Genève, dimanche 18 août 1816.

 
 

Voici le sacristain d’Apollon (1), qui nous raconte maints mystères de son état. Nous causons fantômes. Ni Lord Byron, ni M. G. L. ne semblent y croire, et tous deux sont d’accord pour déclarer, à la face même de la raison, qu’il est impossible de croire aux fantômes sans croire à Dieu. Je ne pense pas que tous ceux qui veulent jeter du discrédit sur leurs apparitions réussissent à les discréditer ou, que s’ils le font en plein jour, ils ne soient pas avertis par l’approche de la solitude et de minuit, d’avoir des idées plus respectueuses sur le monde des Ombres.

Lewis récita un poème qu’il avait composé à la demande de la princesse de Galles. La princesse de Galles, commença-t-il, croyait non seulement aux fantômes, mais encore à la magie et à la sorcellerie, et affirmait que des prophéties, qui lui avaient été faites dans son enfance, s’étaient réalisées depuis.

Le conte avait trait à une dame d’Allemagne.

Cette dame, Minna, avait été extrêmement attachée à son mari, et ils avaient fait vœu que le fantôme du premier des deux qui mourrait reviendrait, après sa mort, rendre visite à l’autre. Un jour qu’elle était seule dans sa chambre, elle entendit sur les marches un bruit de pas qui ne lui étaient pas familiers. La porte s’ouvrit, et le spectre de son mari, défiguré par une profonde blessure au front, en costume militaire, entra. Elle sursauta à cette apparition, et le fantôme lui dit que désormais, quand il lui rendrait visite, elle entendrait le son d’une clochette qu’on agite en marchant et ces mots distinctement murmurés près de son oreille : « Minna, me voici. » On s’informa, et l’on apprit que son mari avait péri dans une bataille le jour même où elle avait reçu la visite du fantôme. Les relations entre le spectre et la femme continuèrent quelque temps, si bien qu’enfin celle-ci n’éprouva plus aucune frayeur, et s’abandonna à l’affection qu’elle avait ressentie pour son mari pendant qu’il vivait.

Un soir, elle se rendit à un bal, et permit à ses pensées de se détourner de leur objet par les attentions d’un gentilhomme florentin auquel elle trouva plus d’esprit, plus d’élégance, plus de douceur qu’à aucune des personnes qu’elle avait vues jusqu’alors. Minna, tout entière à la fascination qu’exerçaient sur elle les attentions du Florentin, dédaigna ou n’entendit pas l’appel. Un second coup d’un ton plus fort et plus grave fit tressaillir la compagnie ; Minna entendit le murmure accoutumé du fantôme, et, levant les yeux, aperçut dans un miroir qui se trouvait en face d’elle, l’image reflétée du fantôme, debout et la dominant. On dit qu’elle mourut de frayeur.

Lewis raconta quatre autres histoires, également terribles.
 

I

 

Un jeune homme, qui s’était engagé dans les ordres, avait été nommé à un bénéfice aussitôt après la mort de celui qui l’occupait. C’était dans la partie catholique de l’Allemagne.

Il arriva au presbytère un samedi soir.

On était en été ; il se réveilla vers trois heures du matin, et comme il faisait grand jour, il aperçut un homme d’un aspect vénérable, mais à la physionomie extrêmement mélancolique, assis devant un bureau dans la fenêtre, tenant un livre, et debout près de lui, deux beaux enfants qu’il contemplait d’un air de profonde douleur. Bientôt il se leva de son siège, les enfants le suivirent, et ils ne reparurent jamais plus.

Le jeune homme, très troublé, se leva, en se demandant s’il devait considérer ce qu’il avait vu comme un rêve ou comme une hallucination à l’état de veille. Pour se distraire de son abattement, il se dirigea vers l’église, où le sacristain était déjà occupé aux préparatifs de l’office du matin. Le premier objet qui frappa ses yeux fut le portrait d’un homme qui ressemblait parfaitement à celui qu’il avait vu assis dans sa chambre. C’était l’usage, dans ce district, de placer dans l’église le portrait de chaque pasteur, après sa mort.

Il s’informa très minutieusement au sujet de son prédécesseur, et apprit que c’était un homme universellement aimé à cause de son intégrité extraordinaire et de sa bonté. Sa souffrance, supposait-on, venait de ce qu’il avait été attaché à une jeune personne, avec laquelle sa situation ne lui permettait pas de se marier. Néanmoins, d’autres prétendaient qu’ils avaient continué à se voir, et que même, de temps à autre, elle venait accompagnée de deux beaux enfants, qui étaient le fruit de leurs relations.

Il n’arriva rien d’autre jusqu’aux premiers froids. Alors, le nouveau ministre demanda qu’on fît du feu dans le poêle de la chambre où il couchait. Une odeur affreuse sortit de ce poêle dès que le feu fut allumé, et quand on l’examina, on y trouva les ossements de deux jeunes garçons.
 

