LE SYSTÈME À TUER LA PENSÉE
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C’est à l’Université de Montréal que j’avais connu Kingston, alors que nous étudiions ensemble la médecine. Je l’avais perdu de vue depuis de longues années, lorsqu’il me héla de la terrasse d’un café.
Après nous être entretenus du passé, je lui fis part de mes ambitions politiques et que j’allais être candidat aux prochaines élections. Il me dit :
« J’ai été moi-même élu maire d’Alaska-City. Tu connais de réputation la ville poussée en quelques mois à la place d’une bourgade de pêcheurs. C’est tout là-bas, presque chez les Esquimaux, à trois milles de la côte. Une population très pittoresque. Des chercheurs d’or enrichis ou ruinés, d’anciens trappeurs qui viennent goûter sur le tard les bienfaits de la vie moderne et un grand nombre d’aventuriers que rejettent les centres plus anciennement civilisés. J’ai eu des difficultés. Tous les problèmes actuels se posaient devant moi avec une acuité accrue dans ce milieu fruste et violent. Mais j’ai su contenter tout le monde.
– Je voudrais bien, dis-je, connaître moi-même la formule capable de contenter tous les électeurs. »
Mais Kingston, refusant de me dire son secret, me quitta rapidement.
*
Quelques jours plus tard, les journaux relatèrent l’étrange épidémie qui venait de s’abattre sur Alaska-City. Les habitants semblaient frappés d’un mal qui leur enlevait une partie de leurs facultés mentales. Une sorte de maladie du sommeil qui n’arrêtait que partiellement les fonctions du cerveau. Je résolus d’aller étudier l’épidémie sur place, espérant en retirer un prestige favorable à mes projets politiques.
J’arrivais, un matin, dans le port, absolument déserté des vaisseaux qui se détournaient de l’île par crainte de la contagion. Mais, dans la ville, les passants étaient nombreux et paisibles. Pourtant, je remarquais que leurs yeux, sans expression et comme proches de l’animalité, n’avaient pas l’éclat habituel du regard humain.
Beaucoup de magasins étaient ouverts, qui vendaient des denrées indispensables à la vie du corps. Par contre, les libraires, les marchands de tableaux étaient fermés. Je vis un musée et un lycée à l’abandon. Dans une église où j’entrai, régnaient la poussière et le désordre. Évidemment, aucune cérémonie religieuse ne se célébrait plus.
À la terrasse d’un café, des hommes étaient attablés devant des boissons variées, mais le silence était complet. Sur leur visage était répandue cette sorte de satisfaction bestiale, stigmate de l’étrange maladie. En face, se dressait le siège de la municipalité. Avec des gestes mécaniques et une politesse d’automate, des employés m’introduisirent dans une vaste pièce où un gros homme se leva brusquement à mon arrivée.
« Ah ! par exemple, si je m’attendais à cette surprise ! » fit-il. Puis il continua :
« Tu vois, mes fonctions sont devenues une sinécure.
– Par quel moyen ? Par la mise en pratique de nouvelles théories sociales et économiques ?
– Non. Par la vaccination… Un jour, sous le prétexte d’une épidémie de typhus, j’ai décrété la vaccination obligatoire des habitants. Peu à peu, ils y sont tous venus. La peur est si forte sur les âmes.
– Je ne comprends pas, dis-je.
– Ce n’est pas le vaccin antityphique que je leur inocule. C’est un sérum de ma composition qui a la propriété de paralyser certaines cases du cerveau où se trouve le siège des facultés les plus élevées. Les hommes sont à plaindre parce qu’ils ont conscience de l’imperfection de leur destinée. Comme le disait un de nos maîtres, à Montréal : « Les espèces animales évoluent non vers un plus grand bonheur, mais vers une plus grande conscience d’elles-mêmes. L’homme est le plus malheureux des animaux parce qu’il est le seul à se rendre compte de sa triste condition. » C’est justement cette conscience que je supprime et, du même coup, la crainte de la mort. »
Je regardai mon ancien condisciple avec une horreur mal déguisée. Il reprit :
« Ignores-tu le service que je rends ainsi à mes compatriotes ? Je les ai, à jamais, débarrassés des soucis de ceux qui désirent et qui espèrent. Plus d’initiative ni de raisonnement. Le pur instinct et l’habitude machinale les poussent à continuer certains des actes qu’ils faisaient autrefois. Ils achètent, vendent, parlent, se vêtent, accommodent leurs aliments, préparent des drinks. Mais ils ont oublié l’affection et la haine.
