C’était une vieille et singulière boutique, où vivait le vieillard. Toute écrasée sous une grande maison sale, avec ses planches vernies de noir et de jaune, ses vitres jamais lavées, où s’endormaient dans la paix éternelle d’immobiles araignées, les boîtes mystérieuses, entraperçues au travers des poussières, brillantes d’étranges scarabées, striées de longs staphylins et de grisâtres phalènes, les formes figées des chats à prix fixe, des chiens à collier noir, invariablement enrichis d’yeux bruns, des pithèques suspendus à leurs branches, elle semblait une arche surprise par quelque pétrification subite, et recouverte, au long des ans, par des couches toujours plus lourdes de plâtres, de pierres et de poutres.
Au milieu de ce fouillis de crânes, de peaux séchées et de mâchoires béantes, le taxidermiste apparaissait comme un souffleur de Breughel, serré dans sa vieille redingote élimée et brillante aux coudes, humble aux clients, respectueux à ses bêtes, l’œil inconcevablement brillant, les doigts toujours affairés de quelque travail sombre ; il s’asseyait d’ordinaire près de son plus grand carreau, servant de vivante réclame et profitant des dernières lueurs du jour, à une petite table de bois noir, vacillante comme lui, où tous ses instruments étaient rangés ; derrière lui, le ventre ouvert, attendaient les derniers cadavres ; au fond scintillaient les bocaux d’alcool où dormaient ses phénomènes ; quand la lampe, une vieille petite lampe à huile, s’allumait, on finissait par découvrir une porte qui menait à l’arrière-boutique.
L’odeur spéciale de toute cette mort vous prenait à la gorge ; une sonnette, jadis, avertissait des gens qui entraient ; mais personne n’entrant plus depuis longtemps, la sonnette s’était déterminée à ne plus jamais sonner.
Je ne me crois pas grand amateur de ces sortes d’objets d’art que sont un crâne humain ou un papillon des tropiques ; mais j’ai toujours été l’esclave de mon caprice ; je passais chaque jour quatre fois devant cette maison ; une tête de tigre qui me fixait au travers des carreaux, à force la voir, me devint si nécessaire que je pensai à l’acheter ; le soir où j’entrai, il pleuvait à verse : la lampe à huile était allumée, et l’on entendait les gouttes d’eau frémir doucement sur une vitre mal jointe ; dans un recoin, un buste vaguement humain se tordait ; je voyais ses yeux luire dans l’ombre.
Le taxidermiste me demanda un prix ridiculement élevé, je ne me souviens plus lequel : toujours est-il que je n’avais pas assez d’argent sur moi ; d’ailleurs, je suis fort entêté ; j’avais fixé en mon esprit la valeur de cette folie et je ne voulais pas la dépasser.
Lui ne cédait pas ; je rouvris la porte, je regardai un instant la pluie, et je fis dix pas au-dehors.
« Hep ! » cria le taxidermiste derrière moi.
Je crus à une diminution sur le prix de ma tête de tigre. Il était sur le seuil et m’appelait avec de grands gestes.
« Je vous demande pardon, dit-il en fermant la porte sur nous deux ; j’ai vu que vous lisiez les philosophes. »
J’avais Platon sous mon bras ; mais le rapport entre ce livre et notre affaire ne m’apparut pas.
« Asseyez-vous, » dit-il gauchement.
Lui-même disparut à demi derrière la table, en serrant d’un mouvement familier sa redingote autour de sa maigre poitrine. Je compris en ce moment quelle était ma vision de tout à l’heure ; au-dessus du taxidermiste, un gorille avançait l’horreur de sa mâchoire et sa main noueuse. C’était le plus grand de tous les monstres bourrés de paille qu’il possédât. Pendant mon examen, il parlait, en hésitant, et en cherchant ses mots :
« Vous devez savoir ce que c’est que la solitude. Je vis sans fréquenter personne. J’ai lu un livre de Pierre Leroux, vous le connaissez peut-être, sur la métempsycose. »
Il se tut un moment.
« Par mon métier, j’ai été à même de recueillir quelques observations là-dessus… fort curieuses. Je pense que la théorie de la transmigration est vraie. Mais il me faudrait étudier mieux la question. Voudriez-vous… voudriez-vous me prêter une édition de Pythagore ? »
Je répondis que je n’avais pas ce philosophe dans ma bibliothèque.
« Épicure ? »
J’avais Épicure.
« Et voudriez-vous me laisser Platon ? »
J’étais extrêmement surpris et ennuyé de cette aventure. Le bonhomme tenait déjà mon volume.
« Et ma tête de tigre ? » lui demandai-je.
Il fut inflexible. Son prix était le plus juste. Il me faisait une faveur. Cela m’indigna : je me promis de ne pas lui confier mon Épicure.
Quand je sortis, il était déjà penché sur son bouquin, et la gorille étendait le poing au-dessus de son crâne, comme une menace.
J’eus la vague sensation que j’étais dupé, et que les têtes, derrière moi, se moquaient en silence de ma sottise.
Je repassai le lendemain, ayant, presque malgré moi, emporté Épicure, et me donnant pour raison que je reprendrais Platon si je lui apportais autre chose. Il faut dire que j’avais passé une nuit affreuse, entrecoupée de têtes de tigre, de gorilles et de vieux naturalistes s’offrant à m’empailler.
