Le rêve de partir pour une autre planète n’est pas aussi ancien que le rêve, aujourd’hui réalisé, de faire concurrence aux oiseaux.
Pour l’immense majorité des anciens, il n’y avait pas à proprement parler d’autre monde que la Terre.
Ceux-là paraissent bien téméraires qui supposaient que le Soleil est aussi grand que le Péloponèse et les très rares penseurs qui imaginaient l’astre plus vaste encore n’étaient écoutés ni par le vulgaire ni par l’immense majorité des savants.
Aujourd’hui, nos petits-enfants apprennent que le volume du Soleil vaut plus d’un million de fois, et le volume de Jupiter quatorze cents fois le volume de la Terre, que Vénus est à peu près notre égale par la taille et Mars huit, fois plus petit.
D’année en année s’accroît le nombre des hommes qui pensent qu’un jour nos descendants iront visiter Vénus ou Mars. Ce furent d’abord des rêveurs, des poètes, des romanciers. Maintenant, de nombreux savants pensent comme eux ; chaque jour, les rêves se rapprochent un peu plus de la réalité.
Ce sont d’ailleurs des savants, dont quelques-uns célèbres, qui viennent de fonder une Société, filiale de la Société astronomique, dans le but de centraliser les travaux sur les moyens qui permettront d’accomplir ces excursions prodigieuses. La science qu’ils fondent se nommera l’Astronautique (j’ai eu la chance de proposer ce nom et de le voir adopter) et ses adeptes seront les Astronautes.
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À première vue, cela paraît chimérique. Nos avions s’élèvent avec beaucoup de peine à douze kilomètres au-dessus de la surface terrestre. Or, la lune est à 384.000 kilomètres, Vénus à 41.400.000 kilomètres, et enfin Mars, grand favori, à plus de 78 millions de kilomètres. Comment franchir ces vertigineuses distances ?
Ce n’est pas avec des avions, naturellement, qu’on y pourra jamais parvenir : au-delà d’une certaine hauteur, ils seraient totalement impuissants.
Il y faut des appareils nouveaux, des « astronefs, » de nature inconnue encore…
Jules Verne, dans son roman De la Terre à la Lune, imaginait un énorme obus et décrivait le canon colossal qui devait lancer ce projectile, mais ses calculs étaient faux. Ni son obusier, ni d’ailleurs aucun autre, ne sauraient donner une impulsion suffisante.
Un autre romancier, Achille Eyraud, proposait vers 1865, une méthode plus scientifique, la méthode de la fusée.
Cette ingénieuse méthode fut adoptée, étudiée, mise relativement au point par Robert Esnault-Pelterie (un des fondateurs de notre Société avec André Hirsch), par le docteur Bing (Français), par l’Américain Goddard, par les Allemands Oberth, Hohmann, Valier, Lorenz…
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La voie est ouverte. L’homme a réalisé tant de prodiges dans ce dernier siècle qu’on peut espérer que cette « chimère » deviendra une réalité, comme le sont devenues tant d’autres chimères.
Maintenant que la parole humaine peut être emmagasinée et mise en cave, tellement que nos arrière-petits-enfants entendront nos voix, nos discours, nos chants, que nous pouvons converser à travers les océans sans même un fil conducteur, que, transformée en ondes, la parole remplit l’atmosphère, prête à redevenir parole dans nos radiophones, maintenant que les êtres, avec tous leurs gestes, semblent revivre au cinéma, que la radioactivité nous a fait pénétrer dans les abîmes du sous-sol atomique, tout nous paraît possible…
Quoi qu’il en soit, l’Astronautique exigera des expériences qui ne peuvent manquer de nous valoir de fécondes découvertes.
Elle fera appel à tous les domaines, scientifiques : physique, chimie, mécanique, biologie, physiologie, tout y passera, et en particulier : l’électromagnétisme, la radioactivité, la métallurgie…
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Sait-on que, dès à présent, on est certain que, pour peu qu’on consente aux dépenses nécessaires, – dépenses, hélas ! plutôt lourdes, – nous pourrions déjà lancer des projectiles dans l’espace interplanétaire et atteindre, par exemple, notre petite sœur la Lune ?
Seulement, ces projectiles ne reviendraient jamais sur notre terre et ils seraient naturellement « inhabités. » Avec les moyens actuels, un homme, enfermé dans un tel bolide, passerait de vie à trépas, dès le départ.
Puisque le projectile ne peut pas revenir, même si, avec le système de la fusée, on trouvait quelque moyen de préserver la vie du voyageur, celui-ci ne manquerait pas de périr en route.
Dans les temps présents ou prochains, on ne peut donc envisager que le voyage d’un corps inanimé et il ne semble pas qu’on en tirerait d’autre avantage que de tendre vers de nouvelles solutions balistiques – ce qui, d’ailleurs, n’est pas négligeable !
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Sur quoi compte-t-on, en somme, pour un départ avec voyageur ? Sur les forces radioactives.
Il n’y a aucun doute selon M. Esnault-Pelterie que « le véhicule interplanétaire ne sera réalisé que lorsqu’on se sera rendu maître de l’énergie intra-atomique, mais alors les quantités d’énergies dont nous pourrions disposer seraient tellement disproportionnées avec nos moyens actuels que, du coup, le problème deviendrait facile, et, on pourrait presque dire, le voyage agréable. »
Naturellement, il faut que l’énergie intra-atomique soit au préalable « domestiquée, » comme l’est déjà en grande partie l’énergie électrique, et ce n’est là encore qu’une espérance – mais une espérance très ferme chez beaucoup de savants notoires.
On obtiendrait une accélération de telle nature que le voyageur ne ressentirait aucun désagrément, tout en développant de telles vitesses que la Lune serait atteinte en 3 heures et demie, Vénus en 35 h. 40 et Mars en 50 heures environ, en profitant des périodes où ces astres passeraient au plus près de la Terre.
Bien entendu, le problème de retour est supposé résolu dans ces conditions.
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M. Robert Esnault-Pelterie et son savant ami M. André Hirsch, fondateurs de notre Société, offrent un prix de 5.000 francs, qui sera distribué par la Société astronomique. Ce prix sera attribué au meilleur travail : manuscrit, brochure, brevet explicite, etc., qui auront été examinés par un jury composé de physico-chimistes, d’astronomes, de mathématiciens, et même d’un homme de lettres, à la vérité bourré de notions scientifiques.
Singulier animal que l’homme !
Quelle distance entre l’assassin qui tue pour quelques pécunes et le savant qui plonge dans les gouffres de l’infini et de l’infinitésimal, entre le misérable individu qui passe sa vie à rechercher des joies aussi grossières que les joies des brutes et le poète dont « les joies s’en vont de rêve en rêve, » comme dit notre grand-père Hugo… Un loup est un loup, mais peut-on vraiment dire que le noble Curie, le puissant Balzac, le prodigieux Beethoven sont les semblables de feu Troppmann et de Jack l’éventreur ?
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(J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Goncourt, « Hommes et choses, » in La Dépêche, journal de la démocratie, cinquante-neuvième année, n° 21671, dimanche 4 mars 1928 ; illustration de Maurice Toussaint pour Jusqu’à la Lune en fusée aérienne, d’Otfrid von Hanstein, 1932)