Cette nuit-là, j’avais rêvé du « verdet. » Ainsi appelle-t-on chez nous cette sorte de petit monstre, mi-lézard mi-crapaud, flasque comme celui-ci, de forme ramassée, de tête camuse, hideux et féerique pourtant, par son corps translucide, d’un vert clair d’émeraude, qu’on dirait fragile comme un cristal, irréel comme un corps de méduse, et aussi avec ses petits yeux ronds, tout rouges, d’un rouge de feu et de rubis. Assez rare, je ne l’ai jamais rencontré que deux fois, accroupi au bord de sa pierre et me fixant sans bouger de ses yeux diaboliques, moi vaguement en recul, car il passe pour dangereux, de mortel venin comme celui de la vipère.

Depuis des années je l’avais oublié. Pourquoi l’avais-je revu en rêve, cette nuit-là ? Toujours est-il qu’au matin je m’étais réveillé encore sous l’impression étrange.

Je le revoyais toujours, avec son corps de lumière pure, les deux rubis de ses regards.

Puis je secouai la hantise. J’allais, ce jour-là, en province chez un ami, le docteur Deheille. Et le voyage acheva de me distraire de mon rêve.

Il était loin déjà quand, après deux heures d’express, j’arrivai à destination. Midi approchait et, dans la petite ville, sur le seuil des cafés, les habitués finissaient de prendre l’apéritif. Je me hâtais, dans l’impatience de revoir mon ami, quand, à une terrasse, la physionomie bizarre d’un homme, d’un vieil homme, d’un bonhomme, installé, malgré moi m’arrêta.

Repoussante, attirante à la fois, il me semblait avoir rencontré déjà cette figure, la reconnaître en quelque sorte. Sûrement j’avais déjà vu quelque part cette bouche de crapaud, cette peau flasque, cette chair anémiée et comme transparente, d’un gris translucide, presque bleu, ce corps courtaud, cette tête camuse… Et, tandis qu’involontairement je cherchais les yeux, claire comme de l’eau, une petite lueur rouge, comme un regard rouge, étincela, celle tout simplement d’un rubis, que le bonhomme portait en épingle de cravate.

Et ce fut plus fort que moi :

« Mon verdet !… un verdet !… »
 

*

 

Était-ce vraiment la ressemblance, une relation lointaine, inexplicable, ou la hantise de mon cauchemar ?

Mais je le reconnaissais… C’était lui, le même monstre, devenu homme, l’homme reptile, l’homme « verdet, » de même qu’il y a des hommes renards, des hommes lièvres, des hommes lions… Car, si Darwin a raison, ce n’est pas seulement des singes que nous descendons, mais successivement de tous les êtres, de toutes les bêtes qui ont vécu avant nous, depuis le protozoaire primitif, l’amibe infime, jusqu’aux plus nobles animaux, en passant par tous les degrés… Et, tous, plus ou moins, nous incarnons une animalité lointaine… Il y a l’homme mouton, l’homme tigre, la femme chatte… J’avais devant moi l’homme « verdet. »

Lui, bien lui, avec le même air de crapaud, la même chair froide et lumineuse, jusqu’à ce rubis qu’il avait – comme si lui-même, d’instinct, eût éprouvé le besoin d’une conformité plus parfaite – accroché à sa cravate, où, comme un petit œil rouge, l’œil de « l’autre, » il luisait.

L’air bonasse, venimeux pourtant, il me retenait, fasciné, avec un dégoût insurmontable et presque de la peur, comme le « vrai. »

Je dus m’arracher à l’obsession, si forte cependant qu’en abordant le docteur, mon ami, je ne pus m’empêcher de lui en parler.

« Ah oui, le père Foissin, fit-il, quand j’eus achevé ma description étrange.

– Qui est-ce ?

– Un monstre, tout simplement. »

Et, devant mon émotion :

« Un assassin, si tu aimes mieux… Eh ! oui, un de ces assassins lâches, sournois, habiles, qui savent tuer, sans bruit et sans risques, en marge de la loi. L’assassin de sa belle-fille, une fille magnifique, très saine, très bien portante… Ça t’intéresse ?… Écoute plutôt…

– J’écoute. »
 

*

 

« Une fille qui n’était pas de lui, une fille de sa femme, veuve, celle-là, et avec laquelle le père Foissin s’est marié il y a quelques années… Une fille riche, passablement riche par son père, son vrai père, le premier mari, celui qui est mort…

– Je commence à voir.

