De Gibraltar, ce 2 janvier 1873. – La Goélette américaine MARIE-CÉLESTE de New-York, vient d’être amenée dans notre port par une barque anglaise, le DEI GRACIA. Marie-Céleste fut rencontrée en plein Océan, le 5 décembre, dans un état absolument parfait, mais sans personne à son bord. Impossible de rien savoir du sort de son équipage. – (Les journaux.)
 

EN PLEINE ÉNIGME

 

Quand, succinctement, me fut contée l’énigme de cette goélette, avant même que j’eusse appris le nom du bâtiment, avant qu’aucune indication de date me permît, pour la suite, la moindre investigation, ne soupçonnant même pas le lieu de son abandon en mer, n’ayant recueilli que le fait tout nu, la séduction du mystère me prit tout entier.

Pourquoi, dans l’ignorance des faits précis qui précédèrent et suivirent l’obscure aventure du petit bâtiment, l’ai-je d’instinct baptisé d’un nom de femme : Elisa-Mater ? Pourquoi l’ai-je situé en face de Corvo des Açores à l’instant tragique de sa troublante destinée ?

Deux points mystérieux auxquels je ne puis répondre.

Mais voici qu’un faisceau de précisions m’est venu, sous la forme d’un article paru dans le Temps, avec la signature de Théodore de Wyzéwa ; que j’apprends, du même coup, le nom de la goélette : Marie-Céleste ; la date de son départ de New-York : 2 septembre 1872 ; et celle de son arrivée à Gibraltar, sous la remorque du Dei Gracia  : 2 janvier 1873.

Or, l’auteur du conte est né le 2 novembre de cette même année, et il est troublant de remarquer l’enchaînement de ces 2 dont il fut, à l’abord, vivement frappé.

Mes parents ont pu lire cet entrefilet, en être fortement impressionnés, en parler longtemps avec le souci de donner corps à leurs conjectures, et, ainsi, influencer mes cellules du tourment mystérieux qui les a possédés alors. J’avoue que ma supposition peut paraître enfantine, mais, vraiment, dès que me fut donnée la piste surnaturelle, la divination d’un phénomène et non d’un drame coutumier de l’Océan s’empara de mon imagination.

Est-elle plus extravagante ou plus plausible que celles de mes illustres devanciers d’Outre-Manche, auxquels le Strand Magazine de Londres fit appel pour résoudre l’énigme ? Ce n’est pas à moi de le dire. Mais il m’est permis de croire pourtant qu’elle raccorde mieux, à une réalité hypothétique, les détails qui nous sont brièvement fournis, que les essais de reconstitution parus dans le Strand, – tout géniaux qu’ils soient ; – car je n’ai rien négligé de ces détails qui ont fait « tiquer » les uns et que d’autres, paraît-il, ont passé sous silence, comme on évince des parasites encombrants. Et j’énumère : le jeu des chaloupes au complet ; la disparition du chronomètre du capitaine et des papiers de la Marie-Céleste ; le repas interrompu, avec l’apport de détails qui peuvent sembler triviaux ; le travail de couture de Mrs Griggs abandonné sur sa machine à coudre, et l’absence de toute trace de violence à bord de la goélette. Dans mon récit, celle-ci s’en va, nette d’avaries, de lutte, de sang, de désordre… belle et fatale… presque joyeuse… et livrant à ma plume, semble-t-il, son mystère jusqu’ici impénétrable, après quarante-neuf ans de randonnées tumultueuses à travers l’imagination de nos contemporains.
 

E. R.

 
 

 

L’EFFRAYANTE APPARITION

 

I

 

Au large des Açores, là où les hauts plateaux sous-marins suscitent l’image d’une Atlantide effondrée, une blancheur oscillante apparut entre le double azur.

Les deux îles septentrionales de l’archipel des Milans, Florès et Corvo, blocs montueux et rocailleux, se profilaient, illusoires comme un mirage, dans une transparence d’atmosphère incroyable.

La bougeante blancheur grandit, soulignée soudain d’un trait noir. C’était une jolie goélette marchande, gréée à New-York et faisant route pour Gênes. Elle avançait lentement, toutes voiles dehors, portant, à son étrave, inscrit en blanc, ce nom propitiatoire et charmant : Marie-Céleste.

L’air était doux, la mer tranquille, chose assez rare en ces régions fouettées de vents brusques et violents, et son vol, si l’on peut dire, avait quelque chose d’heureux.

Ils étaient treize à bord, dont la femme et le plus jeune enfant du capitaine, une fillette de sept ans. Le confiant et rude capitaine Benjamin Griggs n’avait pas cru devoir se soucier du nombre fatidique treize, qu’il eût pu modifier à son gré, en embarquant son fils aîné, admis d’ordinaire à l’expédition ; il n’avait pas voulu céder à un sentiment superstitieux, malgré l’insistance que les gens du port avaient mis à le désapprouver.

Et, de fait, la traversée s’accomplissait jusqu’alors sous d’heureux auspices.

Familier de ces parages dont il connaissait tout le plissement sismique des fonds, tous les écueils, – et l’on pouvait, en cet instant, sonder sans variation, deux bons milles, – le capitaine, heureux de l’heure, la vivait sans inquiétude, et sa tranquillité s’étendait de l’équipage à sa famille.
 

II

 

Solidement campé sur ses jambes écartées, une main empochée, l’autre agrippée au tuyau de sa pipe, le brave loup de mer regarde en rêvant la surface bleue aux dessous verts et violets sur quoi la goélette se balance doucement.

Étrange ! Étrange !