Les ouvriers travaillent comme le bœuf traîne sa charrue sans se plaindre. Ils font leur labeur comme des animaux dressés, par esprit d’imitation. Les cultivateurs retournent la terre comme les taupes creusent les galeries. Les maçons bâtissent des maisons avec aussi peu de raisonnement que l’oiseau en met à construire son nid. Par exemple, ils sont incapables d’inventer un perfectionnement quelconque.
Chacun accepte son sort sans rechercher un plus grand bien-être, une plus grande science ni aucune nouveauté. J’ai donc résolu tous les problèmes qui tourmentent la pauvre humanité. »
Je l’interrompis :
« En somme, tu arrêtes l’évolution de la race… ou plutôt tu la fais rétrograder jusqu’à la nuit originelle et inconsciente.
– Pourquoi donc ? fit-il avec un sourire. La raison n’est pas un perfectionnement, mais une maladie dont j’ai trouvé le remède. »
Nous regardâmes par la fenêtre. Des hommes et des femmes passaient paisiblement. Des enfants jouaient sans cris et sans disputes. Un vieillard, assis sur un banc, vivait dans la quiétude ses derniers instants, parce qu’il ne savait pas qu’ils étaient les derniers.
Kingston reprit la parole :
« Crois-tu que, sur cette place, j’ai vu une foule douloureuse lancer des pierres dans mes vitres et vouloir brûler l’Hôtel de Ville ? Maintenant, c’est bien la grande paix de l’âge d’or. »
Mais je demeurai mélancolique devant cette révélation d’un paradis futur, auquel n’auraient point part et d’où seraient absentes nos idoles : la science, le progrès et l’intelligence humaine.
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(Pierre de la Batut, « Les Contes de l’Intransigeant, » in L’Intransigeant, quarante-quatrième année, n° 15626, vendredi 18 mai 1923 ; Karl Wilhelm Diefenbach, « Toteninsel » [L’Île des Morts, hommage à Arnold Böcklin], huile sur toile, 1905. Cette nouvelle a été reprise et développée sous le titre « L’Île du Bonheur » ; nous en publions ci-dessous la seconde version)
L’ÎLE DU BONHEUR
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C’était une île, où, comme dans le monde entier, des hommes naissaient, souffraient et mouraient. Ils n’étaient jamais satisfaits de leur sort et se jetaient les uns contre les autres avec une fureur de haine et d’envie mutuelles. Mais alors vint un savant qui…
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Woods et Kingston s’étaient connus à l’Université de Montréal où tous deux avaient étudié la médecine. Leur diplôme obtenu, ils se séparèrent pour vivre chacun sa destinée. Kingston s’établit sagement à Victoria, dans la province de Colombie. Un docteur, parvenu au terme de sa carrière, lui passa sa clientèle et, peu après, lui donna également sa fille en mariage.
Woods, poussé par son humeur aventureuse et le désir d’une fortune rapide, mena une vie beaucoup plus mouvementée, où la mauvaise chance l’emporta longtemps sur la bonne. Attiré par les progrès de la mécanique et son application, chaque jour plus importante, à toutes les branches de l’activité humaine, il inventa diverses machines agricoles fort perfectionnées. Elles n’eurent que le tort de ne pas être adoptées par les agriculteurs, gens de routine, comme chacun sait. Il s’entêta, multiplia les coûteuses expériences et se trouva bientôt sans un dollar, sur le pavé.
Dès lors, tour à tour chasseur de loutres, fermier, professeur de philosophie et prospecteur de mines, il fit beaucoup de métiers, sauf celui auquel semblaient le destiner ses études et son diplôme de docteur en médecine.