II

 

Lord Lyttelton étant à la chasse avec de nombreux amis, un inconnu se joignit à la troupe. Il était parfaitement monté, et il fit preuve d’un grand courage, ou plutôt d’une témérité si emportée qu’aucun des chasseurs ne put le suivre. Quand la chasse fut finie, les gentlemen invitèrent l’inconnu à dîner. Sa conversation avait quelque chose de merveilleux. Il étonnait, il intéressait, il retenait l’attention des plus indifférents. La nuit venue, comme la troupe était fatiguée, les chasseurs commencèrent à se retirer, l’un après l’autre ; il était beaucoup plus tard que d’ordinaire ; les plus intelligents d’entre eux avaient été retenus jusqu’au dernier moment par la séduction de l’étranger. Quand il s’aperçut qu’ils commençaient à partir, il redoubla d’efforts pour les retenir. Enfin, lorsqu’il n’en resta plus que quelques-uns, il les supplia de ne pas le quitter ; mais tous s’excusèrent sur la fatigue d’une pénible journée de chasse, et enfin s’en allèrent jusqu’au dernier.

Ils étaient couchés depuis une heure, quand ils furent réveillés par des cris épouvantables qui partaient de la chambre de l’inconnu. Tout le monde y courut ; la porte était fermée.

Après avoir délibéré un instant, on l’enfonça et on aperçut l’étranger étendu sur le sol, en proie aux convulsions de l’agonie et baigné dans son sang. À leur entrée, il se remit debout, reprit possession de lui-même, ce qui parut lui coûter un grand effort, et les pria de le laisser seul, de ne pas le déranger, en ajoutant qu’il s’expliquerait sur tout cela dès le matin. On obéit.

Le matin, on trouva sa chambre vide et on ne le revit plus.
 

III

 

Miles Andrews, ami de lord Lyttelton, était seul chez lui un certain soir, quand lord Lyttelton entra, et l’informa qu’il était mort, et que c’était son fantôme qu’il avait devant les yeux.

Andrews lui dit d’un ton un peu aigre de ne point lui faire de farces ridicules, qu’il n’était pas d’humeur à les supporter.

Sur cela, le fantôme s’en alla.

Le lendemain, Andrews demanda à son domestique à quelle heure Lord Lyttelton était venu. Le domestique répondit qu’il ne savait rien de cette visite, mais qu’il s’informerait. Renseignements pris, on reconnut que Lord Lyttelton n’était point venu, et qu’on n’avait ouvert à personne pendant toute la soirée.

Andrews envoya chez Lord Lyttelton, et apprit qu’il était mort à l’heure même où avait eu lieu l’apparition.
 

VI

 

Un gentleman, en allant voir un ami qui habitait sur la lisière d’une vaste forêt de l’Allemagne orientale, se perdit en route. Il errait depuis quelques heures parmi les arbres, quand il aperçut une lumière à distance. Il s’en approcha et fut surpris de voir qu’elle venait de l’intérieur d’un monastère en ruines. Avant de frapper, il jugea prudent de jeter un coup d’œil par la fenêtre. Il vit une multitude de chats rassemblés autour d’une petite fosse ; et quatre d’entre eux y descendaient un cercueil, sur lequel était une couronne. Le gentleman, stupéfait de ce spectacle, et s’imaginant qu’il était tombé sur un séjour de démons ou de sorcières, monta à cheval et s’éloigna à toute vitesse. Il arriva fort tard chez son ami qui avait veillé pour l’attendre.

À sa venue, son ami lui demanda la cause du trouble dont il voyait encore des traces sur sa figure. Il se mit à raconter son aventure, mais non sans s’être fait beaucoup prier, sachant bien qu’il n’était guère possible que ses amis ajoutassent foi à son récit.

À peine avait-il parlé du cercueil et de la couronne qui était dessus, que le chat de son ami, qui avait jusqu’alors eu l’air de dormir devant le feu, fit un bond, en disant : « Alors, je suis le roi des chats ! » et il grimpa dans la cheminée, et on ne le revit plus.
 
 

–––––

 

(1) Matthew Gregory Lewis, qui est ainsi appelé dans les English Bards and Scottish Reviewers. Lorsque Lewis vit pour la première fois Byron, il lui demanda : « Pourquoi m’avez-vous nommé le sacristain d’Apollon ? » Le noble poète éprouva quelque embarras pour répondre à une mise en demeure aussi catégorique. Les histoires ci-dessus ont été imprimées, en partie du moins, mais comme une histoire de fantômes dépend uniquement de la manière dont elle est contée, je crois que le lecteur sera content de lire celles-ci telles que Shelley les a écrites, sous l’impression toute fraîche du récit de Lewis. [Note de Mrs Shelley]
 

–––––

 
 

(Percy Bysshe Shelley, Œuvres en prose, traduites par Albert Savine, « Bibliothèque cosmopolite » n° 7, Paris : P.-V. Stock Éditeur, 1903 ; la traduction a été effectuée sur l’édition des Prose Works of Percy Bysshe Shelley, edited, prefaced and annotated by Richard Herne Shepherd, volume II, London: Chatto and Windus, 1888. « Catherine scaring herself with Udolpho, » gravure anonyme illustrant Northanger Abbey, dans l’édition Bentley des romans de Jane Austen, 1833)

 
 

–––––


 

 

 

 

 

 

 

–––––

 
 

(Percy Bysshe Shelley, Essays, Letters from Abroad, Translations and Fragments, edited by Mrs. Shelley, volume II, London: Edward Moxon, 1840)