Mon taxidermiste me parut plus courbé, plus humble. Ses regards erraient successivement sur toutes ses pièces, avec une frayeur vague.
« Je vais vous expliquer, dit-il, pourquoi je vous ai demandé ces livres. Vous avez quelque idée des théories de la métempsycose ?
– Oui.
– Mais la pensée de Pythagore, sans doute, était celle-ci : l’âme quitte le corps, le corps se disperse en poussière, l’âme en reprend un autre.
– Sans doute.
– Supposez maintenant que le corps, pour un motif quelconque, ne soit pas dispersé.
– Quoi ?
– Une momie, par exemple. Mieux, un cadavre conservé dans l’alcool, comme celui-ci. »
« Celui-ci » était un homme dans la force de l’âge, nageant tout debout dans un grand récipient de verre, la barbe longue et la peau à peine parcheminée.
« Que pensez-vous qu’il se produise ? »
Je secouai la tête.
« Je m’imagine que l’âme, puisque le corps reste entier, ne le quittera pas. Qu’elle demeure dans notre cadavre jusqu’au moment de la décomposition, et que, si cette décomposition ne se produit pas, elle y est emprisonnée pour l’éternité.
– Cependant, l’âme…
– L’âme est immortelle ; ou vous croyez à la métempsycose, ou vous n’y croyez pas. J’ai des raisons sérieuses pour y croire.
– Quelles raisons ?
– Par quoi peut s’exprimer l’âme enfermée dans le cadavre ?
– Par rien, sans doute, puisque tous les organes sont morts.
– Mais si l’on redonnait, pour un instant, la vie à ces organes ?
– L’électricité ?
– Peut-être. Je ne sais rien de tout cela. J’essaye de voir clair…
– Évidemment ; mais vos raisons ?
– Ne peut-il se trouver, dans l’air, des courants de fluide, je ne sais lequel, capables d’insuffler, en le traversant, au cadavre cet instant de vie dont je parlais ?
– Mon Dieu…
– Et l’âme, en cette exacte minute où le fluide lui rendrait les moyens de s’exprimer, ne pourrait-elle faire connaître sa position, par un signe extérieur ?
– Hum ! »
Ce vieux fou s’exaltait stupidement, et parlait maintenant sans plus s’occuper de moi.
« J’ai vu moi-même, osa-t-il affirmer, hier, à six heures du matin, les yeux de cet homme mort briller d’une lueur extraordinaire et se fermer lentement. Vous pouvez voir qu’ils sont clos. Avant-hier, ils étaient grand ouverts. »
L’audace de cette déclaration me fit involontairement me pencher sur le cadavre, et je remarquai un certain rictus à ses lèvres, comme s’il avait voulu parler sans pouvoir desserrer suffisamment les dents.
« Songez, continuait le taxidermiste, à l’atroce position de cette âme, obligée de rester vivante dans cette inflexible prison, aveugle, sourde, muette, incapable de faire agir ses muscles, figée pour toujours sous cette glace infranchissable, les bras perpétuellement collés le long du corps, la tête droite et les genoux pliés ! »
À mesure qu’il parlait, je considérais plus fixement le cadavre, et dans mon cerveau se photographiait sa vision précise, absolument telle que la dépeignait le vieillard.
Il se tut, se tourna vers moi, saisit d’une main tremblante la fameuse tête de tigre et me la donna.
« Tenez, dit-il, prenez-la pour rien ; si vous venez me voir quelquefois et que vous me prêtiez des livres, je vous serai encore reconnaissant. »
Cette minute, lui penché sur sa table, et moi, songeur, refermant sans bruit la porte, fut la dernière où j’aperçus vivant le taxidermiste.
Le soir même, je repassai devant sa boutique ; j’aperçus une vague lueur rouge, dans les silhouettes des pièces anatomiques.
Je supposai qu’il terminait quelque ouvrage mystérieux, et je passai.
Maintenant que j’y repense, je me souviens que la lampe à huile n’était pas suspendue à sa place ordinaire.
Le lendemain matin, je me levai assez tard. Quelqu’un vint me voir et me retint jusqu’à midi. Ce ne fut que vers trois heures que je sortis.
La boutique du taxidermiste, cette nuit-là, avait pris feu. Le cadavre du vieillard, à demi grillé, était crispé des deux mains au bras levé du grand gorille. L’homme au récipient de verre, que la flamme n’avait pas touché, était toujours à la même place.
Quelque chose me frappa, tandis que je franchissais les décombres. Et tout de suite, m’étant approché de la mystérieuse momie, je reconnus :
Que ses deux bras étaient joints au-dessus de sa tête ; que sa tête elle-même était inclinée sur l’épaule gauche ; que sa jambe droite s’était entièrement allongée.
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(Henry Champly, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-septième année, n° 3245, samedi 14 mai 1910 ; Clément Pujol de Guastavino, « Le Taxidermiste, » huile sur toile, sd ; Frederick S. Church, « The Taxidermist’s After-Dinner Dream, » gravure sur bois parue dans le Harper’s Weekly, février 1874)