II

 

LA MAIN QUI S’ALLONGE

 
 

Une fois dehors, je voulus me persuader que j’avais été le jouet d’un rêve. Mais ce lapin énigmatique attestait la réalité. Je laissai choir sur le pavé l’embarrassant herbivore qui s’enfuit, épouvanté. Et, tout en me dirigeant vers le métro, je songeais. Irai-je m’adresser au Commissaire de Police ? À quelque détective privé ? Ne ferais-je pas mieux, vu mon intelligence, de m’en fier, pour la solution, à ma propre perspicacité ? Mais une difficulté immédiate m’arrêtait : le lieu du mystère était l’hôtel des Bic, – « Castel Bic, » selon l’inscription assez prétentieuse qui en ornait le seuil, – et, de « Castel Bic, » j’avais été chassé. Mon amour-propre m’empêchait d’y reparaître autrement qu’en Œdipe vainqueur. Au surplus, le lapin m’affectait moins que le chien. L’idée d’un fox pâteux persistait à me confondre, et j’imaginais avec compassion l’état de stupeur prolongée de la famille Bic à ce spectacle. Le souvenir des formes nébuleuses que j’avais vues voler et bondir dans la rue ajoutait encore à ma confusion. Avais-je été vraiment la dupe d’une illusion ? J’associais, malgré moi, l’incident à ceux de « Castel-Bic, » sans raison plausible. Je regagnai ainsi ma chambre, dans une perplexité anxieuse, et passai une nuit agitée, assaillie de rêves. Je vis M. Bic, nanti, à la place de son chef respectable, d’une indigne tête de lapin ; monté sur un cylindre à vapeur, il écrasait sur ma route ma tendre Suzanne étendue ; je ne trouvais plus qu’une fiancée aplatie à l’égal d’une tarte, tandis que sa mère, véhémente, me reprochait de monter sur sa table à jeu. Bref, après une série de mauvais petits sommes, je me levai assez mal en point, l’esprit tendu, jusqu’à la souffrance, vers l’Inexpliqué dont j’étais victime. Comme poussé par une force, je me dirigeai – ayant mon dimanche libre – vers Auteuil, sitôt avalés mon café au lait et mes trois croissants. En débouchant dans la rue La Fontaine, j’aperçus des groupes d’habitants qui discutaient devant leurs portes. Dans un rassemblement plus compact, je distinguai même un agent. J’approchai. Il inscrivait, sur un calepin gras, des déclarations dont la teneur m’apparut avoir un lien direct avec les événements de la veille : plusieurs habitants du quartier avaient vu surgir inopinément, soit en plein air, soit chez eux, qui un chat, qui un cochon d’Inde, qui un lapin aussi, qui des oiseaux, qui même un ouistiti, chacun de ces animaux bien en vie et se livrant, dès son apparition, aux bonds, aux vols ou aux gambades caractérisant son espèce. La plupart des commères criaient au sortilège. Moi, silencieux et concentré, je songeais… Soudain, une idée m’illumina le cerveau et je posai à plusieurs personnes la question suivante, grosse de conséquences, à mon sens :

« La croisée de la pièce où l’animal est apparu se trouvait-elle ouverte ou fermée ? »

Tous mes interlocuteurs répondirent : « Elle était ouverte. » De cette réponse, je conclus, in petto, avec un esprit d’induction auquel je me plais à rendre hommage, que ces animaux étaient venus du dehors.

J’acquis, de plus, la certitude que toutes les apparitions s’étaient produites, la veille, entre neuf et dix heures du soir, – par conséquent en même temps que celle du lapin Bic. Elles devaient donc toutes procéder d’une identique origine. Dès lors, le complet de ma perspicacité fut dévolu à ce problème : trouver le point de départ d’animaux invisibles, visibles au point d’arrivée. Je suis trop intelligent pour croire au surnaturel et je me persuadai, en conséquence, que ce problème devait comporter une solution humainement acceptable. Mais j’eus beau passer le reste de la journée à méditer, à observer, dans la rue, au bois, au café, la formidable contention de mon esprit n’aboutit qu’à me doter d’une éclatante migraine.