Une modification imprévue se produit, non sur la mer, toujours calme, mais dans la couleur de l’eau. De l’uniforme bleu ultramarin, de vagues rondeurs rousses et vertes se dégagent lentement, ainsi qu’on verrait, de la nacelle d’un aérostat, la terre apparaître à travers des brumes, alors que s’accentue la manœuvre de l’atterrissage.

Les yeux clairs du marin s’arrondissent de stupeur. Et la main qui tient la pipe s’écarte de sa bouche et reste en suspens.
 
 

 

« Pas d’écueil par ici, songe-t-il, et nous sommes encore loin des Açores !… » Quelques pas, un regard à la boussole. Puis il revient, tout à sa fébrile observation.

Alors ? Alors ? Est-ce un mirage ? un trouble de la vue ? Le pauvre homme fait le geste d’un halluciné : il appuie avec force le revers de sa main sur chacun de ses yeux… regarde encore… Et, de plus en plus, l’aspect des formes se précise ; la grisaille rousse s’ombre de plans violets, un éclat rose se pose sur un plan net de roche qui se dessine. Et cela monte, et cela bouge avec une lente et formidable majesté.

Ben Griggs, à cet instant, est seul sur le pont avec l’homme de barre qui, perdu dans son rêve, n’a rien vu encore. Et ce capitaine robuste et sain, qui n’a jamais eu peur, songe à une visite inopinée de la folie. Allons donc ! Lui, fou ! lui, Capitaine Griggs, dont la vie monotone de marin est heureuse et sans trouble ! Alors !… Alors !…

En bas, tout le monde est à table ; on est déjà venu plusieurs fois le héler. Va-t-il donc appeler à son tour ?

Non, il veut être seul à constater sa folie.
 

III

 

Maintenant les formes, toujours plus nettes, se déplacent ; leurs volumes se muent en différents aspects, traversés de frissons d’animalité : d’énormes poissons fuient, des tridacnes bousculés retombent, des viscosités fluent et des holutories se tordent ; des roches frangées d’actinies rouges et d’arborescences madréporiques s’effondrent, de grandes ulves déracinées penchent avec des oscillations reptiliennes, des méduses opalines s’éloignent en un lent dandinement, un requin vire et sille et, à chaque éboulement des formes superficielles, de grosses bulles soufreuses viennent crever à la surface, y laissant flotter de fines buées mordorées.

Et voici que l’eau tremble, se frise et clapote. De grandes aspirations noyées, suivies de rejets de boue, font une housse épaisse aux formes qui disparaissent ; et sans qu’aucun cri n’ait encore averti l’équipage de l’apparition prodigieuse, le capitaine inconscient se signe et attend. Quoi ? Il ne sait pas. Il est dans un autre monde, bouleversé par le prodigieux de l’aventure.

Griggs qui, sans être instruit, s’est plu dans sa jeunesse, aux lectures légendaires comme aux récits fabuleux des grands navigateurs, depuis le périple d’Hanon jusqu’aux relations de Bougainville et de Cook, juxtapose soudain, aux vieilles histoires de Thulés et des Atlantides les affaissements mystérieux, avec leurs retours érectifs, des Aurora et des Tuamotou. Il songe aux réalités tumultueuses des Cyclades, à ces îlots que les caboteurs de la mer Égée ont vu brusquement surgir autour de l’antique Délos, surgir, disparaître et reparaître sous la poussée du feu intérieur ; au tourment chaotique des terres écartelées des Santorin ; et sa tête brûlante, envahie par la montée des vieilles connaissances mythiques et des fantasmagories scientifiques, ne commande plus à son corps inerte et désemparé.

La rencontre se produit ! Et c’est lent, doux et sans heurt. Un long grincement… et la goélette s’incline, comme pour un échouement, pique de l’avant entre deux roches qui la coincent, la calent, l’étreignent et la soulèvent pour, finalement, la suspendre, ainsi qu’Hugo nous montre La Durande, entre ses deux rochers.
 
 

 

Une île est apparue qui toujours émerge davantage, et le prodige est effrayant.

Un cri terrible a jailli de la gorge du capitaine, auquel répond la clameur unanime de l’équipage rué sur le pont. Et ce sont des gémissements d’horreur, des cris de folie. L’effroi subit devant cette chose inattendue et comme surnaturelle a glacé le cœur des plus braves, et, dans le désordre qui s’ensuit, aucun plan d’action ne s’esquisse. Dans les faces pâles et terreuses, les lèvres grelottent, les yeux fixes accusent de la démence. Mrs Griggs s’est évanouie, et sa fillette, cramponnée à elle, sanglote et pousse, par intervalle, un cri déchirant, la croyant morte. Seul le capitaine, prévenu, mais encore hébété, reprend quelque sang-froid. Cependant, il est trop tard. La goélette se trouve maintenant juchée à cinquante pieds au-dessus de la mer et la montée se poursuit.

Seule une chaleur intense dénonce la phénomène. Et maintenant, l’eau se retire des flancs de cette terre si soudainement surgie, retombe en cascades bruissantes, s’épuise et laisse à sec, enfin, la dernière née des îles.

Cela forme une terre allongée émergeant à la manière d’un vaste cétacé dont la culminence soutient, comme un jouet, la goélette inclinée, dépouillée de ses voiles.

C’est un îlot de quelque vingt mille de tour et qu’ils auraient pu éviter si le capitaine n’avait été privé, pendant le quart d’heure que dura le phénomène, du contrôle le plus élémentaire de ses facultés d’habile marin.
 

