De tous temps, et surtout dans les âges primitifs, l’énorme majorité des hommes professa un goût violent pour la littérature fantastique ; les mythes et les thèmes légendaires ont circulé parmi les peuples jeunes et cheminé au long des siècles, de l’Orient vers l’Occident ; dans toutes les religions, on peut suivre les traces de leur passage ; certains d’entre eux se sont figés, consolidés, jusqu’à faire partie intégrante de la mœlle humaine ; au cours de leurs voyages, et à mesure que se perdait le souvenir de leur signification originelle, l’incompréhension les remaniait, pour les adapter aux variables appétits du moment et du lieu. Ce travail continue : la soif de l’inconnu et de l’émotion reste constante chez les hommes ; le goût du merveilleux est irréductible, et nulle civilisation n’abolira ce besoin, qu’on pourrait appeler un instinct de l’intelligence. Les progrès de la science, au lieu de le détruire, le renforcent en lui fournissant des pâtures imprévues, en lui ouvrant des horizons encore plus larges. Éternellement, l’homme aspire et aspirera à sortir de soi ; la lecture, comme le vin, lui en procure le moyen ; il boit et lit, afin de s’en aller ailleurs.

Mais voici une particularité singulière et qui semble cependant n’être pas moins logiquement explicable : si curieux que nous soyons de la littérature fantastique, nous ne l’agréons volontiers que quand elle nous vient du dehors. Il nous plaît que, pour accéder à notre bibliothèque ou à notre chevet, elle ait passé une frontière ; pour qu’elle nous tente bien et pour que notre esprit se livre agréablement à elle, il convient qu’elle se présente à nous sous forme de traduction ; un peu plus, nous estimerions que la patrie du Fantastique est chez les Germains ou les Anglo-Saxons.

Peut-être faut-il voir là une survivance d’habitudes invétérées, un héritage spirituel ? Pourquoi pas ? Durant des siècles, nos aïeux ne sortaient guère de leur village et ne sortirent point de leur province ; accommodés à une existence toujours pareille, ils se réunissaient, à la veillée, pour écouter, bouche bée, le stupéfiant récit des voyageurs, pèlerins ou marchands, qui ont pérégriné à travers les « pays estranges ! » Notre mot « étrange, », que signifiait-il à l’origine, sinon « étranger » ? La modification même du sens qu’il a pris peu à peu nous reste comme un témoignage des étonnements naïfs que suscitait dans l’auditoire la bizarrerie des racontars insolites : ce qu’on nous apportait de loin, comparé à ce que nous avions coutume de constater autour de nous, révélait des dissemblances telles que nous prenions l’habitude de confondre le bizarre avec l’exotique, l’incroyable avec le lointain, l’étrange avec l’étranger. « A beau mentir qui vient de loin. » La manie ancestrale persiste : quand on nous offre un beau mensonge, nous l’écoutons plus volontiers s’il a bien voyagé avant d’arriver à nous.

Cet ostracisme qui frappe les produits indigènes est-il propre aux lecteurs français ? Non : le prince des conteurs fantastiques, Edgar Poe, n’avait obtenu de ses compatriotes qu’un regard sévère et même réprobateur ; l’Amérique ne l’accepta que quand Paris le lui renvoya glorieux ; d’ailleurs il était mort, empoisonné de tristesse et de misère. L’Angleterre se montre plus équitable pour les siens, mais cela tient sans doute à ce qu’elle n’aime qu’elle ; la France, prompte à s’engouer de tout ce qui amuse, est plus accueillante : par malheur, elle en profite pour négliger ses propres richesses.

Ainsi, nous avons fait un chaleureux accueil aux contes de Swift et de Richter, à Hoffmann et à Andersen, aux frères Grimm, à Poe, à Wells et à Rudyard Kipling. Nous les connaissons beaucoup mieux que les écrivains de chez nous, auxquels pourrait revenir un honneur égal : Cyrano de Bergerac a attendu deux siècles et demi la venue d’Edmond Rostand, pour jouir enfin d’une renommée que méritait son Voyage comique aux Empires de la Lune et du Soleil ; encore faut-il avouer que ce précurseur ne se fit admettre que dans la folle troupe des écrivains burlesques ; les contes de Perrault furent doctoralement conspués, en dépit de Boileau qui les défendait ; Micromégas n’a que médiocrement aidé à la gloire de Voltaire, pas plus que l’admirable Peau de Chagrin et la Recherche de l’Absolu n’ont grandi celle de Balzac. Quand Villiers de l’Isle-Adam publia l’Ève Future et quand J. H. Rosny donna les Xipéhuz, nos jeunes groupes d’enthousiastes furent seuls à connaître ces œuvres ; le grand public ne consentit pas à nous suivre ; il les ignora, et il persiste. L’invention qu’elles apportaient dans la littérature, invention française, ne se fit accepter par des lecteurs français, que quand elle leur revint sous une estampille étrangère ; l’idée des Xipéhuz, retour de Londres, s’appela la Guerre des Mondes, et sous ce titre elle obtint le succès qui n’avait pas salué sa naissance.

