D’après les estimations les plus modestes des experts français et anglais, la construction du tunnel sous la Manche coûterait trois milliards ou trois milliards et demi de francs, et demanderait six ans et demi ou sept ans de travail. Ces chiffres ne peuvent être d’ailleurs qu’approximatifs. La durée de la traversée, à la vitesse ordinaire des rapides, demanderait un peu plus d’une demi-heure.

Ceci posé, nous allons donner quelques précisions sur notre projet de ligne sous-marine dont la voie reposerait directement sur le fond de la mer, qui ne coûterait que six cents millions de francs et pourrait être installée en huit mois. Ajoutons que le trajet ne durerait quelques minutes et présenterait des garanties de sécurité que n’offre pas une galerie construite sous la mer, dans un terrain friable, et toujours exposée à des éboulements et à des infiltrations.
 
 

 

Auparavant, il est nécessaire d’examiner rapidement le projet de tunnel au sujet duquel un de ses plus ardents zélateurs, M. Bertin, secrétaire général du Comité français, a bien voulu nous fournir des renseignements exacts.

La première idée du tunnel remonte à Napoléon auquel elle fut proposée, en 1802, par l’ingénieur Mathieu ; ce précurseur oublié envisageait la construction d’une voie souterraine, pavée comme une rue, éclairée par des quinquets, sur laquelle auraient circulé les piétons et les charrois. Fox, le ministre anglais, venu à Paris à l’occasion de la signature du traité d’Amiens, fut mis au courant de ce projet ; « C’est une des grandes choses que nous pourrions faire ensemble, » lui dit le premier consul. Fox accueillit l’idée avec le plus grand enthousiasme.

Malheureusement, la guerre recommença, le projet fut oublié, mais l’idée devait être féconde. Pendant un siècle, deux générations de savants français et anglais s’attelèrent au problème.
 
 

 

Parmi ces chercheurs, il convient de citer le général Thomé de Gamond. – C’est à lui qu’on doit la conception actuelle du tunnel qui serait creusé à travers un banc de craie qui mesure environ 60 mètres d’épaisseur.

Avant de mourir, Thomé de Gamond léguait ses plans et ses idées à une société française qu’il avait contribué à fonder et qui, le 2 avril 1875, obtenait du Gouvernement, pour 99 ans, la concession de la partie du tunnel qui s’étendrait de la côte française à la partie médiane du détroit. C’est cette même société qui serait appelée à construire la voie souterraine, dont la Channel Tunnel Company limited exécuterait la section anglaise. Un puissant groupement d’ingénieurs, de financiers et d’hommes politiques constitue le Comité français dont les grands animateurs sont M. Yves Le Trocquer et M. Bertin, secrétaire général du comité.
 
 

 

Cette réunion qu’envisagea Napoléon Ier, que désira le Maréchal Foch, qui fut favorisée par Napoléon III, par Edouard VII, par la reine Victoria, sera immanquablement réalisée tôt ou tard. Les plus éminents des intellectuels anglais sont les plus chauds partisans de ce projet. L’un d’eux, Wedgwood Benn, se plaçant au point de vue le plus élevé de la question, a pu s’écrier : « S’isoler, ne dépendre que de soi-même est un idéal de guerre. Se connaître, se mêler, c’est l’idéal de la civilisation. »

Reste à savoir si, dans le cas qui nous occupe, la construction d’un tunnel est le meilleur moyen d’atteindre cet idéal. Nous ne le croyons pas. Il en existe un autre plus simple, plus rapide, moins onéreux et, disons-le, plus moderne.
 

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Le tunnel, on le sait, coûterait trois milliards et demi et demanderait sept ans de travail. Il ne comprendrait pas moins de quatre galeries parallèles : une de 3 mètres de diamètre, dite tunnel pilote, creusée la première pour permettre de reconnaître la possibilité de l’entreprise ; deux de 6 mètres, l’une pour la voie montante et l’autre pour la voie descendante ; enfin, une quatrième de 2 mètres, destinée à l’écoulement des eaux. La nécessité d’établir un tunnel pilote, travail préalable reconnu indispensable, montre mieux que tous les raisonnements l’hésitation des techniciens.

Le rapport le plus récent des ingénieurs anglais (1) admet le risque presque certain de rencontrer, au cours du forage à travers le banc crayeux, des poches de gravier ou de sable donnant issue à de grandes quantités d’eau soumise à une pression de 150 livres anglaises par centimètre cube, poches qu’il faudrait aveugler avec du ciment et qui nécessiteraient, si elles étaient de grande dimension, l’emploi très onéreux d’un bouclier à face entièrement fermée, et cela sans offrir une certitude absolue de succès.

Les ingénieurs arriveraient peut-être à triompher de ces difficultés, mais on peut s’imaginer avec quelle aggravation de dépense et de temps perdu. La réalisation d’un tunnel n’est certes pas impossible, mais elle est, il faut en convenir, extrêmement difficile et aléatoire.
 
 

 

Nous allons maintenant esquisser les principales données de notre projet qui, on le verra, ne présente pas les mêmes inconvénients.
 