Kingston, au contraire, longtemps satisfait de la médiocrité de son existence, avait suivi une route sans imprévu. Mais, soudain, vers sa quarantième année, le désir des honneurs s’éveilla dans son âme. Il fonda à Victoria le Medicinal Club, dont il fut nommé président. Cette association poursuivit deux buts également honorables ; le premier était de faciliter, par une méthode en commun, les recherches professionnelles ; le second était d’organiser un service d’assistance médicale gratuite aux malades nécessiteux. Kingston comptait beaucoup sur cette seconde initiative pour asseoir sa popularité. Comme tant de ses confrères, il avait des ambitions politiques et comptait se présenter sous peu aux suffrages des électeurs. Il aurait un concurrent, le docteur Knox, mais il espérait triompher facilement, ce dernier ayant une infirmité de larynx qui l’empêchait de parler eu public.
Ce jour-là, Kingston traversait la place du Théâtre d’une allure à la fois importante et affable, comme il sied à un futur candidat. Il ruminait les points essentiels de son programme, programme de progrès, naturellement. L’humanité, sortant peu à peu de la nuit profonde de l’ignorance, verrait son bonheur assuré par le progrès de la civilisation, auquel faisaient trop souvent obstacle l’ignorance et les préjugés.
« Hé ! Kingston ! » cria une voix éraillée qui sortait de la terrasse d’un café.
Le docteur se retourna aimablement, en homme qui sait ménager tous les citoyens dont le bulletin de vote a une valeur égale.
« Eh bien ! Kingston, tu ne me reconnais pas ? »
L’homme s’était levé et s’avançait, la main tendue.
C’était un gros personnage, assez correctement vêtu, mais dont le visage portait les traces de dures luttes contre l’adversité. Le docteur hésita un instant :
« Comment, toi, Woods ?
– Moi-même… Mais viens prendre un cocktail ; on causera. »
*
Kingston accepta. Il remarqua mentalement, en s’attablant, que son ancien camarade avait déjà devant lui un nombre imposant de soucoupes. De fait, des péripéties multiples de son existence, Woods n’avait gardé qu’une acquisition, et c’était son goût immodéré pour la boisson.
Aperçut-il le regard chargé de réprobation du vertueux docteur ? Toujours est-il qu’il devança ses reproches :
« Oui, mon vieux, je bois. Il n’y a rien de tel pour donner de l’imagination. Cela clarifie tellement les idées : j’avais beaucoup bu le soir où j’ai fait ma grande découverte… Mais je ne parle que de moi ! Que deviens-tu ?… Comme c’est loin, hein ! les bancs de l’Université !… Et la clientèle ?…
– Assez belle : j’ai la haute société.
– Marié ?…
– Oui.
– Des enfants ?
– Non. Mais tes affaires ? Toujours des inventions, d’après ce que tu viens de me dire.
– Oui et non. Ma profession actuelle est maire d’Alaska-City.
– Tu as été élu maire ? fit Kingston avec un peu d’envie.
– Et je pense être réélu à l’unanimité. Tu connais ma ville de réputation, n’est-ce pas ? Une riche cité a poussé en quelques mois, à la place d’une pauvre bourgade de pêcheurs… Cinquante mille âmes au dernier recensement que j’ai fait faire. C’est tout là-bas, presque chez les Esquimaux, dans une île à trois milles de la côte… Mais la ville est moderne. Théâtres, cafés élégants, trams, électricité, grands magasins. Je te dirais de venir me voir, si les communications n’étaient encore difficiles. »
Woods profita de l’étonnement de son ami pour commander une nouvelle tournée. Il but quelques gorgées, puis ajouta :
« Alaska-City va devenir le paradis terrestre… grâce à moi. Il faut le dire. Pourtant, tu te doutes de la population qui grouille dans les rues d’une ville si nouvellement venue au jour, et dans ces régions lointaines ? Un ensemble bien pittoresque, en vérité ! Des chercheurs d’or enrichis ou ruinés, des trappeurs retirés, rudes compagnons qui viennent goûter sur le tard les bienfaits de la vie moderne, et tous les chercheurs d’aventures plus ou moins recommandables, toute l’écume que rejettent les régions plus anciennement civilisées.
