L’hiver dernier, fin mars, au détour de la rue Drouot, je me trouve nez à nez avec mon ami Paul V… Il était tout pâle.

« Qu’as-tu donc ? lui dis-je.

– Mon ami, j’ai peur…

– Toi, peur ?

– Oui, peur, une peur horrible, atroce… »

Il y eut un silence, puis, tout bas, il me dit :

« Il y a huit jours, j’ai tué… tué quelqu’un…

– Toi ? c’est impossible !… tu as tué ?… Mais qui ?

– Ma belle-mère…

– Ta belle-mère !… mais elle est morte il y a trois mois…

– Oui, mais je l’ai retuée.

– Ah çà, tu deviens fou ?

– Non… mais j’ai peur de le devenir si ça continue.

– Si ça continue… quoi ?

– Sa voix…

– Mais quelle voix ?…

– La voix de ma belle-mère. »

Je connaissais la voix du sang ; mais je ne connaissais pas encore la voix d’une belle-mère d’outre-tombe. Or, voici ce que me raconta mon ami Paul V…

« Tu sais comment est ma femme, nerveuse, inquiète. Elle n’est pas méchante, non, mais grincheuse, fantasque au possible. Elle ne mord pas… non ; mais elle égratigne. Certes, j’avais le plus profond respect pour celle à qui je dois la douce compagne de mes jours. Je ne dirai pas que je l’adorais, non, mais enfin, je… la tolérais, bien qu’elle fût d’un caractère intolérable. Et j’avais commis cette faute d’introduire le loup dans la bergerie conjugale… Ma belle-mère logeait avec nous !

Ma femme s’aperçut bien vite de nos rapports, corrects en apparence, mais plus qu’au-dessous de zéro en réalité.

« Paul, me dit-elle quelques jours après notre mariage, tu n’aimes pas ma mère, je le vois bien, non… tu ne l’aimes pas, ma mère.

– Mais si, ma bonne amie, répondis-je, je l’aime, mais enfin, je l’aime… comme on aime une belle-mère… raisonnablement. Tu ne veux pas, n’est-ce pas, que je lui saute au cou toute la journée ? ça serait ridicule, ça serait même indécent.

– Et puis, sous prétexte de l’embrasser, dit ma femme, tu aurais envie de la mordre, n’est-ce pas, dis-le… non ?… dis-le.

– Mais non, ma chère amie, mais non ; d’ailleurs, raisonne un peu, on ne mange pas de la belle-mère… Ça n’est pas une nourriture, ça, et puis nous sommes en carême, tu me forces à faire maigre…. et, dame ! ta mère…

– C’est cela, dis tout de suite qu’elle te dégoûte.

– Mais non, ma chère amie, mais non, mais il y a des bornes à tout.

– oh ! vos bornes à vous sont bien vite atteintes ; ce ne sont pas les colonnes d’Hercule, j’en sais quelque chose, me dit-elle avec une moue de dédain très énigmatique… Mais dites plutôt que vous ne pouvez pas sentir ma mère ; vous ne pouvez pas la voir en face.

– Mais si, ma bonne amie, répondis-je ; de face, de profil, de trois quarts, je t’assure que je la vois sans déplaisir.

– Oui… surtout de dos… quand elle s’en va !… Oh ! on ne me trompe pas moi, allez ! Non !… vous n’aimez pas ma mère ! »

Les écluses étaient ouvertes ! Puis vinrent les hoquets, les sanglots et la crise de nerfs obligatoires.

Mme Morlec, ma belle-maman, accourut, les yeux en feu, les dents serrées, la voix sèche et sifflante :

« Encore, monsieur ! encore ! Ah ! je savais bien que vous n’aimiez pas ma fille, ma pauvre fille, mon Héloïse !….. Ah ! si elle ne m’avait pas, monsieur… Vous lui avez encore fait une scène…

– Mais non, je vous jure…

– Ne jurez pas, monsieur ; ne jurez pas ! Je sais ce que valent vos serments. Ah ! si je voulais dire tout, tout ce que je sais, monsieur. Vous êtes joueur, coureur, vous rentrez tard… Aidez-moi du moins à la délacer, monsieur, si vous avez un peu de cœur… Là… tenez le flacon de sels…. faites-lui respirer… non, pas comme ça… sous le nez… Vous lui mettez dans l’œil… Oh ! les hommes !… »

Et, lentement, ma femme rouvrait un œil languissant. En m’apercevant, elle bêla :

« Ah ! Paul, tu n’aimes pas ma mère… »

Et Mme Morlec ajouta de sa voix sèche, tordant son mouchoir dans ses doigts crispés :

« Ah ! monsieur, vous n’aimez pas ma fille… »

Et depuis 1886, date de mon mariage, c’était comme ça trois cent soixante-cinq jours par an et trois cent soixante-six les années bissextiles.