Quelle invention ? Quelle idée ? Celle de Jules Verne, en somme : dans l’univers nouveau que la science vient de nous entrouvrir, dans cette pénombre infinie où nous commençons a discerner de mystérieux grouillement des causes qui sont encore des énigmes, chercher les éléments d’un Fantastique neuf ; dans les récentes trouvailles de la Chimie, de la Physique, de la Mécanique, prendre le point de départ que fournissait jadis le Folklore des peuples naïfs ; partir d’une réalité technique pour lancer l’imagination dans l’hypothèse qui sera peut-être une vérité de demain ; nous enlever dans l’impossible en nous laissant la sensation de toujours garder pied à terre. M. Marcel Roland, dans la préface de son curieux roman Quand le phare s’alluma, a fort bien dégagé la théorie de ce qu’il appelle le « Conte de fées moderne. » Avant de nous emmener dans la planète azurée dont l’existence vient de se révéler à lui, l’auteur nous expose sa thèse : richesse et splendeur des féeries auxquelles la Science nous invite. Et de fait, il importe de noter que le Fantastique moderne, ainsi inspiré par les sciences, se différencie très nettement de nos vieux récits légendaires ; autrefois, l’imagination du conteur se lançait éperdument dans le domaine du merveilleux et y circulait sans entraves : « Nabuchodonosor et les compagnons d’Ulysse sont changés en bêtes ; Amadis et Gulliver rencontrent des géants, etc. » L’auditoire le tenait pour dit, et ne réclamait pas d’explications. Mais le scepticisme d’aujourd’hui est moins commode à exalter ; il est logicien ; il exige des démonstrations de possibilité ; il veut bien admettre le rêve, puisqu’il en est avide, mais il ne s’y prêtera qu’à la condition d’avoir été au préalable mis en demeure de confondre ce rêve avec une vraisemblance ; il se défend, et il ne se laissera illusionner que si on lui impose l’illusion. Là, réside la nouveauté du Fantastique moderne, et sa difficulté ; à cause de cela, on peut dire qu’un art nouveau vient de naître.

On pourrait dire aussi que nous y possédons un maître incomparable et que nous ne le savons pas assez : depuis vingt ans, Maurice Renard manie l’hypothèse scientifique avec une dextérité prestigieuse. Notez que ce maniement exige des qualités d’esprit qui sont multiples autant que disparates. L’imagination ne suffit pas : sans doute elle est d’utilité primordiale, pour combiner le problème, poser les personnages, agencer les péripéties ; mais elle doit s’étayer d’une sérieuse érudition, car la pauvreté des connaissances restreindrait, devant l’auteur, le champ des hypothèses, dont la série plus ou moins troublante sera la mise en œuvre de notions plus ou moins précises ; les facultés d’induction lui seront également indispensables pour pénétrer dans le mystère et pour y suivre l’enchaînement des causes et des effets, des forces et des résultantes ; il devra être capable d’analyse d’abord, et de synthèse ensuite ; il devra être psychologue, afin que ses héros restent parfaitement humains dans leur aventure surhumaine, car nous ne saurions nous émouvoir des circonstances surprenantes parmi lesquelles ils évoluent, s’ils cessaient de nous ressembler ; enfin et surtout, il détiendra le don magique de suggérer ce qu’il a conclu, et cette magie ne réside peut-être que dans l’art de choisir un cadre adéquat au drame, de créer autour des êtres et des choses, une atmosphère propice à l’énigme et de les y noyer, de nous y baigner nous-mêmes, de nous en griser jusqu’à l’oubli du monde normal, jusqu’à l’acceptation de l’impossible ou même de l’absurde, et jusqu’à l’épouvante d’un danger qui n’existe pas mais auquel on nous a fait croire.

Ces qualités complexes sont précisément celles qui caractérisent Maurice Renard ; il en donnait la première preuve, dès son début, avec le Docteur Lerne, sous-dieu ; depuis lors, chacun de ses romans fantastiques a fourni une démonstration nouvelle de sa maîtrise : le Voyage immobile, l’Homme truqué, le Péril bleu, M. d’Outremort, les Mains d’Orlac, d’autres encore, et aujourd’hui le Singe, qu’il publie en collaboration avec Albert-Jean. De tels ouvrages ne s’analysent pas : en exposer le sujet serait en déflorer l’énigme et gâter par avance l’hallucination ; on peut dire cependant que nous retrouvons dans plusieurs de ces drames une préoccupation fréquente qui révèle chez l’auteur une sorte de hantise : transposer dans une créature la vie d’une autre créature et observer les conséquences de cette chirurgie ; on devine qu’elle se fassent angoissantes, au triple point de vue animal, mental ou moral, et elles le sont ; Maurice Renard excelle à en dégager tout l’affolement qu’elles comportent ; pour en accroître l’intensité, il y ajoute un élément que nous ne trouvons pas, d’ordinaire, chez les fantastiques de la littérature anglo-saxonne ou germanique, à l’exception d’Edgar Poe : l’émotion, la sensibilité d’un poète qui s’apitoie sur le misérable sort de ses victimes. Il les aime tout en les torturant, et les aime d’autant plus qu’il les torture davantage. Une telle alliance de l’impassibilité scientifique avec l’émotivité poétique constitue un phénomène rare, dont le paradoxe nous remplirait d’admiration, s’il nous arrivait d’outre-Manche ; M. Maurice Renard, si ingénieux qu’il soit, n’a pas prévu le tort qu’il se faisait en négligeant de naître aux alentours du Kensington ou de Trafalgar-Square. On ne saurait penser à tout.
 
 

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(Edmond Haraucourt, in L’Information politique, vingt-septième année, n° 144, lundi 25 mai 1925 ; illustration de Leo Putz, extraite de Jugend, 1904)