IV

 

Le soir vient et, avec lui, le vif assaut des bourrasques. Tout le monde est descendu dans la grande cabine et, réuni autour d’une table, mange distraitement, une vague terreur subsistant encore dans les yeux de chacun.

Ils songent à la chose merveilleuse et terrible. Malgré leur crainte, la goélette serrée dans l’étau des roches est encore l’abri le plus sûr, le plus chaud qu’ils puissent espérer. Aussi, tout danger écarté, ont-ils convenu de veiller là pour attendre le jour. Au matin, sans doute ils verront poindre les voiles de quelque brick qu’ils salueront avec un cri de délivrance.

En attendant, ils commentent l’aventure. Les durs marins, les coudes sur la table, la femme pâle et la fillette toujours effrayée, écoutent avec une attention passionnée le récit fruste et merveilleux du capitaine.
 

V

 

À l’aube, le vent étant tombé, ils ont hissé les voiles pour attirer l’attention des marins sur l’île insolite. Le capitaine, juché sur la dunette comme sur un observatoire, sonde l’horizon circulaire de sa longue-vue, et, inquiet de le constater si désert, pris d’appréhension quant aux suites de l’événement, se résigne à réintégrer sa cabine où, sur le cahier de bord, il pense consigner les phases du phénomène. Déjà le soleil est haut sur l’horizon. Dans une des cabines, Mrs Griggs et sa fillette déjeunent. Le capitaine se joint à elles avant que d’entreprendre sa tâche, car c’en est une pour cet illettré que de former des phrases et de les assembler sur le papier.
 
 

 

Mais, comme ils en sont, le capitaine à son œuf et l’enfant à sa bouillie, que Mrs Griggs, plus expéditive, a repris un travail de couture commencé pendant la traversée, le jeune second, Henry Bilson, apparaît en riant. Il vient leur signaler que, au sud de île, presque à l’extrême pointe, les marins viennent de cerner un étrange animal du genre phoque – quelque lamantin sans doute – qui se démène et dont les attitudes les mettent en joie. Curiosité toute féminine, la mère et l’enfant s’élancent, suivies du jeune second, pour assister à la capture de l’amphibie.

Et le capitaine, resté seul, rentre dans sa cabine.

Il ouvre le cahier de bord et trace de sa grosse patte, plus habile à manier le funin que le porte-plume, de gros caractères tremblés dont ce sera le dernier spécimen :
 

décembre 1872. Par 35° de longitude ouest et 39° 15’ de latitude nord au large de Corvo, il nous arrive une chose étrange…
 

À ce moment même, rompant la phrase, un craquement puissant anime la coque de la goélette, une vibration intense, puis un glissement crissant le font sursauter.

Quel nouveau danger va surgir ?

Dressé dans une attente angoissée, il suppute… minute lucide : il prévoit tout… l’île s’enfonce, c’est cela, vite… à l’échelle… ramener l’équipage… détacher un canot avant que la goélette ne s’écrase… Rien à sauver ?… si, les papiers !… Il en bourre les poches intérieures de son suroît… Encore ?… son chronomètre, là… sur la table… vite !… Arrivera-t-il à temps ?

Il dévale des roches, saute dans des flaques, braille, gesticule, saute encore, bute, tombe et repart. Il court ! Des points noirs bougeants sont là-bas. Les voient-ils ? l’entendent-ils ? ne sont-ils donc pas avertis du danger ?… Si ! Bonheur !… Ils s’agitent et grossissent, très loin encore… Ils vont, les poings serrés, en blocs mouvants… Laissant loin derrière eux la femme et l’enfant du capitaine… Et lui voit, terrifié, la distance s’allonger… s’allonger… le troupeau humain grossir, l’atteindre… passer en trombe, pris de panique avec des yeux fous, des faces de brutes primitives…

Là-bas, il voit l’enfant hurler et choir, la mère se pencher. Ah !… la relever, la charger sur son dos et, tout alourdie, reprendre sa course… mais elle n’avance guère… Maintenant, il bondit… Arrivera-t-il à temps pour les sauver ? Il lui semble que le sol cède sous ses pas… En effet, l’île s’enfonce peu à peu sous les flots, comme cette flottante Délos dont il évoquait l’image lors de sa première épouvante… Mais il arrive enfin !… L’île s’enfonce toujours… La vague avance.. semble ronger la terre… Griggs enlève sa fille d’un bras vigoureux et, de sa main restée libre, il entraîne sa femme… Vite… vite… nous arrivons…

Mais que font, là-bas, les marins arrêtés ?… Quel désespoir s’est emparé d’eux ?… Le second agenouillé tient sa tête entre ses paumes… D’autres, les bras levés, trépignent de façon bizarre et désordonnée. Deux sont tombés, ne donnant plus signe de vie…

Une grande bouche horrible aux lèvres clapotantes s’est ouverte entre eux et la goélette… Une fumée jaune, opaque, s’élève avec un sifflement sourd… Le sol vacille, s’amollit, se boursoufle à la manière des salses, s’affaisse et s’enfonce… et c’est l’atroce noyade des deux groupes loin de tout secours…

Les trois Griggs, unis dans une suprême étreinte, descendent au gouffre de la mort, les yeux rivés au ciel, avec une plainte poignante… et non loin, en un agrippement désespéré, les hommes de l’équipage qui survivent extravaguent comme des enfants ou des fous… L’un d’eux, qui a réussi à sauter sur les épaules des autres, se dresse avec un grand geste des bras écartés comme pour s’envoler et échapper à l’horreur de l’engloutissement… et sa silhouette fantastique s’annihile dans un tourbillon de vapeur où défaille le cri suprême de son désespoir. Un dernier clapotement… et l’île a totalement sombré… dernier sursaut d’agonie de la belle Atlantide perdue.