– Tes administrés, en effet, ne doivent pas être commodes à mener !
– Toutes les ambitions qui bouillonnent et que ne revêt pas un vernis suffisant de culture moderne. Oui, j’ai des difficultés… des grèves générales… des émeutes… un commencement de révolution… les ouvriers qui ne veulent plus travailler… les pauvres qui veulent devenir riches et les riches, davantage… le mécontentement de tous… des incidents violents, des pillages…
– Tous les problèmes modernes qui se posent devant toi avec plus d’acuité, dans un milieu fruste et énergique, dit pensivement Kingston. Je te plains…
– Ce sont eux surtout qu’il faut plaindre, puisqu’ils ne sont pas satisfaits de leur sort. Mais la vue de leurs misères a ému mon cœur et j’ai cherché le moyen d’y mettre fin. Demain, leurs souffrances seront terminées et la révolte également.
– Vraiment ?
– Demain ! répéta Woods avec un gros rire singulier. – Il se versa coup sur coup plusieurs rasades. Sa voix devint pâteuse. – Oui, demain, je serai tranquille.
– Y a-t-il un médecin à Alaska-City ? demanda Kingston, repris par ses préoccupations professionnelles.
– Un seul ; c’est moi.
– Si jamais vous manquiez de médicaments, vous n’auriez qu’à vous adresser au Medicinal Club.
– Des médicaments, pourquoi faire ? Je n’ai qu’un remède, mais il est bon. Grâce à lui, je vais suffire à les soigner… et je les soignerai bien ! Tiens ! buvons à la santé de mes administrés ! »
Il vida la bouteille, puis son verre. Ses yeux se mirent à clignoter sans arrêt. Kingston jugea qu’il devait se hâter s’il voulait tirer de lui quelques paroles d’éclaircissement.
« Je voudrais bien connaître le système qui te permet d’espérer cet apaisement social. S’agit-il d’une juste répartition des richesses ? d’une participation de l’ouvrier aux bénéfices ? Ce sont des questions que j’ai souvent méditées moi-même.
– Non, fit Woods, il s’agit d’une découverte que j’ai faite… une découverte énorme. »
Il toussa, fit effort pour vaincre l’effet des cocktails qui commençaient à obscurcir son cerveau.
« Te souviens-tu des cours d’histoire naturelle du vieux Lead ?… Il était fou, le vieux Lead, mais, de ses leçons, j’ai tiré des conclusions bien surprenantes…
« Les espèces animales évoluent, selon une loi dite de progrès, non vers un plus grand bonheur, mais vers une plus grande conscience d’elles-mêmes. L’homme qui se trouve au sommet de l’échelle des êtres est le plus malheureux des animaux, parce qu’il est le seul à se rendre compte de sa triste condition… » Ah ! vieux Lead ! Ce n’était pas mal pour l’époque… Vieux fou ! mais vous avez eu un élève de génie… »
Kingston regarda son compagnon avec pitié. Ses mots incohérents dénotaient la victoire définitive de l’alcool. En effet, après un dernier geste vers sa boisson, le maire d’Alaska-City s’écroula sous la table où, presque aussitôt, il se mit à ronfler selon les règles.
Peu soucieux d’être aperçu en compagnie d’un pochard, le docteur Kingston demanda la monnaie et s’esquiva prudemment. Il reprit mentalement l’établissement de son programme politique. Mais les paroles de Woods l’avaient troublé, car il n’avait pas découvert, lui, la formule capable de satisfaire tous les électeurs.
*
Une semaine plus tard environ, Kingston se souvint de Woods. Les journaux relataient l’étrange épidémie qui venait, disait-on, de s’abattre sur Alaska-City.
Les habitants de cette ville paraissaient frappés d’un mal qui leur enlevait une partie de leurs facultés mentales. Ils n’étaient pas entièrement fous, car ils ne prononçaient pas des discours incohérents et ne se livraient pas à des actes extravagants. Ils n’étaient pas idiots non plus. Ils conservaient assez de lucidité d’esprit pour assurer la marche des services publics.