– Attends donc. Alors, une fois remariée avec ce Foissin, ce monstre, la mère a eu une autre fille, une petite fille, de son nouveau mari, cette fois, du Foissin.

– Très bien.

– Très bien, naturellement, jusqu’ici. Et ensuite elle est morte à son tour, la mère… Foissin est resté seul avec les deux filles, tu comprends… La sienne, encore petite et qui est en pension, et qui n’aurait dû avoir pour tout bien que le modeste patrimoine du bonhomme… tandis que l’autre, Suzanne, la belle-fille, la fille qui n’était pas de lui, était riche, riche… et si bien portante !

– Embêtant, ça…

– Embêtant pour lui, hein ?… Car si seulement elle avait été malade, un peu malade, qu’on eût pu espérer dans l’avenir…

– Mais vigoureuse, bien portante ?

– Splendidement, jusqu’au jour pourtant, oui, un jour… il y a deux ans environ, ayant été quelque temps sans la voir, je restai surpris de retrouver la belle Suzanne, la forte Suzanne si changée, si pâle, si maigrie… l’air de dépérir, de s’étioler, sans cause apparente… « Quel dommage, me disais-je. Que peut-elle avoir ?… Phtisique, peut-être ?… » J’étais désolé. Une si belle fille !… Sans pouvoir intervenir. Personne ne m’appelait. Le père Foissin ne semblait s’apercevoir de rien… Pourtant, les choses empirant, le crut-il plus habile, nécessaire ?… enfin, je fus appelé…

– Oh !

– Et, à l’examen, il ne me fut pas difficile d’établir la nature du mal… un mal dont les aiguilles d’or éparses sur le tapis me dénonçaient la source empoisonnée, la morphine… La belle-fille se piquait. Elle finit par le reconnaître et, pressée de questions, par avouer :

« C’est mon beau-père, un jour où je me trouvais indisposée, qui m’a montré… Et depuis…

– Il faut cesser, dis-je fermement, essayant de lui faire comprendre le danger de son habitude, la folie au bout, le suicide, la mort… Vous ne recommencerez pas ? »

Elle promit… Et je la quittai. »
 

*

 

« Et depuis ?

– Depuis, je ne fus plus appelé. Mais, chaque fois que je rencontrais Suzanne, je l’observais. Et, à la voir reprendre d’abord un peu de couleur, j’espérais… quand, et c’est tout récent, je fus appelé de nouveau à la hâte. Le père Foissin faisait mine de pleurer, s’affolait : « Venez vite… Elle est tombée sans connaissance ; on l’a mise sur son lit… C’est à n’y rien comprendre !… »

Mais il n’y avait qu’à la voir, si blanche, raidie… et la seringue de Pravaz jetée à côté d’elle… Elle s’était injecté, cette fois, une dose trop forte, qui l’avait foudroyée… Elle râlait, elle était morte en deux heures… Le père Foissin se désolait : « C’est affreux ; je ne savais pas… »

Mais il y avait quelque chose de si faux dans sa douleur, de si hideux et de si triomphant dans son regard trouble ! C’est lui, j’en suis sûr, qui, après l’avoir initiée, l’a encouragée, lui a fourni l’instrument, le poison… C’est à lui qu’est due la manie fatale de Suzanne. Il l’a tuée… l’a aidée, l’a poussée, lâchement, sournoisement, à se tuer…

– Et, naturellement, la petite sœur a hérité ?

– Elle a hérité… C’est elle qui est riche maintenant… la fille de l’assassin… Un monstre, je te dis !

– Celui de mon rêve fait homme, incarné et total, jusqu’au venin mortel… Ah çà, y aurait-il vraiment des analogies… des parentés monstrueuses, des relations lointaines, ancestrales, mystérieuses ?…

– Qui sait ? fit Deheille. Que sait-on ? »

Que sait-on ?… Oui, que sait-on ?…
 
 

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(Henry Fèvre, « Contes du Petit parisien, » in Le Petit Parisien, trente-huitième année, n° 13471, mardi 16 septembre 1913)