Sur le flot, maintenant houleux. la goélette reprend joyeusement la mer, solitaire et sans avarie, toutes voiles dehors, comme à son départ, solitaire et muette à jamais sur la destinée fabuleuse et tragique de son équipage.
 

Edmond ROCHER

 

Janvier 1922.
 
 

 

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(Edmond Rocher, illustrations de l’auteur, in Floréal, magazine universel illustré de la famille, juin 1922 ; eau-forte de Ricardo de Los Rios, d’après un dessin de François Flameng, pour illustrer Les Travailleurs de la Mer de l’édition Hébert, c. 1885 ; « La Durande après le naufrage, » plume, pinceau, encre brune et lavis de Victor Hugo)

 
 
 

 

 

 

 
 

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UN MYSTÈRE

 

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Abandon d’un navire

 
 

Le 13 décembre une partie de l’équipage du Dei Gratia, venant de New York, amena à Gibraltar une brigantine qu’il avait trouvée le 5 en mer, par lat. 38.20 N., long. 17.15 O., complètement abandonnée, et qui, à en juger par le livre de loch, serait le Mary Celeste, allant de New York à Gênes.

L’attorney général pour Gibraltar fit mettre ce navire à la chaîne à son arrivée, et le capitaine du Dei Gratia, qui était arrivé le 12, réclama le droit de sauvetage.

Le second et les marins du Dei Gratia qui étaient montés à bord du navire abandonné furent entendus le 20 et le 21, et leur déclaration provoqua l’examen du navire.

Celui-ci eut lieu le 23, par des plongeurs jurés, qui déclarèrent que les deux flancs du navire avaient été perforés à l’aide d’un instrument tranchant, et que le navire était en parfait état, bien approvisionné, qu’il n’avait pas essuyé de tempêtes, qu’il ne portait trace ni de feu ni d’explosion, ni d’aucune autre cause d’abandon.

Mais une épée fut trouvée, qui semblait porter des traces de sang et avoir été nettoyée avant d’être remise au fourreau.

Une enquête officielle, à laquelle des officiers supérieurs de la marine ont pris part, a fait reconnaître que les ouvertures avaient été pratiquées intentionnellement. Sur le tribord, on découvrit des marques de sang.

Le registre du navire, le manifeste et les connaissements étaient enlevés, ainsi que le sextant et le chronomètre.

Par contre, tout ce qui avait appartenu au capitaine, à sa femme, à son enfant et à l’équipage, fut trouvé en bon état, et il y en avait pour beaucoup d’argent.

Dans la cabine du capitaine, se trouvait un harmonium en bois de rose, des livres de musique et des bijoux en quantité. La carte et le loch furent trouvés au moment de la saisie du navire. Tous deux sont au courant jusqu’au 24 novembre et indiquent la hauteur de Saint-Mary’s.

Depuis, on ne sait plus rien du capitaine, de sa famille ni de l’équipage.

Le 24 novembre à midi, on avait fait les observations d’usage, ce qui prouve que le temps devait être assez beau ; la position était 36.56 N., 27.20 E. Il y a encore une annotation du 25 au matin, 8 heures, indiquant le passage de l’Ouest vers l’Est, par le nord de Saint-Mary’s.

Depuis le 25, il s’était passé dix jours sans que le gouvernement eût fonctionné.
 

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L’attorney de Gibraltar expose ensuite qu’il croit que l’équipage (après avoir défoncé un baril d’alcool) s’est enivré et a assassiné le capitaine Briggs, sa femme, son enfant et le second du navire ; qu’on a ensuite perforé le navire, de façon à faire croire à un abordage ou un heurt contre des rochers et à faire croire aux marins qui le rencontreraient qu’il ne valait pas un effort pour être sauvé ; que ces faits doivent s’être passés entre le 25 novembre et le 5 décembre.
 
 

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(Cet entrefilet paru dans La Petite Presse, journal quotidien, n° 2470, lundi 10 février 1873, est à notre connaissance la première mention concernant la Mary Celeste dans la presse française)

 
 
 

 

(in American Register [Paris], vol. V, n° 254, samedi 15 février 1873)

 
 

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Histoires de partout

 

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L’énigme de la Marie-Céleste

 

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Le matin du 2 septembre 1872, dans le port de New-York, une goélette américaine pourvue d’un gracieux nom français, la Marie-Céleste, s’apprêtait à partir pour Gênes, où elle avait coutume de transporter des marchandises et parfois aussi quelques passagers. Le capitaine, l’honnête et zélé Benjamin Griggs, avait décide d’emmener avec soi sa femme et son plus jeune enfant, une fillette de sept ans, tandis que l’aîné, un garçon de douze ans qui avait déjà fait plusieurs fois la traversée, devait rester à New-York pour y continuer ses études. Le petit aurait cependant bien souhaité pouvoir de nouveau accompagner en mer ses parents et sa sœur, mais le propriétaire de la Marie-Céleste, choisi comme arbitre, fut d’avis que les Griggs commettraient une folie en cédant au désir de leur fils. Force fut donc à celui-ci de laisser tristement partir tous les siens lorsque, vers midi, la goélette leva l’ancre pour commencer son voyage d’une durée ordinaire d’environ trois mois. La Marie-Céleste avait à son bord un équipage de treize personnes. Ce chiffre de mauvais aloi n’avait nullement inquiété le capitaine ; mais, dans le port, bien des gens avaient désapprouvé ce qui leur semblait une « bravade » dangereuse de l’excellent Ben Griggs, et regretté que ce dernier n’eût pas mis le « sort » de son côté en accueillant la requête de son jeune fils.