Leur état était plutôt caractérisé, disaient les gazettes, par une sorte d’indifférence totale, une inaptitude à s’intéresser à la vie supérieure de l’humanité, ni à rien d’autre que les actes les plus simples de la vie quotidienne. D’ailleurs, ils ne souffraient pas et, comme tous, sans exception, étaient atteints, ils ne se croyaient pas malades.
« C’est extrêmement curieux, songea le docteur Kingston. Certes, il existe un grand nombre de maladies où les fonctions du cerveau se trouvent arrêtées en partie, mais jamais, jusqu’à ce jour, elles n’avaient présenté un caractère épidémique… Il y a bien la maladie du sommeil, dont on a récemment constaté des cas chez les Esquimaux du Grœnland ; mais, alors, l’engourdissement est total… »
Le docteur, continuant la lecture de son journal, apprit avec déplaisir que le succès allait couronner les recherches d’un de ses collègues sur la tuberculose. La tuberculose allait être vaincue par le docteur Knox. Et le docteur Knox en retirerait un prestige tel qu’il assurerait son élection. Que faire pour contrebalancer une gloire pareille ? Il était nécessaire d’accomplir une action d’éclat pour pouvoir lutter avec lui à chances au moins égales. Kingston eut une intuition soudaine.
« Parbleu, je vais aller étudier l’épidémie d’Alaska. Elle surexcite au plus haut point la curiosité de l’univers, et le monde entier se passionnera pour mes observations. »
C’est ainsi que, par une belle matinée de printemps, un petit steamer, qui faisait le cabotage, débarquait Kingston dans l’île d’Alaska. Puis le navire s’éloigna prudemment en promettant de revenir dans une quinzaine.
Les relations n’existaient plus entre Alaska-City et le continent. Les vaisseaux se détournaient de l’île par crainte de contagion, et le port où débarqua le docteur était absolument désert. En remontant vers la ville, il croisa quelques personnes. Elles ne présentaient aucun signe particulier.
Il entama la conversation avec un vieux monsieur qui avait l’apparence d’un magistrat. Le vieux monsieur se montra fort peu loquace, mais répondit sainement aux questions banales que Kingston lui posa sur la pluie et le beau temps. Par exemple, lorsqu’il se risqua à parler de l’épidémie, le vieux magistrat le regarda avec surprise et prit congé.
Il n’eut pas plus de succès auprès d’une ménagère rencontrée ensuite, faisant son marché, ni auprès d’un jeune garçon qui flânait, les deux mains dans ses poches. Il remarqua alors que les yeux de tous les passants n’avaient pas l’éclat habituel du regard humain. Ils étaient ternes, sans expression, et comme proches de l’animalité.
Kingston était, à présent, dans une des principales artères de la ville. Les tramways ne circulaient plus, mais les passants étaient nombreux. La foule était paisible et n’avait pas cette allure toujours hâtive qui caractérise les foules civilisées.
Il se mêla à elle. Pendant plusieurs heures, il parcourut des rues et des rues. Beaucoup de magasins étaient ouverts. C’étaient ceux, il le remarqua bientôt, qui vendaient les denrées indispensables à la vie du corps. Les boulangers, les marchands de comestibles et aussi les tailleurs, les bottiers, les chapeliers se livraient à leur petit commerce comme si rien n’était.
Par contre, les libraires, les marchands de tableaux, les éditeurs musicaux étaient fermés ou abandonnés. On ne vendait même pas de journaux.
Cela donna beaucoup à réfléchir à Kingston, et voici l’explication à laquelle il s’arrêta :
« Ces hommes et ces femmes que je vois sont privés de ce qui caractérise l’espèce humaine : à savoir l’intelligence. Certes, pour un observateur superficiel, la disparition de l’intelligence semble n’avoir causé aucun changement appréciable dans l’existence de la plupart de ces gens ni, à proprement parler, dans leur être même. Mais, en réalité, ces créatures, malgré leur forme humaine, n’ont pas d’autres préoccupations que celles des animaux. »
Un musée et un lycée qu’il vit dans l’abandon l’affermirent dans son opinion. Le sens de l’art et de la science avaient disparu.
