol !

Déjà tu m’as compris. Aidé des recherches de Marey, ayant étudié avec la plus minutieuse patience la Course-Vol de l’autruche et de ses congénères, ayant analysé, décomposé le mouvement en 8 de ses ailes courtes, arrondies, subobtuses, aux remiges inégales, j’ai construit en fil métallique, d’une légèreté, d’un flou admirables –  n’avons-nous pas l’aluminium ? – un appareil d’ailes à plumes factices que je meus par une simple et facile opération des bras et des épaules.

Ici, j’ai dû chercher longtemps. L’excentrique m’a tiré d’affaire. J’ai obtenu le battement doux et puissant à la fois qui successivement saisit l’air et le laisse s’écouler : j’agis comme le gamin qui, à l’aide d’une perche, franchit un ruisseau.

Et j’ai décuplé la vitesse humaine ! M’aidant de mes pieds dont la pointe est armée d’une pique de fer, sorte d’ongle, je ne cours plus, je bondis de mètre en mètre, par une faible détente du jarret.

Aussi, je franchis un obstacle de trois ou quatre mètres avec une légèreté d’oiseau, tandis que mes ailes, formant parachute, amortissent la chute…

[Ah ! il y a bien des détails ! Demain matin, je t’expliquerai tout… et tu seras comme moi stupéfait que cette idée si simple ne soit pas venue à d’autres, et tu seras heureux. Car nous donnerons notre secret – tu vois, je dis notre – au pays, à la patrie… et que de conséquences, songe, en temps de guerre… »
 

*

 

Lionel, fatigué, se retira de bonne heure dans sa chambre.

À minuit, je fus réveillé en sursaut. C’était l’incendie. Tu sais le reste !

Sois discret, que nul ne sache jamais ce qui a été perdu cette nuit-là. Surtout, ne cherchons pas à reconstituer l’œuvre de Lionel. Ce serait presque un vol au pauvre mort.

Pourtant, si tu as un instant, viens me voir… »]
 
 

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(Jules Lermina, in Le Figaro, supplément littéraire, treizième année, n° 4, samedi 22 janvier 1887 ; version augmentée : « Contes et chroniques, » in Le Mot d’ordre, journal quotidien du matin, quinzième année, n° 117, dimanche 27 avril 1890 ; repris anonymement : « Chronique populaire, » in Le Réveil, journal quotidien de Paris, quatorzième année, n° 119, mardi 28 avril 1890 ; in La Lanterne, supplément littéraire, n° 392, 15 juin 1890 ; in Le Figaro, supplément littéraire, septième année, nouvelle série, n° 45, samedi 11 novembre 1911. Cette nouvelle a été reprise en volume dans le recueil Nouvelles Histoires incroyables, Paris : Nouvelle Librairie parisienne, Albert Savine éditeur, 1888, et dans l’anthologie « Les Aventuriers de l’Art perdu, » Dijon : Le Boudoir des Gorgones n° 10, octobre 2004. Nous avons indiqué entre crochets les passages ajoutés par la suite ; l’illustration est extraite de la publication de La Lanterne)