Et puis l’on n’avait plus eu de nouvelles de la Marie-Céleste jusqu’au jour où, quatre mois après le départ de la goélette, le consul des États-Unis à Gibraltar avait adressé à son ministre la dépêche suivante :
 

DE GIBRALTAR, CE 2 JANVIER 1873. La goélette américaine Marie-Céleste, de New-York, vient d’être amenée dans notre port par une barque anglaise, le Dei-Gratia. Marie-Céleste rencontrée en plein océan, le 5 décembre, dans un état absolument parfait, mais sans personne à bord. Impossible de rien savoir du sort de l’équipage.
 

Le fait est qu’une rencontre singulière s’était produite le matin du 5 décembre 1872, à 300 milles environ de Gibraltar. Tout d’abord, un paquebot allemand avait aperçu au large une goélette qui semblait flotter sans direction. Il lui avait envoyé les signaux d’usage, et puis, ne recevant pas de réponse, avait poursuivi sa route. Mais ce silence bizarre et les allures non moins étranges de la goélette avaient été observés par le capitaine d’un autre bateau, le petit voilier anglais Dei-Gratia. Soupçonnant un accident, une maladie contagieuse, ou peut-être une de ces crises générales d’ivrognerie qui parfois s’abattent brusquement sur tout un équipage, ledit capitaine s’était rendu à bord de la Marie-Céleste, et avait eu la stupeur de la trouver complètement déserte. Avec cela, nulle trace d’une lutte, nulle désordre sur le pont ni dans les cabines. Dans la plus grande de ces cabines, le capitaine, sa femme, leur enfant et le second du bateau avaient dû être surpris au milieu de leur déjeuner ; car la petite, notamment, s’était interrompue après les premières cuillerées de sa bouillie, et le capitaine, ayant déjà mangé un œuf, venait d’en introduire un autre dans son coquetier. Les provisions, l’argent de la caisse, les malles et valises, les divers vêtements, tout cela avait été laissé intact, sans que les treize personnes de l’équipage semblassent avoir emporté un seul des objets qui leur appartenaient. L’unique disparition constatée était celle du chronomètre et des papiers de la goélette ; encore l’absence des papiers se trouvait-elle en partie compensée par la découverte, à sa place ordinaire, du livre de bord. Il est vrai que celui-ci ne donnait, sur la traversée de la Marie-Céleste, que des renseignements tout rudimentaires – le capitaine Griggs n’ayant jamais beaucoup aimé à se servir d’un porte-plume. La notation des longitudes et latitudes s’arrêtait le 4 décembre, veille du jour où le capitaine Boyce avait rencontré la goélette abandonnée.
 
 

 

D’autres détails encore, que je ne puis songer à énumérer, attestaient que la catastrophe qui avait vidé la Marie-Céleste avait dû arriver de la manière la plus imprévue et la plus soudaine. Par exemple, Mme Griggs n’avait pas eu le loisir de reboucher une bouteille contenant un certain sirop qu’elle avait sans doute fait boire à sa fille. Elle-même avait commencé, probablement dès le matin du dernier déjeuner, un petit travail de couture qui était resté à peine ébauché sur sa machine ; et les hommes de l’équipage, de leur côté, s’étaient trouvés interrompus au milieu de leur lessive hebdomadaire. Mais le plus étonnant de l’aventure était que pas une des chaloupes de la goélette ne manquait ; tandis que d’autre part, comme je l’ai dit, aucune trace ne dénotait la venue à bord de personnes étrangères. L’équipage n’avait certainement pas pu quitter la Marie-Céleste par ses propres moyens ; et il ne semblait pas non plus qu’il eût été emmené de force par des gens d’un autre bateau, – qui du reste, selon toute apparence, n’auraient pas été d’humeur à respecter aussi scrupuleusement la caisse de la goélette.

Après quoi l’on a eu beau répandre à tous les coins du monde les signalements de l’équipage disparu, ou du moins de ceux des membres de cet équipage que l’on connaissait, jamais plus l’on n’a retrouvé aucun des treize voyageurs de la Marie-Céleste. Jamais personne n’a su ce qu’étaient devenus l’excellent capitaine Griggs, sa femme et sa petite fille, ni le jeune second, Henry Bilson, ni les hommes du bord et les deux ou trois passagers. Il y a eu là un mystère plus étrange que tous ceux des romans d’aventures, et qui d’ailleurs a plus d’une fois déjà vivement excité l’imagination des conteurs anglais. C’est ainsi que sans aucun doute le problème de la Marie-Céleste aura suggéré à R. L. Stevenson l’idée du plus « romanesque » de tous ses récits, l’inoubliable Naufrageur écrit par le poète écossais durant les dernières années de sa courte vie. Pareillement, sir Arthur Conan Doyle, le père du fameux Sherlock Holmes, a publié naguère une nouvelle où il essayait de résoudre à sa façon l’énigme de la goélette abandonnée ; mais je dois ajouter que cette « solution » de M. Conan Doyle me paraît d’une extravagance bien peu… convaincante. Les membres de l’équipage de la Marie-Céleste auraient été tués, l’un après l’autre, par un mulâtre qui aurait fait le vœu d’exterminer le plus grand nombre possible de représentants de notre race blanche !
 