Il entra dans une église. La poussière et le désordre y régnaient. Les chaises étaient renversées. Les objets du culte dispersés dans le chœur. Évidemment, aucune cérémonie religieuse ne se célébrait plus.
Mais ce qui était le plus inexplicable, c’était cette persistance de l’activité commerciale. Sur la place où il venait de parvenir, un boucher était ouvert. À côté, à la terrasse d’un café, des hommes étaient attablés devant des boissons variées. Mais ils ne jouaient pas. Le silence régnait parmi eux et, sur leur visage, était répandue cette sorte de satisfaction bestiale qui était comme le stigmate de l’étrange maladie.
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En face se dressait un monument qu’il reconnut pour être le siège de la municipalité. C’était le but où il avait espéré parvenir. Il entra, demanda le maire. Avec des gestes mécaniques et une politesse d’automate, des employés le guidèrent dans un couloir, puis, au bout de quelques secondes, l’introduisirent dans une vaste pièce. Un gros homme était assis devant son bureau, près d’une fenêtre.
« Ah ! par exemple, fit-il en se levant, si je m’attendais à cette surprise !… Assieds-toi, mon vieux Kingston, et dis-moi le but de ta visite… J’ai tout le temps. Mes fonctions sont devenues une sinécure. »
Kingston remarqua, au premier coup d’œil, que le mal mystérieux n’avait pas atteint l’ami Woods. Celui-ci continua :
« Comment es-tu ici ? Mets-toi à ton aise. Je vais faire apporter de l’alcool… Tu as donc eu le courage d’aborder dans notre île ! Nous ne voyons plus guère d’étrangers depuis quelque temps. Au fond, je ne m’en plains pas. Il est préférable que rien ne vienne troubler la paix dont jouissent mes administrés. Hein ! as-tu bien admiré comme ils sont tranquilles et heureux ? Ah ! le « bon à rien, » comme on l’a appelé trop longtemps, a pris sa revanche !… »
Kingston l’interrompit.
« Woods, avant de partager ton enthousiasme, j’aurais besoin de quelques explications. Des rapports étranges circulent sur le continent. Et ce que j’ai pu voir dans les rues me surprend au-delà de toute expression. »
Le maire se renversa dans son fauteuil avec un petit rire satisfait.
« C’est vrai, je ne t’ai pas encore dévoilé ma découverte. À Victoria, quand je t’ai rencontré, j’étais justement allé chercher de quoi l’appliquer… Le sommeil irrésistible ne m’a pas laissé le temps de te faire cette révélation, qui, d’ailleurs, eût alors été prématurée… Je t’avais parlé, n’est-ce pas, des ferments de révolte qui couraient dans la ville. Les habitants étaient révoltés et malheureux, ce qui est le sort habituel de tous les hommes qui pensent. J’ai trouvé le moyen de leur donner la paix.
– Quel moyen ? Par la mise en pratique de nouvelles théories sociales et économiques ? La question m’intéresse fort, car je compte descendre bientôt, à mon tour, dans l’arène politique.
– Non, par la vaccination.
– Par la ?…
– Parfaitement. Un jour, j’ai décrété ici, sous le motif inexistant d’une épidémie menaçante de typhus, la vaccination obligatoire de tous les habitants. Maintenant, ce sont les nouveau-nés que je vaccine par mesure préventive, à ce que je prétends. Au début, j’ai eu de mauvais citoyens qui tentaient de se soustraire aux obligations de mon arrêté. Mais ils y sont tous venus… La peur est si forte sur les âmes !…
– Je ne comprends pas encore, fit Kingston.
– Mais, mon vieux, ce n’est pas le vaccin antityphique que je leur inocule. C’est un sérum de ma composition, un sérum merveilleux, qui a la propriété de paralyser certaines cases du cerveau, celles-là justement où se trouve le siège des facultés intellectuelles les plus élevées ! »
Kingston regarda son ancien camarade avec une horreur assez mal déguisée.
« Ne fais pas cette tête ! Ignores-tu donc le service que je rends ainsi à mes compatriotes ? Les hommes sont à plaindre parce qu’ils ont conscience de l’imperfection de leur destinée et de la durée éphémère de leur vie. C’est la conscience, justement, que je supprime, et, du même coup, la crainte de la mort.