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La principale difficulté d’une entreprise de ce genre résidait dans l’édification de la voie sous-marine ; heureusement, les facilités du travail résultant de la nature même du sol se sont trouvées aussi grandes qu’il était possible de le souhaiter. Une commission composée d’ingénieurs et de savants tels que MM. de Lapparent, Lavalley, du canal de Suez, Potier, Delesse a exploré le fond du détroit de Folkestone au cap Blanc-Nez et de Southforeland à Calais sur une surface de 300 kilomètres carrés et, après avoir recueilli et étudié plus de 3000 échantillons de terrain, a pu dresser une carte géologique très exacte du sol sous-marin : « D’après cette carte, écrit M. Yves Le Trocquer, un piéton, si la mer était à sec, pourrait aller de Calais à Douvres sans quitter une couche de craie imperméable, dite craie cénomanienne ou craie grise de Rouen, n’offrant de sinuosités qu’au départ de la côte anglaise, avec une légère incurvation, cependant, dans le milieu. » Ce terrain à la fois dense et friable, sans éminences ni dépressions, offre une assiette idéale pour l’établissement d’une voie.

Ce sol est d’ailleurs très accessible aux plongeurs ; dans la partie la plus profonde, c’est-à-dire au centre du détroit, la hauteur des eaux ne dépasse pas cinquante mètres ; les tours de Notre-Dame placées en cet endroit émergeraient de près d’un tiers. Or les scaphandriers, avec les nouvelles techniques, descendent maintenant à plus de 90 mètres. Leur travail serait d’ailleurs grandement simplifié par l’emploi d’un wagon-atelier à compartiment inondable pour permettre l’entrée et la sortie des ouvriers ; ce wagon pourrait être établi d’après les mêmes principes que les autos sous-marines employées dès 1902, en Amérique, pour la recherche des épaves. Enfin, des tronçons de voie en béton hydraulique, préparés d’avance dans leur coffrage et déjà munis de leurs rails en acier vanadié inoxydable, pourraient être immergés directement sur un grand nombre de points à la fois, à l’aide de pontons munis de grues électriques. Grâce à des câbles-guides tenus d’en bas, ils pourraient, par un temps calme et avec quelques précautions, être déposés doucement à leur emplacement exact. La tâche des scaphandriers consisterait surtout à raccorder et à sceller ces tronçons, ce qui pourrait être exécuté très rapidement, le wagon-atelier pouvant rouler sur les rails au fur et à mesure que ceux-ci auraient été posés.

Une voie ainsi établie coûterait incontestablement huit ou dix fois moins cher que les quatre galeries du tunnel qui doivent descendre à 40 mètres au-dessous du fond de la mer, c’est-à-dire à 90 mètres de la surface de la terre ferme. À raison de cinq millions par kilomètre, ce qui est exagéré, notre voie reviendrait seulement à 190 millions de francs. Il resterait donc 420 millions pour l’achat du matériel de traction et l’installation des gares d’arrivée. Un capital total aussi faible – 120 millions de francs-or ou moins de cinq millions de livres anglaises – serait facilement amorti.
 

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La technique expérimentée par le génie naval dans la construction des sous-marins étant pour une grande part applicable au train franco-anglais, le lecteur peut déjà en deviner les principaux dispositifs : les wagons à doubles parois de tôle d’acier, séparées par un matelas de kapock, auraient un toit de forme ogivale et seraient effilés aux deux extrémités pour opposer le moins de résistance possible aux couches aquatiques. La respirabilité serait assurée comme à l’intérieur des submersibles, ce qui, étant donné la brièveté du trajet, ne présenterait aucun inconvénient.

La machine motrice placée à l’avant serait une locomotive électrique actionnée par des accumulateurs ; elle serait fusiforme comme un sous-marin et munie de projecteurs d’une grande intensité lumineuse pour éclairer la route. À l’arrière du train, une autre motrice actionnerait une hélice capable, en cas d’arrêt de la locomotive, d’imprimer au convoi une vitesse suffisante. Enfin, un moteur à air comprimé, installé sur le tender, permettrait de suppléer à l’arrêt, peu prévisible d’ailleurs, des deux autres motrices.

La force électrique ne serait d’ailleurs employée que dans les débuts. À une époque où l’ingénieur Esnault-Peltrie se propose d’atteindre les planètes et prépare le lancement d’un projectile à voyageurs de Cherbourg à New York, le moteur à fusée, déjà employé avec succès par l’Allemand Valier pour les autos et les avions, nous semble tout indiqué. L’avenir des communications entre la France et l’Angleterre est au train-torpille qui, lancé sur sa voie géométriquement rectiligne, à l’aide de fusées à l’oxygène et à la benzine, à détonations graduellement accélérées, franchira le détroit avec la vitesse de la pensée.
 
 

 

M. Bertin, secrétaire général du Comité français du Tunnel sous le Manche, devant la maquette du projet du tunnel. (PHOTO HENRI MANUEL)

 
 

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(1) traduction Dolfus.
 

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(Gustave Le Rouge, in Vu, troisième année, n° 117, samedi 11 juin 1930)