 

 

Or voici qu’une revue anglaise, le Strand Magazine, s’est avisée de rappeler ce mystère déjà vieux de plus de quarante ans, et puis d’inviter quelques-uns de ses principaux collaborateurs à lui envoyer les hypothèses les plus ingénieuses qu’ils pourraient combiner touchant le sort de l’équipage de la Marie-Céleste. Hélas ! les résultats produits jusqu’ici par l’intéressante « consultation » du Strand Magazine n’ont guère de quoi, non plus, satisfaire notre curiosité. Ni M. Barry Pain, ni M. Morley Roberts, ni M. H. A. Vachell n’ont rien trouvé qui pût nous procurer l’illusion d’une « piste » sérieuse. Tout au plus ai-je pris un certain plaisir à la lecture du conte imaginé par M. Arthur Morrison, encore bien que ses lignes générales ressemblassent beaucoup à celles de la nouvelle susdite de M. Conan Doyle. D’après M. Morrison, tous les membres de l’équipage auraient été tués et jetés à l’eau, successivement, par un matelot d’une force musculaire énorme, et que la méditation des écrits de Swedenborg aurait plongé dans une véritable folie religieuse. C’est pour les envoyer le plus vite possible aux béatitudes célestes que ce Joseph Hallers, surnommé le « saint Joe, » aurait jeté par-dessus bord ses douze compagnons de traversée ; à la suite de quoi, il se serait précipité lui-même vers la porte du Ciel, en se munissant du chronomètre de la goélette, afin de mieux connaître la durée de son ascension. Quant aux papiers du bord, M. Morrison a négligé de nous expliquer comment et pourquoi son illuminé avait jugé devoir les emporter dans les régions bienheureuses.

Non, rien de tout cela ne projette la moindre lueur sur la ténébreuse aventure de la Marie-Céleste. Mais j’ai songé, en lisant cet article du Strand Magazine, à la foule des personnes de chez nous qui pendant leurs vacances vont se mettre en quête d’un sujet de roman, de nouvelle, ou de pièce, pour exercer leur talent plus ou moins « professionnel. ». Et je me suis dit que peut-être j’aurais chance de rendre service à quelques-unes d’entre elles en leur indiquant cette histoire qui unit au mérite de l’authenticité la plus entière le précieux avantage de stimuler irrésistiblement la fantaisie créatrice. Qui sait si, sous l’influence supplémentaire du temps brumeux et froid qui paraît installé à demeure pour tout l’été, le modeste résumé que l’on vient de lire ne nous vaudra pas, l’automne prochain, une solution décisive de l’émouvant problème de la Marie-Céleste ?
 

T. DE WYZEWA

 
 

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(Théodore de Wyzewa, in Le Temps, cinquante-troisième année, n° 19002, dimanche 13 juillet 1913 ; les illustrations sont extraites de l’article « The Greatest Mystère of the Sea: Can you solve it? » du Strand Magazine de juillet 1913)

 
 

 

Histoires de partout

 

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Suite (et peut-être fin) du Mystère de la « Marie-Céleste »

 

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J’ai rappelé ici, il y a quelques mois, l’étrange et mystérieuse aventure de la Marie-Céleste. C’était une petite goélette américaine qui, un certain jour de septembre de l’année 1872, avait quitté le port de New-York à destination de Gênes, emmenant à son bord un équipage de treize personnes. Trois mois plus tard, un voilier anglais avait rencontré la Marie-Céleste flottant à la dérive dans l’océan Atlantique. La goélette était absolument inhabitée, et aucun des objets qui s’y trouvaient n’avait de quoi fournir l’ombre d’un renseignement touchant le sort des treize membres de l’équipage. Le capitaine Griggs et ses compagnons n’avaient emporté avec soi ni l’argent de la caisse ni leurs propres effets ; seuls, le chronomètre et les papiers de la Marie-Céleste avaient disparu. Semblablement, pas une des chaloupes ne manquait : ou bien l’équipage de la goélette s’était transporté sur un autre bateau, ou bien il s’en était allé à la nage. Son départ, en tout cas, avait été sûrement imprévu et soudain, car la grande cabine conservait tous les vestiges d’un premier déjeuner brusquement interrompu. La femme du capitaine, qui faisait partie du voyage ainsi que sa petite fille, n’avait pas même eu le temps de fermer sa machine à coudre. Sur la table, une bouteille de sirop antiscorbutique restait débouchée. Enfin, l’on devinait que les hommes du bord, au moment de leur départ, venaient d’achever tranquillement leur lessive hebdomadaire.

Cette découverte surprenante avait eu lieu le 5 décembre 1872, et jamais depuis lors, malgré toutes les enquêtes et toutes les promesses de primes, jamais personne n’avait pu savoir ce qu’était devenu l’équipage de la Marie-Céleste. Il y avait là un mystère des plus troublants, et qui bien souvent avait séduit la fantaisie des conteurs anglais, mais sans que leurs hypothèses ni tout le reste des explications hasardées depuis quarante ans eussent de quoi soulever le moindre coin du voile. En juillet passé cependant, une revue anglaise, désireuse de tenter un dernier effort, avait réimprimé tous les documents relatifs à l’aventure de la goélette, et c’est à cette occasion que j’avais moi-même très rapidement résumé ici l’étonnante aventure, en la recommandant aux méditations estivales de nos lecteurs. Le fait est que mon article m’avait valu un bon nombre de réponses, parmi lesquelles je noterai seulement celle qu’un jeune poète wallon, M. Christian Beck, avait publiée vers le début d’août dans la Meuse de Liège. D’après M. Beck, l’unique moyen possible de s’expliquer la disparition subite de l’équipage de la goélette consistait à supposer l’une de ces rafales de vent, inattendues et terribles, qui surviennent parfois dans l’océan Atlantique et balayent tout d’un coup le pont d’un vaisseau. Je ne puis malheureusement songer à citer dans tout son ensemble l’ingénieuse « solution » de notre confrère liégeois ; je la signale simplement en raison de la ressemblance saisissante de son point de départ avec la solution nouvelle et peut-être décisive que nous offre aujourd’hui le Strand Magazine.