Je dînai en plein air et bus sec, dans un cabaret d’Auteuil, ce qui atténua un peu mon mal de tête, et, la nuit tombée, je voulus, avant de rentrer, revoir, triste Piéton Errant, le Château des Amours Perdues. Je demeurai vingt minutes à soupirer sous les fenêtres de « Castel-Bic, » et, m’en arrachant avec peine, je continuai ma route. C’est alors – à cent mètres de là, environ – qu’une apparition nouvelle exacerba jusqu’à l’extrême mes facultés d’ahurissement.

La rue était presque déserte ; les murs s’étendaient blancs, baignés de lune. Or, en passant devant une maison, je vis, sortant d’une croisée mi-ouverte, à la hauteur d’un très bas entresol, une main se plaquer sur le mur extérieur, une main d’abord de taille normale, mais qui, bientôt, s’allongea, s’allongea, comme constituée d’une matière coulante, jusqu’à mesurer près d’un mètre. Puis un poignet, un avant-bras parurent, rampant le long du mur comme un serpent. Je demeurai stupéfié, les yeux dardés sur le Mystère. Puis, lentement, l’avant-bras, le poignet se retirèrent ; la main, sans doute arrivée au comble de l’allongement, remonta la paroi et les doigts, tels cinq immenses limaces, disparurent, petit à petit, par l’entrebâillement de la croisée… Je regardai plus attentivement la maison, et, par un effort de mémoire, la reconnus. C’était celle où, par mégarde, j’avais pénétré la veille !

Poussé par la curiosité, mais davantage par un pressentiment, sans souci des dangers en suspens sur ma tête, je me dirigeai vivement vers la porte d’entrée, espérant la trouver, cette fois encore, ouverte. Elle était close. Je sonnai, carillonnai : point de réponse. Je balançai, un bon moment, si je n’irais point avertir la police. Mais mes connaissances juridiques me rappelèrent que la loi interdit de violer, après le coucher du soleil, le domicile des citoyens. Je préférais, de surcroît, avoir seul l’honneur de déchiffrer la prodigieuse énigme. De carillon las, je m’éloignai, résolu toutefois à me renseigner, sans retard, sur les maîtres de la maison.

La rue, ai-je dit, était quasi déserte. Seuls, de loin en loin, quelques portiers rêveurs fumaient la pipe, assis devant leur loge, – ce qui me rappela les beaux vers du poète :
 

Sitôt que les chaleurs deviennent un peu fortes,

Tous les concierges sont sur le pas de leurs portes.

 

L’embonpoint réjoui de l’un d’eux me parut lourd de confidences ; je l’abordai par une phrase ingénieuse sur la chaleur propice aux légumes et recueillis les détails suivants : la maison, ou plutôt l’hôtel en question, avait pour locataire un monsieur Pitoulet, veuf et rentier. Il vivait seul, sortait peu, recevait peu de visites ; une femme de journée venait faire son ménage et sa cuisine. Il devait s’occuper de « questions électriques, » car on avait vu transporter chez lui « diverses machines et outils. » Mais il cachait son travail ; personne – sauf un jeune aide – n’avait le droit de visiter un grand bâtiment situé dans le jardin, dont il gardait la clef. La femme de charge était revêche ; l’aide semblait toutefois communicatif ; on pourrait savoir, par lui, bien des choses ; mais il avait disparu depuis la veille. Au surplus, M. Pitoulet se montrait poli avec le monde et payait exactement son terme ; il semblait assez maniaque.

Je n’en appris pas davantage. Je compris cependant pourquoi mon carillon était resté vain : M. Pitoulet, seul la nuit, avait eu peur d’ouvrir sa porte. Enfin, je n’avais plus qu’à attendre le lendemain pour continuer mon enquête. Persuadé de tenir la bonne piste, je rentrai chez moi content, et, le lendemain matin, demandai à l’étude un congé de la journée pour affaires urgentes. À huit heures trente, je regagnais Auteuil, décidé à tirer au clair, à défaut des autres énigmes, – si j’ose employer un style de feuilleton, – « le mystère de la main qui s’allonge. »
 

(À suivre)

 
 

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(Henri Falk, in Mercure de France, vingt-huitième année, n° 460, 16 aout 1917 ; repris en volume sous la signature de Paul Plançon et Henri Falk, et sous le titre : La Fantastique Invention de César Pitoulet, roman extraordinaire, Lyon-Brotteaux : Edition Filmagazine, 1939. Illustration extraite de Jugend, 1917)