Le crépuscule tombait dans le parc avec des grâces mystérieuses. Assis près de la fenêtre du salon déjà rempli d’ombre, le comte Pierre de Charny venait de poser le livre dont les mots se brouillaient sur la page blanche. Il ramena en arrière la mèche de cheveux qui avait coulé sur son front, regarda le reflet du jour hésiter encore au bord des taillis, et il allait se lever lorsque la porte s’ouvrit précipitamment. Il distingua dans le cadre sombre la figure bouleversée de Jean, le vieux valet de chambre qui l’avait élevé, qui avait pris soin de sa jeunesse.

« Monsieur le comte !… monsieur le comte !…

– Qu’est-il arrivé ?…

– Que monsieur le comte ait beaucoup de courage…. Quel affreux malheur !…

– Madeleine ?…

– Madame la comtesse… »

Il hésitait. Pierre de Charny murmura, avec une angoisse affreuse :

« Morte ?… »

Sans répondre, le vieux domestique se cacha la figure dans les mains et se mit à sangloter. Il dit ensuite plus bas :

« Ainsi que M. Louis de Préville… »

Pierre de Charny était tombé sur une chaise, les yeux secs, très pâle, mais de grosses gouttes de sueur perlaient à son front et il tremblait de tous ses membres. Jean s’était rapproché :

« Que monsieur le comte me pardonne… je n’ai pas su lui dire… C’est à la descente du Crés que l’accident s’est produit… On ne sait pas comment… Des paysans qui travaillaient dans les champs ont dit que la voiture n’allait pas trop vite… d’ailleurs, M. de Préville est un chauffeur prudent… et tout à coup, on a vu l’auto faire une embardée à droite et, après avoir sauté le talus, elle est allée se briser contre le tronc d’un mûrier… Quand on est arrivé, il était trop tard…

– C’est affreux !… C’est affreux !… répétait machinalement M. de Charny.

– On les ramène… Mais monsieur le comte ferait mieux de ne pas les voir en ce moment…

–Non… non… je le veux… J’aurai du courage… »

Il se dressa. D’un violent effort de volonté, il maîtrisa sa douleur et sortit. Le cortège funèbre arrivait au seuil du château. Deux formes s’allongeaient sur des civières improvisées. Il souleva une des couvertures mortuaires. Toute blanche, les yeux clos, la figure calme parmi les flots de ses cheveux blonds dénoués, Madeleine de Charny avait gardé dans la mort son émouvante et délicate beauté. La tempe gauche saignait doucement. Agenouillé près du cadavre de sa femme, M. de Charny pleurait maintenant à gros sanglots interminables…
 

*

 

Depuis trois ans qu’il avait épousé cette délicieuse Madeleine, l’amour n’avait fait que grandir entre eux, pareil à quelque plante vivace, toujours épanouie. Riches, ils vivaient dans ce domaine des Charmes, à dix kilomètres d’Alais, isolés du monde, occupés seulement de leur tendresse. Parfois, un parent ou quelque ami venait passer une quinzaine auprès d’eux, comme ce Louis de Préville qui avait partagé la mort tragique de la jeune femme. Ils étaient partis trois heures plus tôt, joyeux et vifs. Pierre de Charny, retenu au château par la visite de son homme d’affaires, n’avait pas voulu les priver de leur promenade quotidienne. Il les avait laissés partir… pour qu’on les lui ramenât ainsi.

Son désespoir fut indicible. Après les fatigues des funérailles, après avoir égrené le chapelet des condoléances obligatoires, il s’enferma dans sa douleur, éloigna ses proches, annonça qu’il ne recevrait plus aucune visite… Il passait de longues heures, immobile devant la grande toile d’où Madeleine jaillissait vivante, où il retrouvait tout son charme de fleur éclose pour la joie et l’amour, ce portrait qu’un large crêpe, déployé comme une aile, voilait maintenant à demi. Quand le soir venait, ne laissant se détacher du fond gris que le figure claire aux yeux brillants, aux lèvres rieuses, il parlait doucement à l’image, et, tous ses nerfs tendus, tout son être exaspéré de désir et d’angoisse, il imaginait parfois que le sourire se faisait plus tendre, que les paupières battaient et qu’une voix chérie lui répondait mystérieusement…

Il avait fait une enquête, n’avait pu parvenir à déterminer les causes de l’accident. Il savait la prudence de Louis de Préville.