– Cela explique, dit lentement Kingston, la disparition du sentiment religieux.
– Et de la science, et de l’art, de toutes les fonctions supérieures de l’esprit… et de tous les embarras que l’homme se donne inutilement. Mes élèves ne vivent que dans le présent et ignorent les soucis de ceux qui désirent et qui espèrent.
Plus d’initiative et de raisonnement. Le pur instinct et l’habitude machinale les poussent à continuer certains des gestes et des actes qu’ils faisaient à l’époque où je les ai guéris. Ils continuent à acheter et à vendre, à parler, se vêtir, à accommoder leurs aliments, à préparer des drinks, à remplir tous les besoins physiques. Mais ils ont oublié l’affection et la haine.
Les ouvriers travaillent comme le bœuf traîne sa charrue, sans se plaindre. Au lieu de s’instruire dans les écoles professionnelles ou de passer par un long apprentissage, ils font leur labeur comme des animaux dressés, par esprit d’imitation. Les cultivateurs retournent la terre comme les taupes creusent des terriers, et les maçons bâtissent des maisons avec aussi peu de raisonnement que l’oiseau en met à construire son nid. Par exemple, vivrais-tu des milliers d’années que tu les verrais toujours travailler de la même façon. Ils sont naturellement incapables d’inventer un perfectionnement quelconque.
Ils n’ont plus la faculté de comprendre. Chacun accepte son sort sans rechercher un plus grand bien-être, une plus grande science, ni aucune nouveauté. Je ne me vante donc pas en prétendant avoir résolu la question sociale, ainsi que tous les problèmes qui tourmentent la pauvre humanité civilisée. »
La réprobation avait fait place, chez Kingston, à la plus vive curiosité scientifique. Il constata :
« En somme, tu arrêtes l’évolution de la race… ou plutôt tu la fais rétrograder jusqu’à la nuit originelle et inconsciente.
– J’arrête ? Je fais rétrograder ? Pourquoi ? Je précipite, au contraire, son évolution. Je supprime les étapes, car je prétends que l’intelligence des hommes, après avoir atteint son apogée, doit décroître et disparaître… Au fait, la phrase que je t’ai dite au café de Victoria était absurde. Te souviens-tu ?… Car l’homme n’est pas au sommet de l’échelle des êtres… D’autres l’ont devancé. La théorie du perfectionnement des créatures n’est qu’une orgueilleuse et stupide illusion, pour tout dire, une idée humaine. L’intelligence n’est pas un perfectionnement, mais une maladie dont j’ai trouvé le remède.
Déjà, sur les bancs de l’Université, je me moquais des hypothèses de Daudin, des affirmations d’Hœckel et de ses disciples. Après nous avoir assuré que les mains de l’homme sont un grand progrès sur les membres des animaux, ils placent à un échelon inférieur les singes qui en ont quatre !… Pour moi, je ne peux penser que le singe, ou une créature similaire, soit notre ancêtre primitif, ni qu’il soit, comme l’ont allégué avec plus de vraisemblance certains humoristes, notre descendant dégénéré. S’il existe des liens de famille entre les deux espèces, le singe ne peut être qu’un homme guéri et, pour emprunter la terminologie fausse de ces savants, perfectionné. »
Woods se tut, Kingston demeura pensif un instant. Puis tous deux regardèrent par la fenêtre ; des hommes, des femmes passaient paisiblement. Des enfants jouaient sans cris et sans disputes. Un vieillard, assis sur un banc, vivait dans la quiétude ses derniers instants, parce qu’il ne savait pas qu’ils étaient les derniers.
Woods reprit la parole :
« Croirais-tu que, sur cette place, j’ai vu une foule douloureuse lancer des pierres dans mes vitres et vouloir brûler l’hôtel de ville ? Maintenant, c’est bien la grande paix de l’âge d’or. »
Kingston approuva d’un signe de tête, le regard lointain. Il songeait au rapport qu’il lirait au Medicinal Club.
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(Pierre de la Batut, « Un Conte d’aventure, » in Dimanche-Illustré, neuvième année, n° 443, 23 août 1931)