Car il se trouve que l’effort suprême dont je parlais tout à l’heure a porté ses fruits. La revue anglaise a reçu communication d’un long manuscrit qui ne prétendait pas à moins qu’à être la « confession » authentique de l’un des membres de l’équipage de la Marie-Céleste ! L’envoi s’accompagnait d’une lettre où le possesseur du manuscrit, M. Howard Linford, racontait que l’un de ses anciens serviteurs, appelé Abel Fosdyk, lui avait laissé en mourant trois caisses toutes remplies de papiers. « Vous aurez là-dedans – lui avait dit le moribond – l’explication de l’affaire de la Marie-Céleste ! » Mais M. Linford avait oublié l’aventure mystérieuse de la goélette ; si bien que prenant la Marie-Céleste pour un nom de femme, il n’avait pas même regardé les papiers posthumes du vieux domestique. C’est seulement l’autre jour, en lisant l’article du Strand Magazine, qu’il s’était rappelé les dernières paroles d’Abel Fosdyk. Il avait alors ouvert les trois caisses, et y avait rencontré, notamment, un récit détaillé de tout le funeste voyage de la Marie-Céleste, écrit aux environs de 1880 par l’unique survivant de la catastrophe.
 
 

 

Après quoi le possesseur actuel de ce récit n’en garantissait nullement la vérité. Le vieux Fosdyk ne lui avait jamais fait la moindre mention de sa présence à bord de la Marie-Céleste, ni, en général, d’aucun des événements de sa vie passée. M. Linford ajoutait cependant qu’avant d’envoyer le manuscrit au Strand Magazine, il s’était livré à une petite enquête, qui lui avait démontré la parfaite justesse des affirmations de Fosdyk sur des points où celles-ci semblaient en contradiction avec les détails publiés par les journaux. C’est ainsi que le nom véritable du capitaine de la Marie-Céleste n’était pas Griggs, comme on l’avait toujours imprimé, mais Briggs, ainsi que l’avait écrit Fosdyk. Pareillement, les rapports officiels notaient une entaille pratiquée dans l’avant de la goélette : aucun journal n’avait signalé cette entaille, tandis que le manuscrit de Fosdyk en expliquait longuement l’origine. Enfin, tous les journaux de l’automne de 1872 s’accordaient à constater le nombre et la violence exceptionnels des tempêtes dans l’océan Atlantique, durant cette saison.

J’ai insisté à dessein sur cette lettre d’envoi, car le fait est que la personnalité de son auteur constitue pour nous l’un des éléments principaux d’un problème « psychologique » dont je serais tenté de dire qu’il a remplacé désormais l’ancien mystère « historique » de la Marie-Céleste. Si seulement Abel Fosdyk a vécu, s’il a figuré parmi les serviteurs de M. Howard Linford et lui a légué en mourant trois caisses de papiers, nous pouvons être à peu près sûrs de posséder dorénavant l’explication définitive de l’aventure de la goélette. Le manuscrit envoyé au Strand Magazine, et dont un fragment se trouve reproduit en fac-similé, nous présente toutes les apparences d’une relation parfaitement naturelle et sincère. Son style même, avec son mélange d’emphase et de gaucherie, n’a rien qui démente l’hypothèse d’un vieux domestique écrivailleur et tout bourré de lectures. Ou bien nous avons là, en effet, le récit véridique d’un survivant de la Marie-Céleste, ou bien ce récit et le brave homme qui l’aurait rédigé ont été inventés de toutes pièces par un adroit mystificateur.
 
 

 