Comment avait-il donné le coup de volant qui avait brusquement envoyé la voiture dans le fossé ? Un détail surtout lui semblait extraordinaire. On lui avait dit que la main de Madeleine était encore crispée sur le bras gauche de Préville, lorsqu’on avait ramassé les deux corps. Était-ce donc Madeleine qui avait déterminé l’erreur de direction du chauffeur en s’accrochant à lui, et pourquoi ce mouvement ? Il passait de longues heures à chercher, à remuer toutes les hypothèses, à interroger l’image de la morte dont l’âme était de plus en plus proche de lui, comme si elle eût voulu se matérialiser à nouveau.

Un jour, en rangeant le secrétaire de Madeleine, il trouva un pli fermé à l’adresse de sa femme. Il reconnut l’écriture de Préville. Il hésita un instant, puis, le cœur battant, les tempes chaudes, il fit sauter la cachet. La lettre avait été écrite le matin au drame. Sans doute Madeleine n’avait pas eu le temps de la lire. C’était quatre pages de déclaration passionnée. Il les parcourut avec une souffrance atroce. Ainsi, Préville avait fait la cour à Madeleine. Naturellement, il n’avait rien vu. Un soupçon l’effleura. S’ils s’étaient joués de lui tous les deux ?… Il se rappela la tendresse de la jeune femme, sa loyauté gamine, sa confiance enchantée. Il hésita, pleura. Il lui parut, lorsqu’il les retrouva, que les yeux du portrait se chargeaient de reproche. Il demanda pardon ; mais une douleur était venue s’ajouter à la première souffrance et torturait son esprit maladif.
 

*

 

Peu à peu, une idée naquit, se précisa, s’implanta. Il l’accueillit comme un conseil de la morte ; parfois il la repoussait, mais elle revenait toujours plus active, plus tenace. Il serait délivré de ses soupçons, saurait enfin tout le mystère de cette mort, s’il revivait réellement toutes les phases qui avaient précédé l’accident. Il finit par s’abandonner à cette hantise. On avait fait réparer la voiture. Il ordonna un jour qu’on la tînt prête pour son départ. Il ne voulut personne à côté de lui et, lorsqu’il se fut assis devant le volant, il reconnut à ses côtés la présence invisible de la morte.

Par une voie abandonnée, il gagna la route, quelques kilomètres au-delà de la descente fatale. C’était un jour aveuglant de soleil. Les arbres poudreux étaient immobiles dans la clarté comme de grandes houppes blanches. Une torpeur enveloppait les champs où quelques cris espacés excitaient les bêtes lentes. Plus il avançait, plus Pierre de Charny se persuadait qu’il n’était pas seul sur cette voiture. Il parlait à Madeleine comme il en avait pris l’habitude et elle lui répondait tout bas. Un moment, il entendit même les claires notes de son rire. Elle lui conseillait de ralentir ou d’accélérer la vitesse. Mais, ce qu’il lui disait, ce qu’il était obligé de lui dire, c’étaient les phrases de la lettre trouvée, la déclaration de Préville. Et Madeleine se moquait, se défendait gentiment. On arrivait à la descente. Alors, malgré lui, il lâcha le volant de la main gauche, étendit le bras comme avait dû le faire, comme l’avait fait Préville, pour attirer à lui Madeleine. Mais il sentit qu’une main pesait alors sur son bras, le rabaissait avec violence. Sous la secousse, le volant tourna brusquement. Selon la volonté obscure de la morte innocente, l’accident se répétait avec une logique effroyable.

Il cria :

« Madeleine… Madeleine…. lâche-moi… »

Il était trop tard ; la voiture dévala le talus, alla buter de nouveau contre l’arbre. On releva le cadavre de M. de Charny à la même place où, deux mois plus tôt, s’était écrasé le corps de sa femme…

Les paysans affirmèrent qu’ils avaient entendu, cette fois encore, deux cris d’agonie dont l’un était aigu et clair comme le cri d’une femme.
 
 

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(Louis Payen, « Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, mardi 11 mai 1909 ; illustration extraite de Volshebnyi Fonar’ [La Lanterne magique, revue de Saint-Pétersbourg], 1906)