Il y a trois mois, Mme Morlec s’en alla vers un monde meilleur. Je la conduisis jusqu’au seuil de sa nouvelle demeure avec tout le respect qui lui était dû. La poche à tempêtes une fois calmée, j’espérais jouir enfin d’une accalmie. Ce n’était pas fini !…

Toute à sa douleur, ma femme s’enfermait souvent seule ; c’était naturel et je me gardais de troubler cette touchante retraite.

Un soir, j’entendis causer dans sa chambre. Qui pouvait être avec elle ?… J’approchai l’oreille de la porte…

Horreur ! elle causait avec SA MÈRE ! Oui ! c’était bien la voix sèche et sifflante de Mme Morlec, seulement avec une pratique dans la bouche. C’était ma belle-mère et c’était Polichinelle ! Et j’entendis le dialogue suivant :

« Tu m’aimes, dis, chérie ?

– Oui, maman.

– Ton mari est un monstre, ma fille, qui te fera mourir de chagrin et… moi aussi.

– Ah !  maman !… »

Ici des larmes, des sanglots de ma femme.

« Quand je serai morte, tu penseras à moi, dis, chérie, et si ton mari te rend malheureuse encore, tu me confieras tes peines, car je suis ta mère, moi, ta bonne mère !… »

Je sentis que je devenais fou ! Comment ? elle était là, encore là, celle que je n’avais pas tuée mille fois, je ne sais pas comment ; car ma douceur n’était que comédie. C’était donc vrai, les belles-mères qui reviennent ?… Et voilà une bonne femme qui, non contente de la voix qu’elle avait sur terre, voix bien assez désagréable déjà, ô mon Dieu ! se mettait à parler du nez au fond de sa tombe, pour me narguer sans doute.

Je mis un œil à la serrure. Ma femme était assise devant un petit guéridon sur lequel se trouvait une étrange machine. Elle se composait d’un cylindre qui tournait avec une sorte de grésillement de poêle à frire, de divers rouages mus par une pile électrique, et d’un grand pavillon porte-voix en zinc, adapté devant le cylindre ; c’était de ce porte-voix métallique que sortait la voix charmeresse de Mme Morlec qui, à chaque tour, répétait en nasillant :

« Tu m’aimes, dis, chérie ?… ton mari est un monstre… »

D’un coup de pied, j’enfonçai la porte. Je voyais rouge.

Au bruit, ma femme s’était levée.

« Madame, lui dis-je, quelle est cette plaisanterie ?

– Une plaisanterie, monsieur ? ne profanez pas une tombe !…

– Ça, une tombe ? mais c’est Guignol !

– Guignol ! ah ! le lâche ! Il insulte la voix de ma mère !

– Alors, c’est là-dedans qu’elle est ? ricanai-je.

– Oui, monsieur, oui, ma mère et moi nous savions bien que rien ne serait sacré pour vous, elle une fois partie, et c’est pourquoi nous avions confié au phonographe sa voix, sa voix chérie. Elle m’a fait ce cadeau pour ma fête, à votre insu, monsieur, et elle est là, toujours là, monsieur, présente encore. Elle nous entend, monsieur, elle vous juge ! »

Horrible and most horrible ! La petite mécanique d’Edison eut un petit bruit sec de déclic, comme les os d’un squelette qui s’entrechoquent, et la voix de crécelle de Mme Morlec reprit de plus belle :

« Tu m’aimes, dis, chérie ?… Confie-moi tes peines… ton mari est un monstre… »

Pour le coup, c’en était trop ! Mon pied me démangeait… la porte en morceaux ne suffisait plus à sa vengeance. Et l’horrible machine parlait toujours avec la voix de Polichinelle.

Tout à coup : vlan ! dans le phonographe ! mon pied était parti, tout seul, involontairement. D’un côté, le guéridon, les trois pattes en l’air, de l’autre, la petite machine détraquée qui, dans un dernier râle du courant, agonisait, disant :

« Tu m’aimes, dis, chérie ? Dis… le …. à ta… pau… vre mère… ton… ma… ri est un…

– Monstre, m’écriai-je, je le sais bien, je le sais par cœur ! »

Une dernière convulsion de la petite bête électrique… et ce fut fini…

« Monsieur  ! monsieur ! s’écria ma femme échevelée, je vous attends devant les tribunaux ; vous avez tué… la VOIX DE MA MÈRE ! »

Il y a huit jours de cela, mon cher, ma femme s’est retirée chez une vieille tante. Non seulement elle refuse de réintégrer le domicile conjugal, mais elle veut plaider en divorce, et même elle est allée consulter trois avocats pour leur demander si on ne pourrait pas me traîner en cour d’assises !

Eh bien, le croirais-tu, j’ai des remords. De cette femme peu aimable, c’est vrai, mais qui était quelqu’un, il restait encore quelque chose, une partie d’elle-même… sa voix qui était, qui vivait encore, puisqu’on l’entendait, et cette voix… je l’ai tuée ! »
 
 

 

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(Henri Brière, in Le Petit Journal, supplément illustré, quatrième année, n° 129, samedi 13 mai 1893 ; caricature de Cham, « Actualités, » in Le Charivari, quarante-septième année, samedi 6 avril 1878)