C’est d’ailleurs ce que semble avoir compris la direction du Strand Magazine ; et aussi a-t-elle tenu tout d’abord à nous renseigner sur la personne de M. Howard Linford. « La relation qu’on va lire, nous dit-elle, nous a été envoyée par M. A. Howard Linford, l’éminent principal de la grande et célèbre école préparatoire de Peterborough-Lodge. M. Linford est justement renommé dans le monde scolaire comme l’ardent et infatigable champion de la doctrine qui fait d’un enseignement plus approfondi des mathématiques et de la langue anglaise la condition essentielle de toute culture scientifique. Il a, du reste, été bien récompensé de ses efforts par les succès de ses élèves dans nos diverses écoles publiques. » Suit l’énumération de quelques-uns des plus mémorables entre ces succès obtenus par d’anciens élèves de M. Linford. « Les bourses gagnées aux concours par des candidats sortant de Peterborough-Lodge, notamment, sont plus nombreuses que celles de toute autre école préparatoire du royaume. » Tel est l’homme qui nous apporte aujourd’hui la « solution » du mystère de la Marie-Céleste, en nous affirmant qu’il la tient lui-même de l’un des domestiques de son école. Que l’on imagine, chez nous, le proviseur du lycée Louis-le-Grand envoyant à un journal la « confession » autobiographique du petits-fils de l’un des gardiens de Louis XVII au Temple, et nous assurant que l’auteur l’a écrite sous ses yeux ! Nous n’hésiterions pas un instant à le croire ; et de la même façon notre premier mouvement, en présence du récit d’Abel Fosdyk, est de prendre tout à fait au sérieux un témoignage qui s’offre à nous dans des conditions d’aussi bon aloi. Mais ensuite, irrésistiblement, un doute nous vient. Nous nous rappelons le goût passionné des Anglais pour cette forme particulière de l’humour qu’est sans contredit la mystification. Nous songeons que M  Linford réunit en soi le culte des belles-lettres et celui des mathématiques, ce qui ne laisserait pas de lui conférer, au besoin, des aptitudes privilégiées pour l’invention et la mise au point d’une « combinaison » romanesque s’adaptant à tous les « angles » du problème de la goélette abandonnée. Et peut-être notre méfiance risque-t-elle encore de s’accroître, précisément, devant la plénitude merveilleuse avec laquelle le récit envoyé par M. Linford satisfait notre curiosité sur les moindres détails du problème, selon la manière classique des « explications » finales d’un Gaboriau ou d’un Conan Doyle. Car il n’y a pas jusqu’à l’absence du bouchon sur la bouteille de sirop qui ne nous soit « éclaircie » par le scrupuleux Abel Fosdyk, qui, d’ailleurs, pouvait fort bien (s’il a seulement existé) avoir lu de son temps des relations du mystère analogues à celles qu’a publiée récemment le Strand Magazine, et s’être proposé d’y répondre quasi mot pour mot. De sorte qu’au total nous nous sentons partagés. De page en page, nous nous demandons si le simple, loyal et attachant récit qui se déroule devant nous a été écrit il y a vingt ans par un vieux domestique dans une chambre des combles de Peterborough-Lodge, ou bien s’il n’aurait pas été composé ces jours derniers dans l’austère et somptueux bureau du directeur de l’école, avec l’intention secrète d’instruire et d’humilier tout ensemble les conteurs « professionnels, » dont il faut avouer que les « solutions, » publiées naguère dans le Strand Magazine, attestaient une pauvreté pitoyable d’imagination et de style.
 
 

 

Voici, en tout cas, les faits essentiels de la « solution » qui nous vient (ou prétend nous venir) de l’unique survivant de l’équipage de la Marie-Céleste.

Une série d’affreuses tempêtes avaient eu pour effet de troubler un peu la cervelle de l’excellent capitaine Briggs. Le matin du 3 décembre 1872, par un calme plat, la goélette poursuivait paisiblement sa marche, lorsqu’une discussion très violente avait éclaté entre le capitaine et son second. Celui-ci s’excusait d’avoir jadis laissé périr un matelot, en alléguant l’impossibilité pour lui de se jeter à la mer avec tous ses habits. Sur quoi le capitaine, de plus en plus exaspéré, avait résolu de donner une leçon au second en se jetant lui-même à la mer, vêtu comme il l’était, et en faisant à la nage le tour du bateau. Vainement sa femme avait essayé de le raisonner : il n’avait pas même voulu attendre la fin de son repas, et c’est à grand-peine que Mme Briggs avait obtenu de lui qu’il consentît à se laisser escorter par deux des plus habiles nageurs de l’équipage.

Bientôt, cet équipage tout entier s’était rassemblé sur le pont. Mme Briggs tenait en main le chronomètre de la Marie-Céleste, de manière à évaluer la durée de la folle gageure du capitaine. Et puis ce dernier et ses deux compagnons avaient sauté dans l’eau ; et déjà ils allaient parvenir au tournant de l’arrière, quand les spectateurs avaient aperçu un énorme requin s’avançant vers eux. Presque au même moment, Fosdyk, anxieusement penché sur le rebord de la goélette, s’était soudain senti soulevé, emporté, précipité dans les flots. Un brusque coup de vent s’était abattu sur le pont de la Marie-Céleste !

Et lorsque ensuite Abel Fosdyk avait réussi à reparaître à la surface de l’eau, – après s’être délivré de l’étreinte d’un de ses compagnons qui s’était accroché à lui en tombant et l’entraînait avec soi vers le fond, – il avait constaté que le pont de la goélette était entièrement désert. Nul moyen, pour lui, de remonter à bord ! Çà et là, il lui avait semblé voir surnager une tête hagarde ; et puis tout vestige de vie humaine avait disparu. Par miracle cependant, Fosdyk avait pu s’installer sur une planche, enlevée naguère à l’avant du bateau par ordre du capitaine, qui avait imaginé d’en faire une espèce de banc pour sa petite fille. La tempête avait évidemment décloué la planche ; et c’est sur ce radeau improvisé qu’Abel Fosdyk avait flotté pendant il ne savait combien d’heures, dans un état d’inconscience dont il ne s’était réveillé qu’en abordant sur un point de la côte africaine. De là, un petit voilier français l’avait conduit à Alger, puis à Marseille, où il était resté longtemps à l’hôpital et avait même subi une grave opération.

Combien nous aimerions à apprendre que les registres des hôpitaux de Marseille, à la date des derniers mois de 1873, ont conservé quelque trace de ce séjour d’un marin anglais appelé Abel Fosdyk, ou, en tout cas, ayant fait partie de l’équipage d’une goélette américaine ! Du même coup, nous pourrions nous tenir pour certains de posséder enfin la clef de l’une des plus célèbres et des plus inquiétantes énigmes de toute l’histoire moderne.
 

T. DE WYZEWA

 
 

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(Théodore de Wyzewa, in Le Temps, cinquante-troisième année, n° 19113, dimanche 2 novembre 1913 ; les illustrations sont extraites de l’article « The Mary Celeste: The True Solution of the Mystery? » du Strand Magazine de novembre 1913)